Quel humain voulons-nous pour demain ? Voulons-nous maintenir notre humanité avec ses valeurs de finitude, d’acceptation des limites, de recherche du bonheur par le goût de la convivialité, de l’effort, et du projet dans la durée ? Ou bien préférons-nous doter l’humain de néo-aptitudes permettant d’augmenter ses aptitudes aux défis d’un monde de plus en plus dur et « inhumain » ?
Le transhumanisme est actuellement à la mode comme en témoignent les débats sur ce sujet dans la grande presse, la télévision et même la publication d’un ouvrage récent qui lui est consacré par le philosophe Luc Ferry qui va jusqu’à parler de révolution transhumaniste.
Précisons d’emblée que le transhumanisme est un courant de pensée d’origine principalement anglo-saxonne, qui postule qu’il est souhaitable d’améliorer l’homme au sens de l’être humain et d’améliorer ses capacités grâce à tous les moyens techniques qui se sont développés à la suite des progrès scientifiques de ce dernier demi-siècle. Le terme utilisé en anglais pour désigner l’objectif visé est celui de « human enhancement » : le terme anglais enhancement a de nombreuses traductions possibles en français et peut prendre le sens de rehausser, mettre en valeur, majorer, embellir, optimiser, renforcer. Le plus couramment, il est d’usage de le traduire tout simplement par augmenter.
Or de quoi s’agit-il ? S’agit-il d’optimiser l’individu, la nature humaine, l’espèce humaine, la condition humaine ? Couramment, il s’agit en fait d’augmenter les capacités humaines, qu’il s’agisse d’augmenter les performances comme avec le dopage, l’amélioration de l’humeur, la force, l’efficacité, mais aussi la résistance à la maladie et au vieillissement, etc.
Le débat sur le transhumanisme est le plus souvent vif, et débouche fréquemment sur une nouvelle querelle entre les anciens et les modernes, et sur un appel vibrant à la médecine, lui demandant d’assumer des tâches qui vont bien au-delà de ses fonctions traditionnelles. Pour caricaturer, ces tâches consistent à veiller à la santé de l’espèce humaine, à savoir de perfectionner, augmenter, et rehausser tout ce qui détermine la santé et les capacités humaines. Il s’agirait donc pour la médecine de ne plus se borner à soigner, corriger, réparer les malades, mais de parfaire leur résistance, leurs aptitudes, leur intelligence et plus globalement leur bien-être.
Qu’est-ce que la santé ?
Il faut souligner ici que la définition complète de la santé donnée par l’OMS depuis 1946 comme « un état de complet bien-être physique, mental et social, et qu’elle ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité » peut inciter l’opinion publique à considérer que se borner à soigner les maladies ne peut et ne doit plus constituer un objectif suffisant pour la médecine de notre temps et c’est ce qui fait la nécessité actuelle du débat ainsi, à notre avis, que l’obligation pour la médecine d’y réfléchir de façon approfondie et de se prononcer. J’ajoute que la médecine doit prendre position à la fois globalement et dans le détail des situations particulières, mais que les problèmes soulevés relèvent d’un débat beaucoup plus large, sociétal et même sans aucun doute politique.
Bio-conservateurs et Bio-progressistes
En pratique, on peut décrire deux positions schématiques pour aborder ce débat : celle de ceux qu’on nomme les Bio-conservateurs, et celle des Bio-progressistes. Pour ces derniers, la médecine ne doit plus se cantonner à soigner les malades, d’autant que l’on sait que de nombreuses pratiques médicales vont déjà bien au-delà : elle doit se poser non seulement comme une thérapeutique mais aussi comme une entreprise de rehaussement de toutes les capacités de l’individu, en particulier ses performances et sa longévité. On voit ainsi s’opposer ceux qui se font les pionniers d’une véritable révolution biotechnologique quelles qu’en soient les conséquences éthiques, économiques ou sociétales : ils considèrent que l’évolution des espèces qui a conduit depuis l’apparition du vivant jusqu’à notre espèce homo sapiens, sapiens constitue une sorte de miracle de la nature que nous devons admirer, respecter et protéger, par exemple avec le principe de précaution. Ils s’opposent schématiquement à ceux qui considèrent que c’est le hasard et la nécessité qui ont permis une cascade en série de bricolages biologiques qui aboutit jusqu’à nous, ce qui explique le caractère extrêmement imparfait de notre espèce, et par conséquent autorise, suivant le principe bénéfice/risque, la recherche d’un perfectionnement de notre espèce qui, selon eux, en aurait bien besoin. La prise en compte du risque au regard des bénéfices attendus est évidemment la question essentielle, surtout quand on fait le parallèle entre les découvertes sur l’atome qui conduisent aux armes nucléaires et au risque de disparition qui plane sur l’humanité depuis 1945, avec celle des découvertes des domaines NBIC (nano, bio, info, cogni-sciences) depuis les années 1960 et le risque que ferait courir à l’humanité ces sciences qui pourraient déboucher sur la création de robots ou de monstres susceptibles d’échapper à leur créateur.
Il faut noter que c’est la convergence de ces nouvelles sciences qui crée un changement technico-scientifique exceptionnel et impressionnant quand on en mesure la puissance comparé aux limites de l’humain, ce qui en fait effectivement une potentielle révolution : en effet, chaque domaine possède dans son champ particulier une puissance de développement importante au regard des moyens scientifiques dont l’humanité disposait jusque-là, que ce soit celle des nanotechnologies dont on commence à connaître les applications en médecine, celle de la puissance de calcul informatique dont on connaît maintenant l’étonnante capacité à exploiter les « big data » et en extraire de nouvelles connaissances dans de nombreux domaines, ou encore la puissance des sciences cognitives qui permettent, grâce à un couplage avec l’imagerie, de mieux pénétrer et comprendre les mécanismes du fonctionnement cérébral et de l’étonnante capacité du cerveau humain pour le traitement des perceptions et des connaissances en général.
Le « care » et le « cure »
Si l’on tente d’évaluer l’impact de ces changements sur notre médecine actuelle, on peut dire qu’auparavant l’objectif principal du médecin était le soin, avec sa double valence bien exprimée en langue anglaise par « care (prendre soin) » et « cure (guérir) » ; sa référence était le modèle pathologique et même anatomo-pathologique ; sa pratique passait par une clinique individuelle avec sa dimension relationnelle complexe et le filtre du langage ; il considérait à l’instar du grand médecin Leriche que « la santé, c’est le silence des organes » ; et il devait se comporter et se considérer comme le responsable de la santé de son patient et lui proposer de façon appropriée ce que l’on a pu appeler « le juste soin ».
De plus en plus, il s’agirait donc pour le médecin de réparer, remplacer, optimiser ; le modèle de référence qui s’impose au sens commun est de plus en plus la panne technique (burn-out, nervous breakdown…) ; la pratique serait de moins en moins fondée sur la clinique et l’échange verbal et relationnel, mais de plus en plus sur la paraclinique, les bio-marqueurs, et les données numériques ; dans ce contexte, le médecin deviendrait de plus en plus un expert, garant du bien-être ou réparateur de la panne dont l’issue dépend de l’analyse de données connectées issues des bases de données sur les déterminants de santé et de bien-être individuel et collectif.
En caricaturant un peu, on pourrait dire que la médecine hippocratique avait jusqu’à nous pour but de rétablir entre l’homme et la nature l’harmonie troublée par les maladies. On peut avancer qu’on passerait de plus en plus de la position d’Hippocrate à celle de Prométhée qui cherche à aider les humains en s’emparant du feu en dépit des dieux, c’est-à-dire certains pouvoirs réservés aux dieux, pour leur redonner ce dont les a privés l’imprévoyance d’Epiméthée qui a dilapidé tous les talents qui se sont échappés de la boîte de Pandore hormis l’Espoir. Un peu plus, et il s’agira de se substituer à l’évolution des espèces et d’en prendre le contrôle pour tenter de faire de l’humain une entité affranchie des limites que sont la maladie, la vieillesse et la mort et d’en faire une sorte de post-humain, de post-sapiens.
Les domaines d’application de cette philosophie sont extrêmement nombreux et de nature très différente suivant un certain nombre de critères qu’il semble très utile de préciser et de prendre en compte, par exemple suivant qu’il s’agit d’augmenter de façon temporaire ou durable, réversible ou irréversible, certaines capacités ou de transformer l’individu et pourquoi pas sa descendance de façon plus ou moins définitive.
Il est évident que, dans l’esprit du grand public, la question soulevée n’est pas seulement celle de se donner les moyens de se simplifier la vie et de vivre mieux, mais d’ouvrir la perspective effectivement prométhéenne de transformer l’homme et son destin tel qu’il est actuellement tracé par notre espèce.
4 types de transhumanisme
C’est la raison pour laquelle, dans la pratique, il nous paraît de plus en plus commode de retenir 4 types ou 4 niveaux de transhumanisme, dont deux sont déjà actuels et deux sont désormais envisageables en raison des progrès scientifiques en cours et à venir : un premier niveau est celui du transhumanisme ordinaire au sens où il s’agit de faire un homme corrigé et en ce sens amélioré afin de lui permettre de devenir « pleinement humain ».
Le deuxième niveau correspondra à ce que la médecine peut déjà mettre en œuvre lorsqu’elle adapte et surpersonnalise un traitement en tenant compte de ce que l’on appelle « personal big data » : il s’agit alors d’optimiser l’intervention médicale par l’utilisation systématisée de ces données collectives numérisées.
Avec le 3e niveau, on change de registre et on entre dans un monde qui est actuellement celui de la recherche et des applications expérimentales éventuelles, plus que des applications courantes : il s’agit de modifier radicalement l’humain et de créer une entité qui se rapproche du robot (cœur artificiel, puces relais sensoriels).
On est alors devant une création d’un humain modifié sur le modèle soit de l’animal pour devenir un androïde, soit de la machine pour devenir un cyborg. Dans tous ces cas, l’humain s’approprie des qualités jusqu’ici réservées à l’animal ou au robot, soit pour suppléer à des fonctions défaillantes soit pour acquérir des fonctions nouvelles à des fins particulières.
Le 4e niveau correspondrait à un scénario de science-fiction dans lequel on aurait créé un humain transformé, autrement dit muté, qui n’aurait plus avec l’humain qu’un rapport de cousinage comme on le dit actuellement couramment en parlant de nos cousins les singes. Dans l’esprit des transhumanistes qui prônent ce 4e type de transformation, il s’agirait bien sûr d’une créature dérivée de l’humain, mais délivrée de tous les défauts de notre condition actuelle. Homo sapiens résultat de l’évolution pour la plupart, mais aussi pour d’autres véritable création divine puisque les textes sacrés précisent que « Dieu créa l’homme à son image » et pourtant une créature imparfaite qu’il faut foncièrement améliorer, et l’on se rapproche ici de certains aspects de la philosophie médiévale qu’a constitué la pensée gnostique, qui considérait que le mal existe parce que Dieu n’aurait pas pu aller jusqu’au bout de son dessein lors de la création et que c’est à l’humanité de terminer le travail en faisant de l’homme un « parfait ».
A partir de la typologie que nous venons d’évoquer brièvement, nous pouvons tenter de poser une typologie générale des interventions médicales en fonction des mêmes critères. Il s’agit de répondre à la question suivante : comment classer les actes, prestations, et techniques en développement dans ce qu’on appelle maintenant les technomédecines ?
Le type 1 correspond à des actes bien connus et pratiqués depuis toujours en tant que prothèses d’un membre ou de l’appareil dentaire, c’est-à-dire à fonction locale, restaurant une fonction, ou encore une prothèse sensorielle, par exemple visuelle ou auditive, et qui ont été à l’origine de métiers ou d’artisanats indépendants de la médecine comme les oculistes depuis l’invention des lunettes au XVIIe siècle : on peut parler ici de prothèse mobile localisée.
Le type 2 pourrait caractériser l’augmentation des capacités via une action générale et non plus locale comme c’est l’action par exemple des substances dopantes dotées de propriétés psychostimulantes ou augmentant l’oxygénation du corps pour augmenter l’endurance dans certains sports : on parlera ici d’abus ou mésusage de substances à action délocalisée ou généralisée.
Le type 3 franchit un seuil qui est celui du caractère mobile et réversible du moyen utilisé pour obtenir l’effet d’augmentation ou de correction recherché. Il s’agit ici de prothèses implantées localisées (puces électroniques implantées sur les voies visuelles ou auditives) ou assurant une fonction de survie comme le cœur artificiel (Carmat de Carpentier).
Un type 3 bis s’en rapproche mais doit être néanmoins considéré à part s’il s’agit, comme l’actualité de la recherche génétique nous le montre avec les débats sur les modifications génétiques somatiques expérimentales réalisées chez l’homme, en l’occurrence chinois, dans une population atteinte de certaines maladies somatiques monogéniques. Ces recherches publiées en 2015 et plus récemment en 2016 sont évidemment très critiquées car elles sont réalisées par des interventions directes sur le génome humain grâce aux nouvelles techniques utilisant CRISP-R Cas9 pour découper puis remplacer le gène en cause dans la maladie. Outre qu’il s’agit d’interventions réalisées sans le consentement de l’être humain qui la subit, il s’agit d’une intervention précocissime sur le génome aux premiers jours de son développement au stade blastocyste, intervention qui engage une modification des caractéristiques de l’espèce alors même qu’on est loin d’être certains que ces manipulations n’ont pas d’effets hors-cible susceptibles de modifier d’autre caractéristiques de l’individu voire de sa descendance.
Manipulation du génome
Un type 4 peut dès maintenant être postulé même s’il est virtuel et ne correspond pas à des interventions programmées scientifiquement, et qui correspondrait, s’il se réalisait, à des actes d’eugénisme programmé dénués de toute finalité thérapeutique, actions qui sont condamnées par les conventions internationales, en particulier la convention européenne d’Oviedo de 1997 qui interdit à l’heure actuelle toute manipulation du génome. On sait que d’ores et déjà, et en particulier depuis la mise à portée du grand public de l’étude du génome entier d’un individu à un prix dérisoire, se développent à travers l’Internet des offres proposant la possibilité du choix du sexe, de la couleur des yeux ou des cheveux. Ces propositions mensongères et criminelles montrent qu’on est arrivés à une époque ou de nouvelles formes d’eugénisme seront rendues envisageables dans un avenir proche à cause de ce que l’on croit avoir découvert et qu’une ère d’apprentis sorciers est en train d’apparaître pour laquelle la plus grande vigilance est impérative. On peut donc considérer ce niveau comme la manifestation d’un transhumanisme radical qui ne reculerait pas devant des manipulations du génome somatique à des fins de sélection, et même du génome germinal à des fins de création d’une nouvelle espèce post-humaine.
Visée thérapeutique et visée non thérapeutique
Il nous faut peut-être à ce stade mieux préciser ce que l’on peut dire des différences entre visée thérapeutique et visée non thérapeutique, que celle-ci soit « cosmétique » ou mutagénique.
Posons d’abord la question suivante : Y a-t-il un continuum ou une frontière entre les deux ? Il nous semble que seul l’examen des situations particulières peut permettre de trancher en s’aidant peut-être du repérage apporté par les 4 niveaux, et en remarquant que, dans tous les cas, on voit que les pratiques préconisées pour augmenter l’humain font appel aux compétences de l’innovation médicale et relèvent par conséquent de ce que certains philosophes comme Sloterdijk ont dénommé du vilain mot d’anthropotechnie.
Pour Sloterdijk (le parc humain…), le terme anthropotechnique désigne et correspond à des pratiques de production de l’humain par l’homme lui-même, ou encore des pratiques de modification de l’état ordinaire du corps (somatique et germinal).
On voit qu’à partir du niveau 2 le médecin se pose dans son acte de prescription en pur et simple anthropotechnicien et que sa pratique n’est plus médicale au sens strict du terme puisqu’elle est motivée par d’autres considérations que la thérapeutique.
On peut dire aussi que même si des actes de niveau 3 peuvent être indiqués pour des raisons thérapeutiques, comme par exemple la pose d’un cœur artificiel, ils posent le problème de savoir ce qui va pouvoir légitimer de tels actes : on connaît bien sûr les cas de très grande dépendance d’un malade privé à très court terme de tous ses moyens de survie ou dans le cas de maladies neurologiques gravissimes des moyens d’expression et de relation ! Mais n’est-on pas dans ces cas devant la création d’entités mixtes type cyborgs ou androïdes qui sont de véritables robots humanisés ou des humains robotisés ? Qui le souhaite ? C’est à ce niveau qu’on peut craindre des dérives motivées par des objectifs industriels ou commerciaux, voire militaires, et le plus probablement sans rapport avec les finalités de prolonger, ou protéger la vie quel qu’en soit le prix.
Pour revenir sur la question thérapeutique/non-thérapeutique, il faut préciser que cette créature nouvelle que l’on appelle un anthropotechnicien est un nouvel expert produit par notre temps pour répondre à une demande non thérapeutique d’un client qui n’est donc plus un patient pour une demande de prestation de service qui n’est plus un soin. De notre point de vue actuel, ce n’est plus un médecin. Il intervient pour des personnes qui n’exigent pas a priori l’attention médicale. Il examine la demande qui lui est faite d’un bénéfice immédiat et durable pour sa qualité de vie et son bien-être autrement dit. A partir de là, il fait une proposition en tant que tenant du bio-progressisme, ce qui veut dire hors de toute déontologie médicale. C’est un prestataire de service dont le travail est de modifier l’état ordinaire du corps.
Le rôle futur des médecins
Or cette mission a été traditionnellement et est toujours celle de la médecine dans nos sociétés. Alors pourquoi et comment nos sociétés incitent-elles effectivement à l’heure actuelle les médecins à intervenir sur l’humain au-delà de la thérapeutique : on peut rappeler ici que c’est aux Etats-Unis dès 2003 que le président de l’organisation américaine de bioéthique a proposé pour l’avenir un programme visant à développer des performances humaines augmentées, des corps sans vieillissement, des enfants meilleurs et des mentalités plus gaies et optimistes. Ce qui est intéressant, c’est l’argumentation qui justifie à ses yeux ce programme : il s’agit selon lui de permettre à l’individu de mieux s’adapter à son environnement social, de l’aider à combattre la vieillesse et la mort, de donner aux générations futures de meilleures chances que leurs parents, et enfin de permettre à chacun d’être plus heureux à l’avenir.
C’est ainsi que l’on voit se dessiner le rôle futur des médecins tel qu’il se présente dans l’esprit des responsables sanitaires de nos sociétés : il devra continuer à soigner (care) le malade, mais aussi réparer son corps (cure) et encore plus d’améliorer son fonctionnement physique et psychologique pour mieux s’adapter à ses différentes fonctions sociales. Par ailleurs, il devra restaurer et si possible améliorer ses performances et son bien-être afin de mieux garantir son bonheur. Tout cela dans une visée d’immédiateté dont on peut se demander si elle n’est pas antinomique d’une philosophie de l’effort, de la prévention, de la réflexion et de l’action dans la durée comme on est tenté de penser la fortification de sa propre santé en termes actuels. On serait passé d’un coup sans y prendre garde de la construction de soi et de sa santé pour l’individu en lieu et place de l’effort, de la convivialité et de la réflexivité, à la performance immédiate comme valeur suprême de l’existence humaine.
Posons-nous maintenant la question de certaines pratiques médicales actuelles qui sont passées depuis déjà longtemps dans l’usage courant et qui ne répondent pas strictement à un souci thérapeutique exclusif. C’est en effet le cas dans de nombreuses pratiques palliatives où le médecin vise à compenser une déficience ou une incapacité ou encore pour diminuer la douleur et la souffrance. C’est aussi le cas de nombreuses pratiques thérapeutiques visant à obtenir le mieux-être ou le bien-être par des prescriptions destinées à mieux contrôler certaines fonctions corporelles ou certains comportements jugés dérangeants socialement. Enfin, c’est pleinement le cas lorsque le médecin pratique des prescriptions hors AMM (autorisation de mise sur le marché) avec certaines spécialités comme le Prozac, nous y reviendrons, le Viagra, ou encore l’hormone de croissance une fois encore hors AMM.
On peut donner ici quelques précisions sur ces exemples d’intervention dont les effets attendus sont une transformation de soi, qu’il s’agisse de la perception subjective de soi ou de la perception objective de soi. Dans certains cas, il s’agit de dépasser ses limites comme avec la contraception hormonale ou encore avec l’hormone de croissance. Dans d’autres cas, il s’agit de permettre au sujet de se sentir vraiment soi-même comme le propose la chirurgie esthétique ou encore plus la chirurgie de réassignation sexuelle. Enfin, on sait que de nombreux psychotropes peuvent et sont utilisés hors AMM pour permettre au sujet d’améliorer son autoperception subjective et émotionnelle comme cela a été le cas de manière spectaculaire avec le Prozac dans les années 1980-90, ou encore dans un passé un peu plus lointain avec certains barbituriques (binoctal, imménoctal), certaines amphétamines (maxiton, sursum) ou encore plus récemment le modiodal (modafinil) ou l’upstène (indalpine). Mais arrêtons-nous un instant sur le Prozac.
Bienheureux Prozac !
Mis sur le marché en 1987, la fluoxetine ou prozac, antidépresseur de la famille des inhibiteurs de la recapture de la sérotonine, fut l’objet dès sa sortie de dérives sociétales spectaculaires. A tel point que le psychiatre américain Peter Kramer publie un ouvrage expliquant qu’il améliore ses malades déprimés mais aussi des sujets non déprimés chez qui il observe des effets spectaculaires puisqu’ils « se sentent beaucoup mieux que bien ». Il défend l’idée que le prozac, certes, traite la dépression, mais a de nombreux autres effets tels que modifier le caractère (inhibition, timidité, contrôle émotionnel), changer la personnalité (!?), améliorer les performances (mémoire, coping, dextérité, prise de risque, réussite).
D’ou l’idée des « Happy drugs », dont on voit bien la filiation avec certaines autres drogues du fait de la dimension de bien-être artificiel qu’elles procurent ainsi que leur caractère hautement désirable socialement. Ces usages une fois encore hors AMM relèvent donc d’une pharmacologie que l’on peut qualifier de cosmétique avec ses effets d’augmentation des compétences sociales et de confiance en soi qui répondent parfaitement à cette conception de l’homme augmenté que vise le transhumanisme.
Pour conclure on en simplifiant résumer notre propos à deux questions :
Quel humain pour demain ?
Quelle médecine pour demain ?
Quel humain voulons-nous pour demain ? Voulons-nous maintenir notre humanité avec ses valeurs de finitude, d’acceptation des limites, de recherche du bonheur par le goût de la convivialité, de l’effort, et du projet dans la durée, tout en essayant de pallier à ses défauts et à l’améliorer par l’éducation, et l’exercice de la solidarité et des valeurs dérivées de l’époque des Lumières européennes ? Ou bien préférons-nous doter l’humain de néo-aptitudes permettant d’augmenter ses aptitudes aux défis d’un monde de plus en plus dur et « inhumain », nécessitant l’utilisation d’exosquelettes, d’implants dans le système nerveux central, et l’usage de psychotropes stimulants afin d’augmenter notre réactivité, notre endurance, notre rapidité pour être toujours et immédiatement performants ?
Pour la médecine, quels sont les défis à relever ?
Jusqu’ou peut-on considérer qu’une amélioration ou une augmentation apportées à un individu sont acceptables et justifiées ? Pour quelle population telle ou telle intervention est licite en l’absence d’une indication thérapeutique ? Y a-t-il des limites à ces interventions d’augmentation ? Quels risques sont acceptables ? Et pour finir, toutes ces interventions relèvent-elles toujours de la médecine ou bien de ces nouveaux experts garants des progrès du bien-être humain que prétendent être ces anthropotechniciens ? Et dans ce cas-là, ne faut-il pas qu’une réflexion collective et politique définisse des règles et une éthique pour éviter tout dérapage que déclencheraient des apprentis sorciers transformant la puissance de la science en entreprise d’autodestruction de notre humanité ?
*Professeur Jean-François Allilaire
Professeur de psychiatrie
Membre de l’Académie de médecine