Si l’on considère que « le transhumanisme désigne une transcendance qui indique une nouvelle figure de l’humanité à atteindre grâce à la technologie » comme le définit Sarah Carvallo dans ce numéro de Passages, le propos d’un cancérologue clinicien, homme de terrain à la fois pragmatique et scientifique est, ici, de faire un bilan, dans son domaine, de ce qu’ont déjà apporté les outils technologiques qui sous-tendent la prétention transhumaniste, les promesses qu’ils apportent, leur réalisme et leur éventuel intérêt. Ces outils ce sont les NBIC (Nanotechnologies, Biotechnologies, Informatique, sciences Cognitives – c’est dans ce dernier domaine ce que l’on désigne par intelligence artificielle). Permettront-ils d’éliminer complètement le cancer ? Le cancer est tout un symbole : la mort résultant d’une immortalité dévoyée et incontrôlable des cellules. Sa disparition éviterait de nombreuses souffrances mais ne serait évidemment pas un gage d’amortalité ni même d’un allongement spectaculaire de l’espérance de vie car selon de nombreuses études elle ne serait augmentée que de deux ans.
Considérons dans un très bref résumé, fort incomplet, certains des acquis et des promesses des NBIC.
Acquis et promesses des NBIC
Les acquis sont essentiellement le fait des biotechnologies et de l’informatique. Les biotechnologies, en l’occurrence essentiellement la génétique, ont transformé l’exercice de la clinique cancérologique avec en particulier la notion de gènes de prédisposition et la prise en compte du profil génétique des tumeurs et de leur porteur pour la mise en œuvre des thérapies dites ciblées. Autre exemple : les animaux transgéniques permettent de mieux comprendre la pathogénèse et d’affiner les risques de toxicités médicamenteuses. L’informatique et la numérisation qui lui est liée, ont elles aussi, comme dans nombre des activités humaines, apporté une aide extraordinaire avec, entre beaucoup d’autres, les transferts d’images, les malades connectés, l’accès à l’information du grand public.
Parmi les promesses, certaines sont réalistes et peuvent même, pour quelques-unes d’entre elles, être considérées comme quasiment acquises. Dans le domaine du I nous citerons, par exemple, les systèmes qui grâce aux big data vont aider à la décision thérapeutique ou ceux qui vont permettre des analogies entre imagerie et histologie.
Les promesses des nanotechnologies tels le diagnostic et le traitement des cellules tumorales seront très probablement tenues mais leurs éventuels effets indésirables sont encore souvent inconnus, tel le risque de « sur traitement » ou de toxicité.
D’autres promesses comme celles des biotechnologies, qui ne concernent pas uniquement la cancérologie, sont discutables à la fois en ce qui concerne leur réalisation, leur efficacité, leurs risques éventuels, telles les actions sur les télomères ou les applications du Crispr-Cas9, (c’est-à-dire le remplacement de segments pathogènes du génome). Quant aux animaux « augmentés » de matériel humain, ils sont autant riches en promesses qu’en problèmes éthiques.
Le clinicien cancérologue
Il en est de même pour celles de l’Intelligence artificielle et le deep learning la machine assurant le diagnostic et indiquant la thérapeutique, qui pourraient amener à la disparition du médecin
Certes, le clinicien cancérologue ne peut que se réjouir des acquis prodigieux apportés par les NBIC qui ont apporté des avancées thérapeutiques extraordinaires et qui vont lui simplifier la vie lui redonnant sa position de médiateur entre la science et l’humain qu’il doit soigner. Mais ultérieurement disparaitra-t-il parce qu’il n’y aura plus de cancer et/ou parce que son rôle lui sera retiré ? On peut en douter d’une part parce que le mécanisme de survenue de certains cancers reste d’une extrême complexité et d’autre part parce que l’on peut se demander si l’intelligence artificielle, si puissante qu’elle soit, saura prendre en compte la survenue d’éléments imprévus et éliminera la sérendipité dont l’exploitation restera sans doute l’apanage du cerveau humain. On peut supposer que grâce aux big data on aurait mis en évidence une corrélation statistique entre les adénocarcinomes à cellules claires du vagin des jeunes filles et le fait que leurs mères avaient pris des œstrogènes au début de leur grossesse, mais les big data auraient-elles permis de découvrir le rôle de l’épigénétique ou celui du microbiotope intestinal et son influence sur certains cancers ? Pour résumer, la machine peut-elle s’émanciper des paradigmes qu’on lui a inculqués ?
D’autre part il faut pas oublier que nombre de promesses sont demeurées sans suite, formulées par des « savants » qui avaient oublié que la modestie est une des qualités requises des vrais scientifiques. La foi en la technologie ne doit pas dériver vers une métaphysique plus ou moins raisonnable. N’oublions pas les affirmations futuristes cruellement démenties par les faits ou la niaiserie de certaines affirmations philosophiques. Nous nous contenterons de citer Sinsheimer en 1969[1] « Pour la première fois dans l’histoire des temps, une créature vivante comprend son origine et peut entreprendre de dessiner son futur » ou le cancérologue Sidney Farber (1903-1973) qui disait «Nous touchons au but. Ce dont nous avons besoin, c’est de l’énergie et des crédits identiques à ceux qui ont permis d’envoyer un homme sur la Lune[2]« , « Le séquençage de la totalité du génome humain est le Graal de la génétique humaine, l’ultime réponse au commandement « connais-toi toi-même »[3]
Il faut garder à l’esprit cette phrase de Chateaubriand[4] « Les sciences sont un labyrinthe où l’on s’enfonce plus avant au moment même où l’on croyait en sortir » et ne pas oublier la vision cynique de Joseph de Maistre qui écrivait « Les sciences sont des auxiliaires qui se vendent à tous les partis comme les Suisses[5] » les partis en question ne pourraient-ils pas être les GAFA ou les utopistes de leur environnement ?
Jacques Rouëssé*
Sarah Caravallo**
* Directeur honoraire du centre René-Huguenin, centre de lutte contre le cancer de Saint-Cloud, Membre de l’Académie nationale de médecine
** Maître de
Conférence en philosophie, École Centrale de Lyon
[1] Cité par L. Sfez La Santé parfaite Seuil 1995 p. 134
[2] Cité dans Savitz E 26 février 1990 The war against cancer. Barrons’s
[3] Walter Gilber 1990
[4] Génie du Christianisme – Génie du Christianisme, Gallimard, éd. La pléiade, 1978, p. 813, 814.
[5] cité par Georges Cogordan Joseph de Maistre Hachette édit Paris 1894 p.134