Pépites passant sous pavillon étranger, tensions sur les matières premières, dépendances entretenues… La France est aux prises avec une véritable guerre économique — qu’elle pourrait perdre malgré les discours volontaristes de l’exécutif. L’Hexagone accuse notamment un manque important de financement pour l’innovation, qui compromet la concrétisation des discours.
Alors que l’appareil économique français peine à passer à l’économie de guerre, nos entreprises et notre tissu industriel restent confrontés, dans nombre de secteurs, à une prédation plus ou moins explicite de la part d’une multitude d’acteurs venus notamment de Chine et des États-Unis.
Si les erreurs du passé viennent rapidement à l’esprit — comme la vente des turbines d’Alstom au géant américain General Electric en 2015… —, le gouvernement essaie aujourd’hui de montrer qu’il est beaucoup plus ferme avec les investissements étrangers, au moins pour les sujets les plus emblématiques. En témoigne le maintien sous pavillon tricolore des PME Segault et Velan, seules entreprises françaises à fabriquer la robinetterie des chaufferies des sous-marins nucléaires français et des centrales nucléaires EDF, et qui auraient dû être rachetées par une société texane si Bercy n’avait pas posé son veto.
Mais ces deux exemples sont loin d’être représentatifs de la réalité : depuis 2021, une centaine d’entreprises stratégiques sont rachetées chaque année par des investisseurs étrangers. Énergie, nucléaire, défense, agroalimentaire, santé… Dans tous ces secteurs, la France voit partir usines, producteurs, brevets et technologies. Une hécatombe qui traduit notamment un problème de fond : les entreprises industrielles et innovantes ne parviennent plus à se financer en France.
Une peau de chagrin imputable à un manque de vision… mais aussi de moyens
En 2022, ce sont même 131 entreprises dites « sensibles » qui ont été rachetées par des investisseurs étrangers, majoritairement extra européens. C’est le cas d’Exxelia, qui produit des composants électroniques pour les chasseurs Rafale, acquise par une entreprise américaine, Heico.
Le problème n’est d’ailleurs pas uniquement français : le chinois Cosco a acquis, en juin 2023, 25 % du capital d’un des principaux terminaux portuaires allemands. Une décision qui a excédé le président de la Banque européenne d’investissement (BEI), Werner Hoyer. « On ne peut pas être naïfs en pensant garder un contrôle suffisant sur nos infrastructures critiques si elles sont dans les mains de dirigeants autocratiques », avait-il affirmé. D’autant que l’entrée au capital d’investisseurs étrangers entraîne, fatalement, une perte de souveraineté et de contrôle sur le tissu industriel, avec les conséquences sociales associées.
Ainsi, selon l’Insee, les entreprises sous contrôle étranger sont beaucoup plus susceptibles de délocaliser que les sociétés françaises : entre 2018 et 2020, 7,3 % des entreprises détenues par des investisseurs ou groupes étrangers ont délocalisé leur production, contre 2,9 % pour celles sous contrôle français. De plus, toujours selon l’Insee, depuis 1965, la part des biens made in France est passée de 89 % en 1965 à… 38 % en 2019. En conséquence : entre 2011 et 2017, 10 000 emplois ont été délocalisés chaque année, majoritairement dans l’industrie.
Certains analystes expliquent un tel phénomène par une compréhension insuffisante de ce qui lui donne une ampleur stratégique. « Les Français, et plus largement l’ensemble de l’Europe continentale, semblent complètement démunis face à la situation », soutient Ali Laïdi, spécialiste de la guerre et de l’intelligence économique. « Nous n’avons pas de pensée stratégique sur l’affrontement économique, et sur la concurrence économique. On ne comprend pas le principe de guerre économique ».
Au niveau des entrepreneurs, la principale raison évoquée semble plus terre-à-terre, mais pas contradictoire. Bertin Nahum, entrepreneur français de la MedTech, contraint de vendre sa première entreprise à un groupe américain, affirme sans détour : « la difficulté principale reste le financement ».
Les limites du public… et du privé…
Pourtant, avec plusieurs milliards d’euros publics déjà débloqués pour le financement de l’innovation à travers le plan de Bpifrance « France 2030 », les pouvoirs publics essaient tant bien que mal de montrer la voie. Mais, de l’aveu même de son directeur innovation, Paul-François Fournier, « l’enjeu principal est désormais que le privé prenne le relais de la puissance publique sur le financement de l’innovation en France ».
Autant dire que la partie est loin d’être gagnée. Pour Vanina Paoli-Gagin, sénatrice de l’Aube et organisatrice d’un colloque sur la souveraineté industrielle en fin d’année dernière, le problème réside surtout dans la mentalité des investisseurs français. « Il faut du temps long avec des poches profondes, mais pas du temps lent », soutient-elle. Elle invite ainsi les fonds à renoncer à leurs taux de rentabilité interne (TRI) extraordinaires « au profit d’innovations de rupture ».
Une incitation à financer l’innovation et le risque qui fait figure d’impératif, notamment dans les MedTech, où la France a certes une longueur d’avance en termes de savoir-faire, mais ne parvient pas à aligner les sommes requises par les entreprises pour leur développement. « 80 % des biotech françaises qui réussissent sont reprises avant la fin de leurs programmes cliniques par les Américains, et parfois les Chinois », explique ainsi Hugo Brugière, à la tête de l’entreprise de biotech Pharnext, qui met au point un traitement révolutionnaire pour la maladie de Charcot-Marie-Tooth. « Tout cela parce que nous n’avons pas, en France, un écosystème financier capable d’absorber des coûts de développement à 100 ou 150 millions par programme ». Elle-même confrontée à ce problème de taille, Pharnext a dû se tourner vers la finance alternative, faute d’avoir trouvé des débouchés auprès des investisseurs traditionnels.
Une palette de solutions alternatives encore trop limitées
Face aux moyens publics forcément limités et à la frilosité des investisseurs français traditionnels, certaines entreprises innovantes décident ainsi de se tourner vers des modes de financement moins classiques. Mazars a révélé que le financement participatif (crowdfunding) des énergies renouvelables avait encore progressé en France en 2023 (+11,5 %). Le cabinet a recensé 368 millions d’euros investis dans ce secteur pour… 351 projets différents, soit un peu plus d’1 million d’euros par projet en moyenne. Si cette solution peut répondre à des besoins ponctuels, elle ne permet pas d’assurer le financement permanent dont ont besoin les business plans fondés sur l’innovation.
Pour certaines entreprises, un financement hybride public-privé s’est révélé être la solution. C’est le cas de Preligens, « pépite française » ayant notamment créé un logiciel d’intelligence artificielle pour le renseignement militaire. Fin 2020, l’entreprise avait levé 20 millions d’euros, faisant entrer deux fonds à son capital : l’un, Ace, est privé, et l’autre Definvest, est une émanation du ministère des Armées.
Pour les entreprises cotées, il leur est possible de recourir à des solutions comme les obligations convertibles en actions (OCA), un produit financier utile pour les sociétés ayant des besoins importants en liquidité. Pharnext, évoquée plus haut, a ainsi pu trouver les fonds nécessaires à la poursuite de ses essais cliniques, en dépit des critiques relatives aux effets de dilution du capital propres à ce genre de financements.
Son cas n’est pas isolé puisque de nombreuses entreprises françaises de la MedTech, de la BioTech ou de la GreenTech (Predilife, Genomic Vision, Medesis Pharma, Genfit, DBT…) ont aussi eu recours à cette solution ces dernières années, soit pour affronter une situation financière difficile et donc relever la tête, ou bien plus simplement pour fluidifier leur cash-flow et poursuivre leur développement et leur croissance.
Une réglementation encore trop stricte qui plombe l’innovation
Si les OCA ont été utiles à toutes ces entreprises, reste qu’elles ont mauvaise presse en France et sont vues d’un mauvais œil par l’Autorité des marchés financiers (AMF). Celle-ci a émis plusieurs mises en garde à leur sujet, dénonçant des risques de dilution pour les actionnaires.
Mais, pour Caroline Weber, directrice générale de Middlenext, et co-présidente de l’Association européenne des valeurs moyennes cotées en bourse, « L’AMF décourage ce type d’outil parce qu’ils sont risqués, mais je pense que tout système qui permet d’éviter un dépôt de bilan ou une liquidation d’entreprise est bon à prendre ».
Les PME et ETI se retrouvent donc fortement incitées par les pouvoirs publics à innover, mais ne sont pas accompagnées pour faire face à un cadre règlementaire que d’aucuns jugent inadapté. « Aujourd’hui, les PME et ETI cotées font face au même système règlementaire que les grandes multinationales », souligne Caroline Weber, avant de conclure : « Il faudrait un geste politique fort au niveau européen, et un soutien politique massif du gouvernement français pour renverser la tendance ». Un geste qui illustrerait un gain en maturité de la part des autorités en matière de guerre économique, et qui contribuerait d’emblée à consolider des entreprises françaises prometteuses, en limitant sensiblement une des principales causes de leur passage sous pavillon étranger.