L’expression d’« homme augmenté » s’est imposée pour désigner le résultat de « toute modification visant à améliorer la performance humaine, permise par des interventions sur le corps fondées sur des principes scientifiques et technologiques » (blog belledemai.org). La problématique n’est pas nouvelle, « de Prométhée et Icare, jusqu’à Avatar » (ibid.). Mais ce qui relevait jusqu’alors du mythe peut aujourd’hui, grâce au progrès scientifique, « prendre corps » : d’où l’idée qu’un seuil est en passe d’être franchi, génératrice d’espoir ou d’angoisse selon les cas. Pourtant y a-t-il vraiment rupture avec l’augmentation des capacités d’action humaines par l’outil, l’animal domestique ? Y a-t-il vraiment rupture entre l’homme connecté et l’homme augmenté ? Enfin, quelle représentation de l’homme permet de dire que, dans certains cas, il est « augmenté » ?
Il est question, dans le même esprit, de « réalité augmentée » nous permettant grâce à certaines technologies de nous affranchir de l’espace et du temps, ou du moins des représentations jusqu’alors communes à cet égard. Ici encore, quoi de vraiment nouveau depuis que les œuvres de culture nous permettent de fréquenter l’espace du rêve, et d’en garder quelque chose qui enrichira ensuite notre perception de la réalité ? Ou bien depuis les interrogations du philosophe : « Est-ce Tchouang-Tseu qui rêve d’être papillon, ou bien un papillon qui rêve d’être Tchouang-Tseu ? »
Les mythes antiques, et les premières expérimentations, avant qu’une solution technologique s’impose, finissent mal, renvoyant à l’Ubris antique et à sa sanction, la chute. On pense au désir faustien d’éternelle jeunesse et à sa contrepartie : vendre son âme au diable. Ou encore à Prométhée défiant « Dieu le Père ». Chaque fois, le projet d’ébranler l’ordre établi se heurte non seulement aux limites de l’impossible, mais à l’interdit qui les précède et les protège, comme si cette confrontation à l’impossible allait produire autre chose que l’échec : le chaos. Nous sommes dans une problématique de transgression. Celle-ci semble renvoyer, dans ce cas, à ce que les psychanalystes nomment angoisse de castration, dans un sens qui déborde la simple génitalité : il s’agit de notre finitude à tous, et de celle de la vie. D’où les préceptes enseignés par toutes les sagesses du monde : « Il faut cultiver notre jardin », comme nous y invite Voltaire (1759), et nous contenter de la modestie de notre destin humain.
Mais cette problématique bruyante en occulte peut-être d’autres. Ce triomphalisme initial n’est-il pas fait, peut-être, pour cacher d’autres désirs ou d’autres angoisses, et cacher qu’on les cache ? Ceux-ci affleurent çà et là, nous entraînant sur d’autres chemins. Que signifie ce souci des normes auxquelles veulent nous rappeler la déjà antique Wifi et autres bracelets connectés ? Comment peut-on aboutir à un tel raffinement dans la mise au point de techniques de cybersexe, a priori inconfortable et improductif ? A quelles fins ? Quels liens avec l’hypermodernité ?
A l’heure où je rédige ces lignes, notre pays se relève à peine des « attentats de novembre[1] ». Y a-t-il contamination de ma réflexion par ces événements traumatiques, ou bien, comme l’idée m’en est venue, sommes-nous face à une sorte de syndrome de Diogène[2] contemporain, avec son double aspect de trop plein insignifiant d’un côté, l’homme du XXIe siècle se débattant au milieu d’une « débauche » d’objets technologiques, tandis que d’un autre côté grandit la tentation d’un « ascétisme » tendant vers le nihilisme ?
« Un nouvel âge de l’humanité » (Babinet, 2014) ?
De tout temps l’homme a cherché à optimiser ses capacités d’action à l’aide d’outils, ou bien en domestiquant certaines espèces animales. Cette recherche et les progrès constants qu’elle accomplit dans le domaine de la civilisation sont même considérés par les anthropologues comme caractéristiques de la « nature » humaine.
Depuis lors, on peut remarquer que tout ce que l’homme délègue à l’outil ou à son fidèle compagnon, il finit par le perdre au sens où cette compétence, voire l’organe y afférant, s’atrophie faute d’usage : l’homme moderne est ainsi en admiration devant le pisteur d’une société traditionnelle capable de repérer au regard l’animal sauvage, là où il aurait lui-même besoin de jumelles ; le téléphone portable a relégué au magasin des antiquités les tambours, nécessitant un savoir-faire très codifié, appuyé sur des représentations mythiques et poétiques du monde, et plus encore l’écoute des vibrations du sol annonçant un troupeau d’éléphants. Pourtant, on considère qu’il s’agit là de progrès, le chasseur faisant corps avec son fusil ou avec son chien. L’homme, dont les scientifiques ont bien fait remarquer qu’il n’est pas un système clos, est ici considéré dans sa symbiose avec les éléments de son univers culturel. La représentation de notre identité quant à elle annexe en quelques semaines un objet nouveau dans notre environnement, ou bien un « corps étranger » telle qu’une prothèse dentaire dans notre schéma corporel.
Pour plus de sûreté, l’homme a toujours rêvé de s’attacher, voire de s’incorporer les adjuvants nécessaires à son pouvoir sur le monde, alors que ceux-ci menacent à tout moment de le lâcher : le chien peut fuir et retourner à l’état sauvage ; les outils peuvent tomber en panne, comme les objets inertes et étrangers qu’ils sont. Avec une paire d’ailes bien à soi, comme en rêvait Icare, on sent les choses venir, on peut contrôler la situation. Pourtant, le mythe comportait, outre le triomphe, le récit de sa propre fin, comme s’il était besoin d’en contrôler aussi le vertige. Aujourd’hui, les progrès de la science permettent au rêve de devenir réalité, et il faudra compter sur autre chose qu’une défaillance technique pour éviter d’être irrémédiablement transformé : d’où, sans doute, l’angoisse qui saisit les plus optimistes d’entre nous. Transformé au point d’être auteur d’un changement incontrôlable qui pourrait bien vous faire disparaître en tant qu’auteur : quel effet produiraient des implants de savoir, comme en imagine Dan Simmons (1989/1991), susceptibles d’annihiler à terme la pensée créatrice, en réduisant la part des synthèses cognitives originales nécessaires à la mise en mémoire ?
Les adjuvants même incorporés restaient jusqu’alors confinés dans la « périphérie » de l’être, du côté des fonctions d’exécution : Babinet (ibid., p. 139) donne l’exemple du tatouage électronique, permettant de mesurer la plupart des signes vitaux (pouls, température…). Mais les nouvelles technologies visent à présent les fonctions de conception, ou de relation dans ce qu’elles ont de plus créateur, tels les dispositifs permettant de vivre dans une réalité virtuelle des expériences d’exploration ou de rencontre.
Il s’agit de plus en plus d’expériences totales laissant peu de place à la possibilité de s’en retirer, comme dans l’hallucination. Ce qui représente un pas supplémentaire par rapport au caractère réversible, amovible des augmentations antérieures : on peut poser son fusil ; bien qu’avec difficulté, on peut retirer pour le changer son pacemaker. On peut lever les yeux de son livre. L’individu plongé dans un monde fictif où il se trouve ligoté va-t-il encore pouvoir ôter son casque occultant et ses gants sensoriels ?
Enfin, un dernier pas pourrait être franchi avec la reproductibilité de certaines transformations réalisées grâce à une intervention sur le génome. Sauf à imaginer d’autres bricolages du même ordre dans l’avenir, certains caractères se trouveraient donc acquis non seulement par l’individu, mais aussi par l’espèce. Ils le seraient par voie biologique, alors que l’humanité et l’idée qu’on s’en fait s’étaient jusqu’alors avant tout modifiées par voie sociale.
Ceci pose entre autres la question des intérêts éventuellement divergents entre les concepteurs des procédures, qui se garderont peut-être de se les appliquer à eux-mêmes[3], et les « patients » ou « clients » : quand la filière élevage mène des recherches pour « améliorer » une race porcine, c’est rarement dans l’intérêt des cochons.
Une humanité sur mesure
Nous voyons déjà poindre le danger chez l’ancêtre de l’homme augmenté, à savoir l’homme connecté. Il arrive d’ailleurs que les dispositifs de synthèse implantés au cœur des tissus vivants soient eux-mêmes connectés : dans l’exemple donné par Babinet, des émetteurs intégrés permettent la transmission des données.
L’homme ne sera plus « la mesure de toute chose » (Protagoras), mais sera lui-même mesuré, comparé à des normes. S’il apparaît qu’il se situe en dehors de ces normes, des procédures seront mises en œuvre pour les lui faire réintégrer.
Le singulier est ainsi remplacé par le particulier, unité de base du général, qu’on suppose constitué d’autant de parties toutes semblables. D’ores et déjà, cette logique régit les résultats des analyses de laboratoire, la feuille de résultats exposant des normes auxquelles chacun peut se comparer. A noter que les patients sont souvent beaucoup plus inquiets que le médecin ; celui-ci, lors de la consultation, les aidera à relativiser, en fonction de leur âge, de leur sexe, de leurs antécédents… et au final de leurs caractéristiques singulières, qui font tenir ensemble les organes de cet individu précisément, et pas un autre. Que se passera-t-il quand il n’y aura plus de consultation, puisque ces nouvelles technologies sont vantées comme permettant plus d’« autonomie » ?
Le bien-être ou le mal-être comme mesure intuitive de l’état de santé disparaissent au profit d’une référence extérieure du côté d’une technostructure permettant de faire l’économie de l’écoute de soi et, à terme, de la subjectivité, vécues comme « mauvaises conseillères ».
Or ces caractéristiques singulières et leur cohérence sont pour partie données et pour partie affaire de choix personnel, conscient ou inconscient. Tel préférera ne pas renoncer au plaisir du tabac, même s’il sait qu’il abrège probablement ainsi sa vie. Tel exprimera par une tendance à l’obésité un désir d’être considéré comme un homme « de poids », et mettra tous les régimes en échec. A la représentation du corps comme véhicule devant être entretenu, la psychanalyse oppose celle du corps pulsionnel animé de désirs, et d’un corps support de significations à déchiffrer.
Nous pouvons voir dans ces fonctionnements qui tendent vers une « santé totalitaire » (Gori et Del Volgo, 2005) le prolongement sur et dans le corps de l’« homme procédural » identifié par Emmanuel Diet (2003) : la supervision de professionnels fait de plus en plus apparaître des sujets exclus de l’énonciation et de la pensée de ce qui dirige leur travail. Jusqu’ici, seule la conduite était contrainte, échappant à l’éthique pour naviguer entre l’angoisse de ne pas être conforme et le soulagement de s’en remettre à un autre. Ces fonctionnements qui régissent les organisations de travail s’appliqueraient donc aussi à la « gestion » de notre corps (De Gaulejac, 2005).
Il s’ensuit, ici encore, un questionnement sur l’intentionnalité de la technostructure qui, en éliminant les erreurs et les errances, viendrait à installer un modèle unique et contrôlable d’humanité. De plus, si les performances s’améliorent avec la surveillance, ne peut-on craindre une évolution des normes sur le modèle des objectifs inatteignables des organisations de travail, le surhomme de l’avenir étant, en fait, voué à s’épuiser dans un « stakhanovisme sanitaire » ?
« Matière et mémoire » (Bergson, 1939)
Un des premiers à identifier la haine du corps chez les nouvelles générations greffées à leur écran est Jean-Claude Guillebaud (2011), qui les qualifie de « nouveaux pudibonds ». En effet, ces nouvelles formes de communication présentent le paradoxe de nous amener à déserter la rencontre, du moins celle des corps.
Il s’agit d’abord d’un effet de l’immersion dans l’univers virtuel, qui nous fait oublier le temps et retarde l’expression des besoins du corps : manger, dormir. Avec eux disparaît le temps social, qui prévoyait d’y répondre en société, ou du moins dans un temps commun. Un adepte des espaces de « coworking » remarque ainsi : « Si je travaille chez moi, je peux m’apercevoir qu’il est cinq heures de l’après-midi et que je suis toujours en pyjama. »
Mais il semble que ces effets entrent en résonance avec des intentionnalités, pour certaines aussi vieilles que l’humanité. Ainsi le sexe fait peur et toutes les cultures n’ont eu de cesse d’essayer de le contrôler. Plus généralement, le désir est suspect : ennemi de l’ordre, de l’ordre social et plus précisément des organisations de travail. Dans les sociétés traditionnelles, les transactions familiales obéissent à des règles strictes dans lesquelles le désir n’a que peu de place (mariages arrangés). Les organisations de travail contemporaines fonctionnent avec un interdit de l’inceste institutionnel, et on a tôt fait d’identifier un harcèlement sexuel dans un monde où les lois y afférant pullulent et se durcissent.
Quel soulagement si on pouvait avoir affaire à des travailleurs sans sexe et sans désir, occupés seulement à leur tâche. On constate que de nombreuses technologies semblent répondre à cette « commande » sociale : réalité augmentée grâce à des capteurs qui permettent l’illusion de la rencontre, ou provoquent mécaniquement l’orgasme ; opérations ou traitements hormonaux réactivant à l’âge adulte la bipotentialité sexuelle (on a ainsi vu une femme devenue homme faire le chemin inverse pour pouvoir porter l’enfant de sa compagne empêchée) ; engendrement et grossesse hors corps (techniques de clonage, utérus artificiels). Ces diverses interventions ne vont pourtant pas dans le sens de la simplicité, et semblent obéir aux caprices du désir plus qu’aux nécessités de l’ordre ; mais écoutons les femmes de plus en plus nombreuses à prendre des traitements pour ne plus avoir de règles (« Cela peut vous surprendre n’importe quand, y compris au travail… ») ou bien rechercher des mères porteuses en attendant mieux, pour ne pas avoir à interrompre leur travail.
Une autre intentionnalité peut être repérée du côté de la recherche des objets et de l’inerte, faute de confiance dans l’humain vivant, à l’heure des engagements précaires : Serge Tisseron (2015) rappelle qu’on peut aimer son robot mais que l’inverse relève de la projection. De là à accepter de devenir robot soi-même, il y a un pas, mais là encore, l’objet technique semble plus rassurant que le vivant : un cœur artificiel a moins de risques de donner lieu à un phénomène de rejet ; on n’a pas l’inquiétude d’avoir à coexister en soi-même avec un autre.
Il peut être pertinent de faire le lien avec l’existence voulue ou subie d’une éternité numérique, dont l’intentionnalité rejoint celle de l’homme augmenté, avec une particularité : situer l’identité et l’humanité hors corps, dans une mémoire qui elle-même échapperait à l’incarnation périssable pour être inscrite dans une réalité virtuelle indéfiniment actualisable : des codes-barres apposés sur les tombes permettent aux visiteurs de consulter photos et vidéos du défunt (Actualités sur orange.fr, 2013). Parfois cette mémoire peut être modifiée par les vivants : des pages Facebook (Bui, 2013) ou comptes Twitter (« Dix ans plus tard, Twitter partage quelques secrets », 2016) restent ouverts après le décès du titulaire, sur lesquels les proches échangent entre eux et s’adressent à lui ; cette pratique aide-t-elle à faire le deuil, tout en célébrant la mémoire, ou l’empêche-t-elle dans la mesure où ces données ne sont pas référées au passé ? A la différence du livre ou des productions cinématographiques, à travers lesquels les grands anciens sont toujours parmi nous, il n’y a plus de distinction entre l’homme et l’œuvre. L’aboutissement pourrait être une humanité sans l’homme, ou bien résiduelle, réduite, à l’exception de quelques concepteurs plus malins, à des créatures aux fonctions limitées, vouées à l’alimentation et à la maintenance d’intelligences artificielles (concept de « singularité technologique »).
Tout cela ne va pas sans perte : de la surprise qui donne du sel à la vie ; de la précarité qui invite à lui donner du sens. Geneviève Azam (2015) oppose la division entre l’homme et la nature, suivie de leur reconstruction mortifère, à une représentation cohérente et poétique conduisant à créer de l’inédit à partir de leur commune fragilité.
Ange et damnation
Il nous faut évoquer une recherche du surhomme qui n’est plus du côté du cyborg ou de la créature issue du génie génétique, mais du côté de la spiritualité : les sectes fleurissent, promouvant un idéal tantôt pacifique (raéliens), tantôt guerrier (mouvements « djihadistes »).
On procède ici par soustraction : abandon de ses biens, souvent ascétisme des mœurs, rejet de la peur (il est vrai qu’on n’a plus grand-chose à perdre, le Paradis étant promis par ailleurs), retour aux sources (d’où le terme de « radicalisation », en voie de diffusion virale). Comme si la voie de l’avenir était en fait un retour à la pureté des origines.
Le syndrome de Diogène a été invoqué, qui semble avoir partie liée avec la perte : crainte de perdre la mémoire, d’où la transformation de l’appartement en salle d’archives, ou bien le nécessaire, d’où accumulation d’objets hétéroclites ; inversement souhait de faire « table rase » d’un passé qui ne « passe pas » en organisant le vide.
Comme pour les figures précédentes, le sexe ne va pas de soi (prises de position des raéliens en faveur du clonage, mariage et enfantement conçus comme missions au service du djihad) et la transmission ne se fait plus par les voies traditionnelles : l’homme nouveau est recréation à partir d’une révélation, un re-sourcement, la pureté des origines ayant été brouillée ou souillée par une histoire dans laquelle on ne se reconnaît pas.
Nous semblons avoir affaire à un retrait face à une surabondance insignifiante : matérialisme ou manque de récits, de mythes communs dans les sociétés d’aujourd’hui, susceptibles de légitimer la transmission.
Dans la réalité, cet idéal se délite en positions perverses (« anges » de Raël, soit de belles jeunes filles préposées à son bien-être en tant que prophète, mariages temporaires des combattants en Syrie, trafic de drogue et de pétrole par Daesh) et actes de mort. Cette involution trahit les dessous de ce qui semble être une formation réactionnelle contre la détresse et l’angoisse du chaos.
Enfin « devenir humains » (Coppens, 2015) ?
Des évolutions qui impliquent le franchissement de la surface corporelle et l’organisation de l’hérédité des caractères acquis semblent faire rupture avec l’ordre ancien. Pourtant, malgré tout ce qui a pu être dit de la peau comme limite imaginaire du corps et comme support à la représentation des limites de notre « moi » (Anzieu, 1985), ce ne sont pas tant les transformations de l’intérieur du corps ou l’artificialité de certains organes, de certains processus qui peuvent nous modifier profondément, mais plutôt l’externalisation généralisée des centres de décision. Au point que nous pouvons craindre de voir nos corps et ce qui nous reste de pensée transformés en terminaux d’une technostructure : c’est aller plus loin que le contrôle social dans sa forme actuelle, par rapport auquel, dans certaines conditions, la déprise est encore possible. Mais alors, en vertu du caractère mouvant de nos enveloppes psychiques, la transformation a sans doute déjà commencé.
En passant en revue les « progrès » supposés de l’espèce par voie d’implants mécaniques ou par le biais des biotechnologies, nous pouvons constater que nous sommes le plus souvent dans ce qui ne parle pas : l’inerte ou la cellule. Nous voilà loin du « travail de culture », tel que le définit la psychanalyse, toujours à refaire et par chacun d’entre nous, pour symboliser et sublimer les pulsions. A la charnière de l’individuel et du collectif, il est toujours à parfaire d’une génération à l’autre, grâce à la transmission, qui n’a rien d’une implantation. Ce défi de l’humanisation (à distinguer de l’hominisation qui relève de l’anthropologie physique) mérite encore d’être relevé.
Le rêve grandiose de l’homme augmenté, sous sa forme technologique ou sous la figure tragique de l’ange exterminateur, semble recouvrir et tenter de réparer des blessures profondes du côté de la transmission. C’est sur cette amputation de l’histoire, très répandue dans nos sociétés complexes, conjuguant les non-dits ou les discours-écrans relatifs à leurs différentes composantes, et par ailleurs en mutation rapide, qu’il serait peut-être opportun de revenir.
Raymonde Ferrandi
[1]1., Le 13 novembre 2015, deux attentats simultanés sont commis par l’organisation Etat islamique : explosion d’un kamikaze au Stade de France à Saint-Denis ; fusillade en divers points des 10e et 11e arrondissements de Paris dont le théâtre Le Bataclan. Le bilan est particulièrement lourd : 130 morts et de très nombreux blessés.
[1] 2. Décrit par Clark en 1975, en référence au mode de vie adopté par le philosophe antique en quête d’une moindre dépendance vis-à-vis des biens matériels et de la société. Caractérisé par un double versant d’accumulation ou de séparation d’avec ses objets personnels, pouvant aller jusqu’à la négligence de soi et l’insalubrité.
[1][1]
[1]3. Françoise Nyssen, directrice des éditions Actes Sud et fondatrice d’une école Steiner à Arles, rappelle dans une interview que les enfants des dirigeants de la Silicon Valley sont souvent interdits de connexion permanente et sont scolarisés dans des écoles pratiquant des pédagogies toujours dites « nouvelles » même si elles ont plus de cent ans, dans lesquelles l’enfant apprend à percevoir et à réfléchir au contact du réel.
Références
Anzieu, D. (1985). Le Moi-peau. Paris : Dunod.
Azam, G. (2015). Osons rester humains : les impasses de la toute-puissance. Paris : Les liens qui libèrent.
Babinet, G. (2014). L’ère numérique, un nouvel âge de l’humanité : cinq mutations qui vont bouleverser notre vie. Paris : Le Passeur.
Bergson, H. (1939). Matière et mémoire : essai sur la relation du corps à l’esprit. Paris : PUF.
Bui, D. (2013, 31 octobre). L’éternité selon Facebook. Le Nouvel Observateur, p. 87-88.
Coppens, Y. (dir.) (2015). Devenir humains. Paris : Autrement et Musée de l’homme.
De Gaulejac , V. (2005). La société malade de la gestion. Paris : le Seuil.
Diet, E. (2003). L’homme procédural : de la perversion sociale à la désubjectivation aliénante. Connexions 79-2003-1, 11-27. Toulouse : érès.
Gori, R. et Del Volgo, M.-J. (2005). La santé totalitaire : essai sur la médicalisation de l’existence. Paris : Denoël.
Guillebaud, J.-C. (2011). La vie vivante : contre les nouveaux pudibonds. Paris : Les Arènes.
Simmons, D. (1991). Hypérion. Paris : Robert Laffont. Ouvrage original publié en 1989 sous le titre Hyperion, NY : Doubleday.
Tisseron, S. (2015). Le jour où mon robot m’aimera : vers l’empathie artificielle. Paris : Albin Michel.
Voltaire (1759). Candide ou l’optimisme. Genève : J. Cramer.
20 minutes (2016, 21 mars). Dix ans plus tard, Twitter partage quelques secrets. 20 minutes, p. 22.
http://www.belledemai.org/lhomme-augmente-du-mythe-a-la-realite/
http://actu.orange.fr/une/devenir-eternel-grace-a-un-code-barres-sur-sa-tombe-afp_24