Comme nombre d’Italiens et de Français, j’ai relu récemment La Peste d’Albert Camus. Quel homme et quel écrivain admirables! À Roland Barthes, Camus écrit dans l’après-coup que : « La Peste dont j’ai voulu qu’elle se lise sur plusieurs portées, a cependant comme contenu évident la lutte de la résistance européenne contre le nazisme.» Ce récit est à la fois une métaphore et un compte rendu clinique, très bien documenté d’une épidémie que nous sommes en train de vivre et pour laquelle je vais essayer de dégager ce qui est en jeu du point de vue de la psychanalyse. Nous étudierons ce qui est en commun entre La Peste et l’événement dont nous vivons actuellement toutes les étapes, depuis le confinement jusqu’à l’espoir de la libération qui n’est pas encore survenue.
À Oran, ville endormie sous le soleil méditerranéen, mais vouée au négoce, surviennent des rats morts. Le docteur Rieux met son épouse atteinte de la tuberculose dans un wagon-lit pour un lieu plus protégé et sa mère arrive pour la remplacer.
Les rats morts dévalant les rues vont envahir l’essentiel de ses préoccupations avec les premiers malades qui se présentent. Dès le départ, Camus différencie la mélancolie de ce qui apparaît chez certains malades. Un personnage, bien nommé Cottard, fait une tentative de suicide. Toute autre est ce qui attaque le corps du premier malade, le concierge : d’énormes boules au cou, des ganglions qui deviennent durs, une fièvre à quarante, qui baisse à midi à 38,5 °C, et puis quelques heures après la fièvre remonte, le concierge délire, les rats sont là dans sa tête et puis il meurt. Viennent alors la fin de cette période déconcertante et le début d’une autre : «C’est à partir de ce moment que la peur et la réflexion avec elle, commencèrent.» . (Albert Camus, La peste, La Pléiade, Éditions Gallimard, p. 1233.)
La passion de l’ignorance
Le docteur Rieux est comme tout humain, nous rappelle souvent le psychanalyste Marc Strauss, atteint de la passion de l’ignorance dont Lacan a fait une passion au même titre que l’amour et la haine. Le docteur Rieux sait ce que veulent dire ces boules ganglionnaires qu’il faut inciser. Mais il n’ose pas le penser. Un de ses confrères, Castel, vient le voir et lui dit : «J’ai fait une partie de ma carrière en Chine puis j’ai vu quelques cas à Paris mais personne n’a osé leur donner un nom : l’opinion publique, c’est sacré» . (p1243)
Le mot étant lâché, il faut encore en accepter la réalité, or « nos concitoyens pensaient que tout était encore possible pour eux », ce qui supposait que les fléaux étaient impossibles. «Quelques cas ne font pas une épidémie, pense d’abord Bernard Rieux et il suffit de prendre quelques précautions.» (p 1246) Fait notable, Camus dit que les «humanistes sont moins bien préparés que d’autres à accepter la réalité d’un fléau». Est-ce une affirmation qui appelle Foucault quand il dit «l’homme, je ne connais pas», avant de mettre en lumière avec lucidité les grands troubles institutionnels?
Car la peste n’est pas seulement affaire de médecins et de leurs diagnostics. Elle est une maladie hautement contagieuse et elle est une affaire qui regarde les autorités sanitaires et administratives. Lors de la rencontre avec le préfet, Rieux répond sur les deux secteurs. Médical, d’abord. «Une fièvre à caractère typhoïde accompagnée de bubons et de vomissements. J’ai pratiqué l’incision des bubons… le laboratoire croit reconnaître le bacille trapu de la peste.» (p 1254) Épidémiologique ensuite : «Il importe peu que vous l’appeliez peste ou fièvre de croissance. Il importe seulement que vous l’empêchiez de tuer la moitié de la ville.» Le préfet ferme la porte. La décision est prise. Les autorités supérieures sont prévenues et la dépêche officielle arrive : «Déclarez l’état de peste. Fermez la ville».
La mise en italique du mot «bubon» ne fait pas partie du texte. Avant d’en donner l’explication psychanalytique, arrêtons-nous et comparons l’événement récent de la Covid-19 avec ce récit imaginé par Albert Camus en 1947. «La passion de l’ignorance » s’y exprime de la plus claire façon. En Chine d’abord, avec plus de souffrance pour le corps médical que dans le récit. Les premiers médecins qui alertent se retrouvent au commissariat de police de Wuhan, accusés de malveillance. Mais quand le pouvoir central finit par prendre acte de la réalité de l’épidémie, il comprend que son avenir politique se joue. Car en Chine il est traditionnel depuis Confucius que le souverain fasse preuve de sa capacité à protéger son peuple des fléaux qui s’abattent sur le monde. Le 10 février, après les grands déplacements du peuple pour le Nouvel An, Xi Jinping, qui mène par ailleurs son peuple d’une main de fer sans gant de velours, apparaît avec quatre collègues. Ils portent des masques chirurgicaux. Il annonce la gravité de l’épidémie, promet de sauver son peuple «du dragon» mauvais qui s’abat sur une partie du pays et ordonne une fermeture stricte de la région. Des hôpitaux sont construits en une semaine et deux mois plus tard la première vague est vaincue.
La répétition telle que Freud l’a décrite
Le reste du monde continue sa vie. Le peuple où «la passion de l’ignorance» est sans doute la plus active est la France. Car elle est en proie à une autre passion : celle du politique où l’amour et la haine vont bon train. Les élections municipales doivent se tenir. Arrive alors un mécanisme bien connu depuis Freud comme moteur de la pulsion de mort : la répétition.
Le président Macron, semble-t-il, est conscient du danger et veut reporter les élections en juin. Mais le Conseil constitutionnel, présidé par Laurent Fabius qui a déjà connu l’affaire du sang contaminé et va peser de tout son poids sur le maintien des élections le 12 mars alors que l’Italie, si proche, est déjà en proie à l’épidémie. Dans un pays, la France, où le principe de précaution est inscrit dans la Constitution! Alain Duhamel, homme d’habitude raisonnable, dit à la télévision, que ce serait une faute constitutionnelle grave que de les reporter… Le samedi 11, au soleil printanier, la foule des grands jours se bouscule dehors. Le 12, des citoyens, qui se sont portés volontaires pour assurer les bureaux de vote, seront atteints par la Covid-19 qui démarre sa route macabre. Quel levier le président va-t-il actionner pour convaincre la population de respecter le confinement? À côté du drapeau, il invoque la guerre. «Nous sommes en guerre.» martèle-t-il. Pourtant, rester chez soi est l’inverse de partir à la guerre. Mais l’autorité du président de la République repose dans la Ve République sur la prérogative de décider ou non de la guerre et de la particularité terrible, tragique qu’elle a prise dans certains pays : connaître le numéro qui peut activer le déclenchement d’un conflit nucléaire. Le peuple français, souvent si rétif, obéit pendant deux mois. La lutte admirable du corps médical, pourtant éprouvé par des années de mépris et de restrictions budgétaires, la présence d’habitude cachée des professions au service de la vie quotidienne, rejoignent l’esprit qu’Albert Camus défend dans la peste : «La reconnaissance d’une communauté dont il faut partager les luttes.» Paradoxalement le confinement a fait apparaître les valeurs de solidarité, et à l’inverse, hélas, a accentué gravement les situations de conflits conjugaux et générationnels. Dans le 93, les familles dont je m’occupe au CMPP, lieu où viennent les parents motivés pour aider leurs enfants, la période a été vécue avec courage.
Mais cette épidémie a fait apparaître les différences entre les nations, même si finalement, la majorité a adopté le confinement comme solution à l’épidémie. Bien sûr certains pays, non sans courage ont voulu adopter la solution de l’immunité collective. En Suède, pays où la population est faible par rapport à la surface, les résultats sont discutables. Mais l’Angleterre, dans la mémoire du courage face à l’ennemi pendant la dernière guerre, a d’abord pris ce parti. La maladie de Boris Johnson et la montée de la mortalité l’ont obligé à y renoncer. Aujourd’hui, 10 mai 2020, il s’est adressé au peuple de Grande-Bretagne. Quel style différent de celui d’Emmanuel Macron! Simplement assis devant un bureau d’acajou blond, dans sa demeure du 10 Downing Street, au charme confortable et sobre d’une famille anglaise, pendant que la Reine, il est vrai, demeure dans son immense château de Windsor. Remarquons toutefois une différence entre les pays gouvernés par des hommes et ceux par des femmes. Elles ont su, souvent, adopter la politique du «care», plus « naturelle» pour elles, aussi bien sur le plan philosophique que politique et pratique, qui leur a permis de lutter plus efficacement contre le virus en testant plutôt qu’en isolant.
Nous assistons, me semble-t-il, à un événement auquel nul ne pouvait s’attendre. Qui aurait prédit que le capitalisme mettrait momentanément un genou à terre pour sauver des vies humaines? Qui en découvrant les camps de la mort il y a 75 ans aurait pu imaginer, sinon en rêve, qu’une femme à la tête de l’Allemagne serait une des dirigeantes les plus habiles à abattre l’épidémie? Lors d’un dîner de la revue Passages, où Émile H. Malet invitait l’ambassadeur d’Allemagne à Paris, Nikolaus Meyer-Landrut, homme remarquable, je me suis cru maligne en lui demandant : «Depuis que l’Angleterre a quitté l’Europe, l’Allemagne démocratique ne va-t-elle pas juger que l’alliance avec la France est une mésalliance?» Il me répondit que non. L’Allemagne attachait le plus grand prix à ses alliances européennes. Il a dit vrai. La chancelière allemande a fait alliance avec le président de la France pour lever des fonds qui «profiteraient à ceux qui ont le plus souffert» a-t-elle conclu.
La lutte des femmes et des hommes contre le coronavirus pour sauver des vies humaines n’est-elle pas le signe d’un incontestable progrès de la civilisation que Freud, qui a vécu la montée du nazisme, n’aurait pas imaginé. Est-ce pour autant qu’il ne faut pas prendre conscience que les libertés sont en péril, aussi bien par des dictateurs que par l’utilisation des propriétés inouïes de la Toile qui recouvre notre terre? Ni prendre conscience du danger que fait courir le réchauffement climatique?
Bien sûr ne retournons pas à la passion de l’ignorance que ce moment de traitement de la Covid-19 a réussi à vaincre, pour le bienfait de beaucoup de femmes et d’hommes sur la terre.
Marielle David Psychiatre, psychanalyste