Freud se passionnait pour l’archéologie. Notre expérience humaine, en effet, ne se réduit jamais à un ceci ou un cela. Elle procède par strates. Objectivement, c’est-à-dire superficiellement, ce confinement me fut agréable… peu ou prou semblable à ma vie habituelle mais l’avenue était plus silencieuse et, devant mes fenêtres, dans le grand Sophora, j’ai observé un corbeau faire son nid ; chaque matin, un couple de pigeons, aussi, prendre son petit- déjeuner au feuillage tendre de l’arbre bourgeonnant. Paris avait comme un air de province. Et moi qui, longtemps, n’aimai pas la province, je me suis mise à aimer Paris autrement.
Dans cette douceur, cependant, apparut la noirceur. Il y avait un point, une étoile noire, dans le fond lointain du tableau. Au début, je ne la remarquai pas. Ne voulais-je pas la voir ? Mais, effet de la perspective ou de la composition du tableau, l’étoile semblait se rapprocher. Chaque jour, elle grossissait de sorte qu’il me fut un matin impossible d’ignorer, au milieu du cadre presque idyllique, cette trouée dans laquelle s’engouffrait mon regard. Et dans la tombe, Abel regardait Caïn. Sur la toile de la réalité, un œil à la surface duquel, autrefois, se réfléchissait toute la beauté du monde, fixait désormais le mien. Pupille, fosse, abîme. Qu’avais-je fait ? Que n’avais-je pas fait ?
Tout le dedans devenait l’en-dehors et l’en-dehors l’en-dedans ; je coulais à travers les couches du temps que l’on appelle civilisations. Je traversais les âges du monde en même temps que ma propre existence projetée sur l’abîme désormais découvert. Petite vie au regard des colosses du passé ! Et pourtant… en moi, sourdait la disparition de la possibilité de connaître : la technique et l’arraisonnement du monde. Partout, des discours d’experts, des chiffres, les fameuses data dont se goinfrent ceux qui, sans tête, entretiennent nos peurs pour mieux s’imaginer encore nous gouverner. Que dis-je ? Nous contrôler. La méthode scientifique bafouée, au nom de la science elle-même. Qui croire encore ? Ne plus croire… si seulement ! Si seulement Dieu était vraiment mort, je veux dire, si nous en avions réellement terminé avec ce besoin de croire en quoi que ce soit. Mais à l’idée de Dieu, par trop éculée, nous avons substitué celles de l’argent et de la science. Nouvelles finalités qui impliquent de pouvoir tout prédire et, comme cela ne se peut pas, d’organiser notre conformité à des statistiques. Voici que nous errons, hébétés, espérant une réponse qui ne viendra pas.
Nous sommes en guerre, paraît-il… alors j’ai regardé un film de zombies, World War Z… En sommes-nous là, là où en est Brad Pitt, c’est-à-dire à devoir, avant même d’envisager la possibilité d’un combat loyal, restaurer le cadre sans lequel ce combat n’a aucune chance d’être remporté ? La jeunesse d’aujourd’hui raffole des films de zombies… Qu’y trouve-t-elle ? Les zombies nous viennent probablement de certains rites vaudous haïtiens supposés ramener les morts à la vie. Est-ce cela que la jeunesse perçoit : notre délire d’adulte pour la vie à n’importe quel prix ?
Je ne regarde plus les chiffres des morts de la Covid-19. Je les trouve indécents, idiots, insultants. Serions-nous déjà devenus des morts-vivants ? Sans cœur, sans respect pour nos défunts et leurs proches ?… Un ami me confie qu’il n’a pas reçu l’autorisation de se rendre à l’hôpital où sa mère de 94 ans va être opérée d’une fracture du col du fémur, avec le risque de ne pas supporter l’anesthésie générale… Des vaccins obligatoires aux caméras de surveillance, une à une, les lumières s’éteignent et la logique qui veut la mort du vivant gagne du terrain. L’État est en train de s’accaparer nos corps, notre liberté, pour assurer, dit-il, la sécurité de tous. Je n’ai nul besoin d’un sauveur. Je veux apprendre à me sauver par moi-même. Notre réalité s’assombrit. Elle devient une science-fiction médiocre à la faveur des plus méchants.
Serai-je parmi les derniers témoins de l’humanité ? « Là où le péril croît, croît aussi ce qui sauve », écrivait Hölderlin. Dans le lointain de ma mémoire, une toute jeune fille, au seuil de l’adolescence, se souvient de la musique de Thriller de Michael Jackson, d’un clip frénétique, aux abords d’un cimetière, et d’un premier baiser…
Il est urgent de retrouver des frontières, des limites… le sentiment de notre finitude. Il est urgent de récupérer nos pieds, nos jambes, nos mains vivantes, notre cœur, nos poumons, notre foie, nos reins, notre peau, nos cheveux… récupérer le goût du risque, la peur de mourir et le droit de la surmonter.
J’ai toujours voulu trop vivre. La raison à cela : à douze ans, je ne vivais déjà plus tout à fait comme il est permis de vivre à cet âge. La peur commençait à envahir mon corps. Ma mère tombait irrémédiablement malade. La médecine, qui ne pouvait pas la guérir, prit, année après année, davantage possession de ses membres qui devenaient moins mobiles. C’est par cette brèche que, dans mon destin, la terreur s’est immiscée. À chacun sa fêlure. La fragilité des êtres m’émeut. Je me dis qu’aux fenêtres ont spontanément décidé d’applaudir ceux qui renouaient avec leur vulnérabilité, pour remercier des anonymes qui avaient fait profession de ne pas la rejeter. Je devine, mais ne sais comment le dire, que la pensée vivante jaillit de ces failles que sont nos blessures.
Le futur n’existe pas. Nous marchons à rebours, à tâtons dans un passé obscur que nous voudrions déclore. Il nous appartient d’ouvrir le temps. Notre impatience, notre peur de l’échec ou bien du succès, notre besoin de reconnaissance, les réussites comme les faillites de ceux qui nous ont précédés nous poussent à toute sorte de raccourcis qui se révèlent, en fait, toujours des détours. À quand la sagesse? «Connais-toi toi-même et tu connaîtras l’univers et les dieux,» disait l’adage delphique. Quand donc la science comprendra-t-elle qu’elle ne peut être que spirituelle ou ne pas être?
L’humanité a connu d’obscurs moments au cours desquels des germes furent semés. On se souvient des quatre siècles qui séparent la civilisation mycénienne de la renaissance grecque au VIIIe siècle avant notre ère. On se souvient de la chute de l’Empire romain… Peut-être nous appartient-il de veiller sur quelque chose qui ne deviendra grand que bien après nous… d’y veiller, contre vents et marées, avec toute la foi requise en une promesse qui, à l’heure actuelle, ne saurait être tenue.
Camille Laura Villet, Philosophe