Cette crise sanitaire, dont l’étrangeté grandit chaque jour, en rappelle d’autres par l’obsession à chercher et à trouver (par dérision ou opportunisme) des boucs émissaires. C’est-à-dire à débusquer de potentiels coupables au-delà de cette maudite Covid-19 qui a initialement prospéré sur un marché de bestiaux à Wuhan.
Les autorités chinoises ont tardivement communiqué sur une contamination foudroyante qui allait submerger la planète. On ne le dira jamais assez, là est la responsabilité initiale, le choc frontal de morbidité. Six semaines durant, pendant lesquelles d’importants accords commerciaux ont été signés à l’international, la Chine s’est emmurée dans un silence étourdissant et une opacité idéologique. Alors, la Chine bouc émissaire? Non, parce que ce virus n’a pas de nationalité spécifique (nonobstant la bourde du « virus chinois» de Trump), il est le produit d’une mutation biologique naturelle qui aurait pu se produire n’importe où sur une planète aussi technologiquement avancée que défaillante dans son environnement et pour protéger la santé des populations. Mais la Chine est assurément responsable d’un fiasco sanitaire du fait de sa propension impériale à aller de l’avant dans sa conquête économique tout en faisant montre d’une claustrophobie politique héritée de décennies de maoïsme autoritaire et liberticide. Le cluster viral de Wuhan est à l’image du cluster politique du parti communiste chinois.
L’Occident est plus démocratique dans son approche des problèmes et des crises. Les libertés privées comme publiques constituent un socle de résistance qui oblige à plus de transparence, d’honnêteté et même d’objectivité. Mais question solidarité et discernement politique, il faut bien reconnaître que ce n’est guère mieux que l’opacité de l’Empire du milieu. Notre misère psychologique n’a rien à envier à l’égotisme en exergue dans d’autres civilisations. En témoigne, pour nous en tenir à la France mais cela se retrouve de manière quasi analogue dans le reste du monde démocratique, cette recherche obsessionnelle de boucs émissaires, dont on peut dresser un catalogue non exhaustif à l’estampille de la Covid-19 : le rassemblement évangéliste de la Porte ouverte chrétienne de Mulhouse; les rassemblements religieux juifs (à l’occasion de la fête de Pourim), musulmans (prêche des imams dans les mosquées), catholiques intégristes (messe des traditionalistes de Saint Nicolas-du-Chardonnet)…; les regroupements de jeunes banlieusards (bien souvent d’origine immigrée) frappant dans un ballon de foot ou fumant un joint; les joggers sur les quais de fleuves ou en bord de mer; les exilés des grandes métropoles; les cloîtrés dans la promiscuité de quelques mètres carrés qui survivent en respirant clandestinement l’oxygène des rues et des abords de jardins (fermés). Et que dire des Vieux, avec une majuscule patrimoniale tant la doxa ambiante n’hésite plus à en faire une catégorie générationnelle, qui ont payé un lourd tribut mortel dans des EHPAD et autres maisons de retraite sous équipées sur le plan sanitaire et quasiment reléguées de la couverture thérapeutique hospitalière. Ils alourdissaient tellement le nombre de morts égrené quotidiennement qu’on les ignora de nombreuses semaines… Les médias ont pu contribuer à ce climat délétère avec des enquêtes bizarres, cherchant à l’instinct et au pif à débusquer le premier homme ou la première femme, comprendre le premier contaminé parmi ces clusters électifs communautaires. Une tentation médiatique de faire émerger des boucs émissaires pionniers, comme si un péché originel devait marquer le front de celui ou celle qui aurait eu la mauvaise idée (la mauvaise intention?) de se trouver au mauvais endroit au mauvais moment pour croiser l’agent viral.
Cette quête de boucs émissaires est malheureusement une attitude naturelle qui demeure ancrée dans l’humanité. La mythologie en charrie des spécimens éloquents que la réalité a fait prospérer sans complexe. Une attitude malsaine qui se trouve adoubée et revigorée dans ce temps de confinement où le huis clos est propice au réveil des ressentiments, des mesquineries et des frustrations. Ce n’est pas impunément que les corbeaux ont refait surface dans les poubelles des villes, et les esprits malveillants. Il aurait fallu aménager au plus tôt le confinement en rouvrant des espaces de liberté, quitte à les placer sous une vigilance sécuritaire : librairies, musées, jardins, lieux de culte, forêts… Pour prévenir de dégâts psychologiques inhérents à une solitarisation imposée des corps et des esprits, en vue d’humaniser les territoires du vivre ensemble et de l’interdépendance des humains avec la nature et la culture. Voire en maintenant un semblant de travail pour restaurer un sentiment d’utilité.
À travers la galaxie imaginaire et/ou réelle des boucs émissaires sus-cités, une sagacité a minima nous oblige à combattre la résonance nauséabonde des amalgames raciaux, sociaux et générationnels. Les noirs de New York ne sont pas plus contaminés par la Covid-19 parce que noirs mais parce qu’ils vivent dans des conditions d’insalubrité ; l’écart de morbidité entre la Seine-Saint-Denis et la Bretagne est la conséquence des inégalités territoriales et de l’asymétrie des mobilités ; les vieux qui décèdent en grappes du coronavirus dans les EHPAD ne sont pas la proie élective d’un ange exterminateur à cause de leur âge mais du fait de leur environnement sanitaire insatisfaisant, conjugué à une promiscuité de mauvais aloi et aussi à un affaiblissement de leurs défenses immunitaires. Méfions-nous aussi de notre réflexe quasi instinctif, en ce temps de confinement, de ne pas criminaliser a priori tout ce qui fait communauté. C’est au plus profond de la sensibilité humaine, comme au cœur des civilisations, et bien souvent pour le meilleur de l’humanité que l’Homme cherche à faire communauté. C’est vrai pour les individus et les nations appelés à tisser des liens communs, la communauté servant de bouclier pour que l’égoïsme ne vienne l’emporter sur l’altruisme. Si la crise de la Covid-19 demeurera un certain temps d’actualité, nous savons qu’elle passera, mais il nous faut prévenir sans relâche de dégâts socioculturels irrémédiables et irrépressibles. É. H. M.
Émile H. Malet