Il y a maintenant près d’une vingtaine d’années, les autorités de ce qui était à l’époque Areva (aujourd’hui Orano) , EDF, l’Andra, le CEA et le ministère de l’Industrie se sont réunies en hochant la tête et en se demandant : que pense Madame Michu de la question des déchets nucléaires? Comment perçoit-elle ce qu’ils représentent? Même si elle n’y connaît pas grande chose, elle a quand même un avis, sur quoi se fonde-t-il? Elles m’ont alors confié la charge de me plonger dans l’imaginaire des Français ordinaires face aux déchets nucléaires. J’imagine que si vous faites sur Google «d’Iribarne, déchets» vous trouverez un rapport de 2005 au Ministre de l’Industrie qui donne les résultats de l’étude qui en est résultée; les rapports demeurent, comme les déchets.
On peut parler de Madame Michu parce que, cela m’a frappé, on trouvait une forte homogénéité de représentations au-delà de la diversité des niveaux de compétences et de formation des personnes interrogées. On a pu constater plusieurs choses et je doute que ce qui a été observé ait changé de manière décisive.
Les intéressés distinguaient trois horizons temporels. D’abord il y a celui de notre génération, avec une interrogation morale. De quoi sommes-nous responsables, au premier chef par rapport aux générations suivantes? Avons-nous le droit de faire à notre profit des choses qui vont peser sur nos descendants? Un deuxième horizon est celui d’une civilisation, l’Empire Romain, l’Égypte antique, avec la fameuse phrase de Paul Valéry : «Civilisations, souvenez-vous que vous êtes mortelles.» Une civilisation ne dure pas un temps indéfini et ce qu’elle met en place à un moment donné pour maîtriser une situation, les institutions dont elle se dote, ne sont pas pérennes; qui sait ce qu’elles vont devenir dans des milliers d’années? Puis il y a un troisième horizon qui est l’infini, jusqu’à quelques millions d’années, puisqu’on a des déchets qui sont là pour rester longtemps actifs.
Comme nous ne sommes pas Dieu le père, que pouvons-nous dire à cette échelle de l’infini? La conviction des Français ordinaires est que, à cet horizon, les grands savants, les prix Nobel, ne sont pas plus capables que tout un chacun de savoir ce qui se passera. Quels tremblements de terre aura-t-on dans des millions d’années, que sera devenue la dérive des continents, quelles failles s’ouvriront-elles là où actuellement la terre paraît stable? On trouve un sentiment que toutes les précautions qu’on peut prendre, en croyant qu’on est à l’abri pour des millions d’années, ne peuvent être prises au sérieux. Des images menaçantes sont présentes, telle l’image biblique du tremblement de terre qui fait que les prisons s’ouvrent. Les déchets sont vus comme des prisonniers prêts à prendre la poudre d’escampette si jamais, du fait d’un tremblement de terre, s’ouvrent les portes du lieu où on les croyait confinés.
Les Français ordinaires s’interrogent aussi sur les personnes, en particulier sur les savants. Ils ont beaucoup de respect pour ces derniers. En même temps, pensent-ils, ceux-ci peuvent être tentés de se transformer en apprentis sorciers, créant des êtres maléfiques qui leur échappent. Pour prendre un terme technique que Madame Michu n’utiliserait pas, il y aurait une hubris des savants. Comme Icare, ils seraient tentés de croire qu’ils dominent ce qui en fait leur échappe. On trouve par ailleurs des avis clairs sur l’entreprise capita[1]liste, réputée poursuivre son intérêt en se moquant du bien public, ce qui fait que la privatisation du nucléaire serait une abomination. Sur l’État, on trouve beaucoup d’hésitation, avec de grandes attentes à l’égard de l’État en majesté, mais beaucoup de méfiance à l’égard des politiques, réputés capables de chercher à rassurer en racontant n’importe quoi, par exemple que le nuage de Tchernobyl s’est arrêté sur le Rhin. Ayant envie d’être réélus, ces politiques poursuivraient leurs intérêts et on ne peut pas leur faire confiance.
Recycler les déchets ?
On a dans tout cela beaucoup de facteurs d’inquiétude, d’autant plus que la génération présente se sent responsable de l’avenir. Si nous faisons des choses qui entraîneraient, pendant des milliers d’années, des répercussions graves pour les enfants de nos enfants, nous sommes responsables. Nous ne pouvons pas nous exonérer des conséquences de notre action même dans un avenir très lointain. Cette inquiétude conduit à un grand désir, on pourrait dire une exigence, de transformer ces déchets nucléaires qui, pour l’heure, sont destinés à demeurer actifs pendant un temps quasiment infini, en des déchets ordinaires, morts, que l’on sait recycler et dont la gestion relève d’un horizon fini. En la matière, une grande confiance est faite aux experts, agissant dans leur domaine réel de compétence. Il est admis que les savants ne sont pas encore capables de transformer les déchets nucléaires en déchets ordinaires. Mais la conviction est largement répandue qu’ils vont trouver un jour comment le faire, sans quoi il serait irresponsable de ne pas abandonner le nucléaire. Dans cette perspective, il paraît très sage de dire «Nous faisons quelque chose tout de suite mais nous sommes en attente que la technique évolue». Les gens sont prêts à admettre que cette neutralisation des déchets est compliquée, qu’on ne va pas trouver comment faire dans les huit jours, ni même dans l’année, ni dans une dizaine d’années. Mais si on met en place un dispositif approprié, qui fait que quand les savants auront enfin trouvé la manière de recycler les déchets on pourra les neutraliser, Madame Michu est prête à être tranquille. Si on peut faire confiance à ceux qui ont pris les choses en main pour rester dans une humilité raisonnable, ne pas se prendre pour Dieu le père et ne pas prétendre savoir ce qui va se passer dans un million ou dix millions d’années, elle est prête à adhérer. Pour conclure, on ne changera pas les grands repères basiques de la population, qui ne sont pas propres au nucléaire mais relèvent de l’expérience séculaire d’une nation instruite par toute une série d’évènements, y compris des tremblements de terre et des tsunamis là où on ne les attendait pas. À vous entendre, j’ai l’impression que la manière de s’y prendre des responsables du nucléaire a évolué depuis vingt ans. Par rapport à cette époque elle est plus d’admettre qu’il est légitime de s’intéresser à ce que pensent les gens ordinaires, d’être prêt à les prendre en considération, sans camper dans une affirmation massive de compétence et d’autorité des experts. Cette évolution me paraît fort saine.
Philippe d’Iribarne Ingénieur des mines, directeur de recherche au CNRS
Actes du Colloque « Déchets, recyclages, environnement » organisé par Passages-ADAPes le 9 décembre 2019