Il convient de définir ce que l’on entend par précarité énergétique avant de voir en quoi le développement du véhicule électrique (V.E.) pose aujourd’hui problème pour cette catégorie de population. On peut ensuite examiner les mesures qui permettront d’éviter que les ménages concernés restent en dehors d’une mutation technologique et sociétale importante.
Définir la précarité énergétique
Aux termes de la loi du 12 juillet 2010 « est en situation de précarité énergétique une personne qui éprouve dans son logement des difficultés particulières à disposer de la fourniture d’énergie nécessaire à la satisfaction de ses besoins élémentaires en raison de l’inadaptation de ses ressources ou de ses conditions d’habitat ». En pratique cela concernerait environ 5 millions de ménages en France soit plus de 12 millions de personnes, selon l’ONPE (Observatoire National de la Précarité Énergétique). En moyenne un ménage français affecte 9 % de son revenu aux dépenses d’énergie, moitié pour l’habitat et moitié pour la mobilité. Les ménages précaires affectent 10 % ou plus de leur revenu aux seules dépenses d’énergie de l’habitat, et souvent autant pour l’énergie destinée à la mobilité. Il ne faut donc pas se limiter aux dépenses d’énergie du logement mais tenir compte aussi des dépenses liées aux déplacements qui sont souvent d’ailleurs des déplacements professionnels.
On estime que 55 % des personnes précaires ont plus de 60 ans ; environ deux tiers de ces personnes vivent en ville ou en périphérie et un tiers en zone rurale. Ces personnes cumulent un triple handicap : un faible revenu (ménages vivant sous le seuil de pauvreté estimé à 60 % du revenu médian), une facture d’énergie élevée (ces ménages ont du mal à la payer ou se privent sur les dépenses de santé pour le faire), une situation de mal logement (logements mal isolés) associée à un éloignement du lieu de travail.
La transition énergétique vers une « mobilité propre » risque d’être coûteuse pour les ménages précaires.
Les populations les plus fragiles qui ont fui les centres-villes en quête d’un logement moins coûteux ne peuvent pas renoncer à la voiture ; elles ont besoin de se déplacer pour des raisons professionnelles, dans des zones où les transports collectifs sont souvent défaillants, et elles le font en utilisant des véhicules généralement d’occasion et plus polluants que la moyenne. L’âge moyen des véhicules est en France de neuf ans selon le CCFA (Comité des Constructeurs Français d’Automobiles) mais c’est une moyenne ; c’est douze ans environ pour le décile le plus pauvre contre six ans pour le décile le plus aisé. Toutes les mesures en faveur d’une mobilité propre et d’une fiscalité verte, et qui tendent à dissuader de recourir à la voiture, sont pénalisantes pour les populations les plus modestes, que ce soit l’augmentation de la TICPE (taxe intérieure sur la consommation de produits énergétiques), la taxe carbone (contribution climat-énergie intégrée à la TICPE), l’instauration d’une vignette ciblant les véhicules polluants, la circulation alternée ou le péage urbain. L’absence de transports en commun fiables et les difficultés à accéder à des services publics défaillants ou inexistants (cas des déserts médicaux) ne font qu’aggraver les choses pour ces populations périphériques. Ajoutons que pour ces ménages modestes le télétravail n’est pas facile à mettre en œuvre car il s’agit d’emplois qui exigent une présence physique sur le lieu de travail (cas d’une infirmière à domicile, d’un ouvrier d’usine ou d’une femme de ménage pour ne prendre que quelques exemples).
Les enquêtes montrent que 40 % des Français estiment ne pas disposer d’un accès facile et rapide au réseau local de transport (bus, TER, train, tramway) ; c’est 77 % dans les communes rurales. Les difficultés liées à la mobilité sont également un frein à l’insertion sur le marché de l’emploi : plus 20 % des Français déclarent avoir renoncé à se rendre à un entretien d’embauche pour des raisons de mobilité et autant d’avoir refusé un emploi pour cette raison. C’est particulièrement vrai chez les jeunes et les moins diplômés.
Le choix d’un véhicule propre, notamment électrique, se heurte aujourd’hui à plusieurs obstacles pour ces populations les plus modestes : le coût d’achat du véhicule (c’est la principale « barrière à l’entrée »), mais aussi les difficultés de recharge (absence d’un réseau suffisant en zone rurale), l’absence d’un marché d’occasion des V.E. et la faible autonomie des batteries. La peur de tomber en panne est une réalité qu’il ne faut pas sous-estimer, même si la distance moyenne parcourue est souvent inférieure à la capacité de la batterie mais c’est un facteur d’anxiété pour des personnes qui se déplacent plus que la moyenne dans des régions moins bien équipées que les centres urbains.
Les mesures en faveur du choix d’une mobilité propre pour les personnes défavorisées
Plusieurs mesures existent déjà ou pourraient être développées à côté évidemment d’un plus grand effort en faveur des transports en commun. On peut citer :
- Les primes à la conversion ; elles existent déjà et leur montant est loin d’être négligeable (6 000 euros) ; les constructeurs eux-mêmes ajoutent des aides diverses mais tout cela demeure insuffisant par rapport au prix d’un véhicule neuf. Ces primes tiennent certes en partie compte de la situation financière de l’acheteur mais pas suffisamment. Les ménages les plus aisés sont aujourd’hui ceux qui en profitent sans doute le plus lorsqu’ils acquièrent des véhicules haut de gamme. Cela peut engendrer un effet pervers puisque les taxes sur l’essence ou le diesel payées par les ménages modestes (via la TICPE) servent à financer l’achat de véhicules électriques pour les plus riches ;
- Les aides à l’acquisition de bornes de recharge ; on sait que 90 % des charges se font aujourd’hui sur le lieu de travail ou à domicile, le reste sur le réseau public. Mais le coût de la recharge à domicile est encore élevé, même si c’est plus simple en zone rurale où l’habitat est largement individuel ;
- Le chèque « mobilité » ; la loi LOM (Loi d’Orientation des Mobilités), qui est encore en discussion au Parlement en mai 2019, devrait aider les personnes qui acquièrent des véhicules propres ou utilisent des formes « bas carbone » de mobilité : auto-partage, vélo électrique, covoiturage… Ce sont en principe les employeurs qui devraient supporter la charge de ce chèque, ce que conteste le patronat ;
- L’existence d’un marché de l’occasion ; on peut penser qu’au fur et à mesure que la part du V.E. s’accroîtra, on assistera à l’émergence d’un véritable marché de l’occasion, ce qui sera une opportunité pour de nombreux ménages modestes. Rappelons que le marché de l’occasion représente aujourd’hui en France les 2/3 des transactions sur les véhicules pour les particuliers ;
- Le progrès technique et « l’effet d’échelle » qui devraient mettre sur le marché des véhicules électriques (ou à hydrogène) moins coûteux, surtout dans le contexte où plusieurs constructeurs automobiles annoncent déjà une fin programmée de fabrication de véhicules thermiques.
Le basculement vers le véhicule électrique est irrémédiable et se fera sans doute assez rapidement dès lors que la proportion de ceux qui ont fait ce choix aura dépassé un certain seuil (difficile néanmoins à déterminer). Il faut que les populations modestes et précaires ne restent pas en dehors de cette évolution et les collectivités locales qui prélèvent près de la moitié de la TICPE pourraient les aider à faire ce choix si une partie de cette fiscalité était affectée à lutter contre la précarité liée à la mobilité. D’une façon plus générale il ne faudrait pas ajouter une fracture de « mobilité propre » aux deux autres fractures qui sont déjà hélas une réalité : la fracture sociale et la fracture numérique.
Jacques Percebois, Professeur Emérite à l’Université de Montpellier