Chaque époque érige des piliers idéologiques pour soutenir son édifice social. Elle secrète en même temps des tabous qui constituent autant d’interdits de penser et finissent par asphyxier l’esprit critique. Il en fut ainsi du marxisme pendant plusieurs décennies du XXe siècle : les meilleurs esprits se retrouvèrent empêtrés dans un fatras de promesses annonçant les lendemains enchantés du monde communiste. Il fallut du temps pour que les yeux se dessillent, pour que ceux qui ne pensaient pas comme les « intellectuels de gauche » ne soient plus considérés comme d’affreux réactionnaires vendus au capitalisme assimilé à la figure du mal. Ce proche passé devrait inciter à lire le présent avec prudence, afin de se prémunir des emballements substituant l’irrationnel à la raison. L’irrationnel, ou plutôt le religieux, car le couple bien/mal a tôt fait d’évincer le couple vrai/faux.
Depuis que le masque du paradis communiste est tombé, laissant un vide abyssal, le religieux s’affuble d’autres chasubles. Plus les églises se vident en Europe, plus les prophètes prospèrent, se nourrissant de fake news et d’un alarmisme boursouflé par les réseaux sociaux. Les déclinologues s’en donnent à cœur joie. Un ancien ministre de la République n’annonce-t-il pas la fin du monde dans une décennie ? Personne n’attacherait d’importance à ses billevesées si des communicants complaisants ne les relayaient. Pareillement, qui aurait accordé quelque crédit aux propos hallucinatoires de la jeune Greta Thundberg si des médias en quête perpétuelle de sensationnel ne l’avaient érigée en égérie ?
Aujourd’hui, deux sujets majeurs occupent l’espace public, laissant peu de place à la liberté de penser, enfouissant les Lumières sous une chape de certitudes ne souffrant pas discussion : le sexe et le climat. Le bien et le mal y renouvellent le terrain de jeu de leur éternelle confrontation. Le genre et le réchauffement climatique prospèrent, vouant aux feux de l’enfer les malheureux qui, au nom de ce qui fit la grandeur de la philosophie occidentale, osent encore émettre un doute. Le doute, pourtant, n’est-il pas au fondement de toute sagesse comme de toute science ? Mais la police de la pensée, forte des formidables moyens techniques contemporains, réfute le doute. Elle met tout en œuvre pour l’étouffer, comme le firent les régimes totalitaires du XXe siècle. Le XXIe siècle ne diffère que par la nature des sujets qui ne tolèrent aucune tolérance. Encore n’a-t-on pas trouvé l’artifice qui associerait sexe et climat, genre et réchauffement, en une apothéose inédite d’un bien-penser totalisant.
La force de l’image
Et le feu dans tout cela ? Nous y voilà. L’été 2019 a été marqué par une polémique et une brouille diplomatique entre la France et le Brésil au sujet des feux en Amazonie. Rien moins que l’apocalypse à en croire les médias unanimes. Au feu, l’Amazonie brûle, la fin du monde est pour demain. Satan se frotte les mains. Le président Macron, en l’occurrence mal conseillé, alla jusqu’à évoquer un « écocide ». L’Amazonie en feu ne justifierait-t-elle pas un droit d’ingérence écologique ? Dans nos cultures européennes, pourtant largement déchristianisées, l’enfer et le feu continuent à se conjuguer. L’incendie de Notre-Dame a ranimé les cendres d’un héritage chrétien réinterprété. Les feux obsèdent. N’en vient-on pas à invoquer Jeanne d’Arc qui périt sur un bûcher ? Les braises de l’inconscient deviennent incandescentes. On en appelle tantôt à la science et à l’onction du GIEC, tantôt au militantisme d’ONG qui prospèrent sur les angoisses d’un monde déboussolé d’avoir sacrifié ses repères ancestraux, pour déplorer les incendies dévastateurs de forêts. On pourrait aussi bien écouter les poètes. « Écoute bûcheron, arrête un peu le bras. Ce ne sont pas des bois que tu jettes à bas ; ne vois-tu pas le sang, lequel dégoûte à force, des Nymphes qui vivaient dessous la dure écorce ». Au temps de Ronsard on ne parlait pas de changement climatique – encore que sévissait le petit âge glaciaire – mais l’arbre était mystique. Il l’est toujours. Ne vénère-t-on pas les « arbres remarquables ». Embrasser les arbres, se frotter à l’écorce devient même une nouvelle mode.
En réalité, les forêts n’intéressent le grand public que lorsqu’elles sont la proie des flammes et menacent les installations humaines : feux méditerranéens estivaux, gigantesques incendies californiens défrayent la chronique, alimentant les craintes relatives au réchauffement climatique et aux émissions de gaz à effet de serre. Dans une vision désormais mondialisée, les forêts tropicales ont été labélisées « poumon » de la planète. L’image a fait mouche bien que la forêt fonctionne à l’inverse d’un poumon puisque, par la photosynthèse, elle fixe du gaz carbonique prélevé dans l’atmosphère, alors que le poumon y puise de l’oxygène et rejette du CO2. Passons sur ce contresens. Pour les défenseurs patentés de l’environnement, sauvegarder les forêts tropicales est une noble cause. L’Amazonie avec son immense massif forestier est devenue emblématique des combats pour sauver la planète. D’autant plus que la protection de la forêt rejoint la cause de la sauvegarde des peuples autochtones menacés par l’avidité destructrice de « colons » qui brûlent les forêts pour y installer des pâturages à bovin, et de sociétés agroindustrielles cultivant sur des dizaines de milliers d’hectares du soja destiné aux élevages européens. Le schéma infernal est bien connu. Ce salmigondis n’est pas fait pour clarifier une question fort complexe, malheureusement transposée sur un terrain émotionnel qui ne peut que brouiller le réel.
Une pluralité d’AmazonieS
Les feux de l’été 2019 ont été très médiatisés. Les photos largement diffusées sur tous les supports de communication, presse et télévision, impressionnent parce que le feu, en technicolor, toujours impressionne. Il ne fallait toutefois pas être un spécialiste chevronné pour constater que ce qui brûlait n’était que de la forêt dégradée, de la savane arborée, mais pas de la forêt dense humide, celle que d’habitude on considère comme le « poumon ». L’Amazonie qui brûle est celle des périphéries de cette immense région. La forêt amazonienne couvre quelque 5 millions de km2, près de dix fois la France. Au Brésil, l’État d’Amazonas s’étend sur 1,66 millions de km2. Les subdivisions politico-administratives et l’extension des formes de végétation ne se superposent pas exactement. Il conviendrait de parler au pluriel des forêts amazoniennes afin de faire la part du feu. Mais, vue de France, l’Amazonie forme un tout indifférencié, et constitue un symbole. L’inévitable Raoni Metuktire, chef du peuple Kayapo, dont le plateau labial lui donne accès à tous les plateaux télévisuels, fut bien sûr sollicité pour dénoncer dans une même protestation les feux et les atteintes aux peuples autochtones. Raoni a même été proposé comme candidat au prix Nobel de la paix. Au-delà de l’emballement médiatique qui fait mouche à tout coup avec ses images de l’enfer, que dire, posément, de l’Amazonie qui brûle ? Plus généralement des forêts tropicales dont l’embrasement menacerait la planète ?
L’essartage
Cessons d’abord de diaboliser les feux de forêt. Dans l’ensemble du monde tropical, l’essartage a de tout temps été le pivot d’un système technique de production parfaitement équilibré et « durable » comme on dit aujourd’hui : la culture itinérante sur brûlis. Dans un contexte d’outillage rudimentaire (hache, machette et houe) le feu est indispensable pour ouvrir des clairières de culture, tout en étant bénéfique car il enrichit les sols en éléments basiques, notamment en potasse (« pot ash », cendre). Après un ou deux ans de culture le champ est abandonné, l’invasion d’adventices et la repousse de la forêt rendant la culture impossible. Une jachère forestière s’installe, reconstitue une biomasse qui sera à nouveau brûlée vingt ou trente ans plus tard. Pendant ce temps, chaque année, de nouvelles parcelles sont préparées grâce au feu, entretenant le cycle productif. La seule limite à ce système économe en travail et ne nécessitant aucun intrant, est d’ordre démographique : il ne fonctionne qu’avec des densités de quelques habitants par km2. Au-delà d’une dizaine, peut-être une vingtaine selon les aptitudes des sols, le temps de rotation des cultures devient trop court pour une reconstitution suffisante de la biomasse : il faut alors passer à des formes plus intensives d’agriculture.
Le bassin du Congo est conforme à ce modèle ; les faibles densités en autorisent la perpétuation. Le taux de couverture forestière ne recule, sous l’effet de l’agriculture, qu’en RDC, ce qui s’explique par un taux de croissance démographique de 3 % par an. Les besoins alimentaires conduisent inéluctablement à des défrichements forestiers. Ce fut la même chose en Europe au rythme séculaire de sa croissance démographique : les forêts du bassin parisien ont fait place aux exploitations parmi les plus productives du monde. La stigmatisation des feux de forêt tropicaux n’est rien d’autre qu’une survivance des mentalités coloniales. Quant à l’exploitation forestière, de plus en plus contrôlée et gérée selon des principes d’exploitation durable permettant la régénération des forêts, son impact s’avère globalement limité. Au Gabon, un des principaux producteurs de bois depuis plus d’un siècle, le taux de déforestation annuel est aujourd’hui de 0 %.
La situation n’est bien sûr pas partout la même : parler globalement des forêts tropicales serait abusivement réducteur. À Bornéo, l’exploitation intensive du bois en réponse à la fringale chinoise a provoqué une déforestation menaçant la biodiversité et les communautés indigènes. L’expansion des plantations de palmiers à huile au détriment des forêts tropicales dans tout l’archipel indonésien est elle aussi un sujet d’inquiétudes – et de débats sur les capacités comparées de fixation de carbone des forêts naturelles et des plantations d’elaeis. En 2019, comme en 2015, de gigantesques incendies ont embrasé Sumatra et Bornéo au moment des brûlis, provoquant d’importantes perturbations atmosphériques.
De la fôret à la terre d’élevage
L’Amazonie représente un cas de figure particulier : pour des raisons largement culturelles, les défrichements des « colons » ont pour but d’installer des pâturages à bovins. À la différence de l’Afrique tropicale où la trypanosomiase transmise par la mouche tsé-tsé interdit ou limite l’élevage du gros bétail, les forêts de l’Amérique tropicale représentent un potentiel convoité par les éleveurs. Dans un cas comme dans l’autre, il s’agit de feux agricoles reproduisant chaque année des pratiques bien moins destructrices pour l’environnement et la biodiversité que l’agriculture chimique des pays du nord. Au Brésil, les images de satellite en août 2019 montrent que les « points chauds » signalant les feux se répartissent sur une grande partie du territoire, bien au-delà de l’Amazonie. Comme tous les ans en fin de saison sèche les feux préparent les terres de culture et d’élevage. Dans une interview à la revue La géographie datant de septembre, Hervé Therry, spécialiste du Brésil, a relevé le paradoxe d’une campagne médiatique accusatrice envers les autorités brésiliennes, notamment en France, alors que depuis quelques années le taux de déforestation est orienté à la baisse. Les prises de position du président Bolsonaro pourraient certes conduire à inverser cette tendance. Quoi qu’il en soit, on comprend l’agacement brésilien face à des déclarations perçues comme une atteinte à la souveraineté nationale. Imagine-t-on les réactions de la France si le Brésil, ou toute autre puissance, qualifiait d’écocide l’usage de tel ou tel pesticide par exemple dans la viticulture ?
Il ne faut pas se tromper de cible en vouant les feux aux gémonies. Brandir le mal c’est ajouter au malheur du monde car c’est mal nommer les choses. Mieux vaudrait relire Camus que d’accuser des pratiques qui ne contribuent qu’à la marge au changement climatique, au demeurant inhérent à l’histoire du monde. Les forêts tropicales n’ont pas vocation à réparer les dommages provoqués par le modèle de croissance des pays industrialisés. À eux d’assumer leurs responsabilités, de balayer devant leur porte au lieu de chercher ailleurs des coupables. Les tentatives de limitation des défrichements forestiers tropicaux par des moyens financiers (depuis les compensations pour déforestation évitée, jusqu’à la machine à gaz des mécanismes REED – réduction des émissions dues à la déforestation et à la dégradation des forêts) se sont révélées peu probantes. Cessons de crier « au feu ». L’envolée lyrique de Jacques Chirac à Durban en 2002 n’a pas été suivie d’effet, pas plus que les Cop qui bricolent chaque année des discours impuissants. Il ne sert à rien de se focaliser sur l’Amazonie. Les déclarations accusatoires, les recherches en culpabilité ne peuvent faire longtemps illusion. C’est aux pays dont le système économique et social provoque la dégradation de l’environnement, l’appauvrissement dramatique de la biodiversité et l’émission massive de gaz à effet de serre qu’il revient de modifier leur mode de vie s’ils veulent véritablement préserver l’avenir de la terre. Pointer les forêts qui brûlent ne fait que les distraire de leurs propres responsabilités. La fascination du feu enfume la pensée. À quand le retour du Moloch ?
Roland Pourtier