Qu’est-ce que l’Europe ? Un continent ? Où commence-t-il ? Sur le flanc ouest de l’Oural ? Où s’arrête-t-il ? Là où l’Océan poudroie ses côtes de son écume ? Une première étymologie est attribuée aux marins phéniciens. Europe viendrait du mot Ereb, qui signifie « le couchant ». La seconde est grecque : Europè se compose de deux mots, eurys et ops, qui renvoient respectivement à l’idée de largeur, de ce qui est vaste et s’étend au loin, et au fait de regarder en face ou, par extension, au regard et à l’œil. Ainsi dit-on souvent d’Europe qu’elle est celle qui a de grands yeux. Mais ce n’est pas ce que j’entends. Europe se déploie au loin. Elle habite l’horizon, toujours fantasmatique, du rêveur. Et pour cause ! Elle fut, à l’origine, le rêve d’un dieu.
Europe était une princesse phénicienne, fille d’Agénor, roi de Tyr, et de Téléphassa. Zeus s’en éprit. Il s’en éprit vraiment. Sans doute la considéra-t-il longuement avant d’imaginer la forme propice pour la séduire et l’enlever. Apparaître sous l’aspect magnifique d’un puissant taureau blanc n’était pas anodin. Le taureau, dont la force se ramasse au niveau de l’encolure, est dédié à la terre. Déjà, il apparaît chez les Égyptiens et c’est, à travers lui, un dieu qui cherche à prendre forme, à se nouer à l’homme. Le dieu enlève la princesse. Elle a les qualités requises sans doute pour accomplir le projet divin d’une grande lignée. Et, sur son dos, il l’emporte par la mer. Bientôt la bête et la jeune fille ne forment plus qu’une tâche, un point. Point qui, finalement, s’éclipse, laissant l’horizon vierge et bleu. A-t-il jamais existé ?… Des frères sont aussitôt envoyés à la recherche de leur sœur, avec l’interdiction expresse de revenir sans elle. L’un d’eux, Cadmos, las d’errer en vain, consulte l’oracle delphique et reçoit comme injonction de suivre une génisse – encore un bovidé ! – et de bâtir une ville là où, d’épuisement, elle tombera. Ce sera la ville de Thèbes… la cité d’Œdipe, le premier héros grec, le seul, à ne pas vaincre son ennemi par la force des armes ou des poings mais par l’usage du logos. Le sujet occidental s’annonce. Mais, avant, Sémélé, fille de Cadmos, séduit à nouveau le Grand Cronide. Il a dû renoncer à Europe et regagner les cieux. En éprouve-t-il la nostalgie ? Est-ce la princesse phénicienne qu’il devine sous les traits de Sémélé ? Celle-ci donnera naissance au second Dionysos dont on se contente souvent de dire, par assimilation à Bacchus, qu’il est le dieu de l’ivresse et de la dispersion. Il est aussi celui de la conscience d’un Je, du rassemblement et de la civilisation. Son père, afin de pouvoir l’élever parmi les siens, au sommet de l’Olympe, lui demande conquérir les Indes, de leur apporter le vin. Ce qu’il fait.
Pourquoi suis-je et resté-je européenne ? Pour ce rêve d’un dieu qui déploya l’horizon du désir, y déposant la figure de l’Autre et, se faisant, libéra l’accès à l’élaboration patiente de la subjectivité. L’Europe n’existe pas. Il est autant d’Europe que de rêves, que de rêveurs, que d’Européens. Mais l’Europe insiste afin que ces rêves se tissent, se détissent, se retissent inlassablement… et que, au gré de ce patient et subtil ouvrage, s’élaborent des institutions à même de refléter, de façon toujours plus juste, ce qu’être un sujet signifie.
L’Europe semble aujourd’hui se défaire. Mais il est impossible qu’elle meure. Comment pourrait disparaître ce qui a déjà disparu et appartient à l’éternité du rêve ? Il est un rapport analogique entre l’Europe et l’Homme. Tous deux relèvent de l’idéalité et requièrent, pour s’incarner, un travail de mise en forme que seul un sujet, un Je, peut accomplir. L’Europe, pas plus que l’Homme, n’est arrêtée dans sa forme. C’est pourquoi il nous est si difficile de nous entendre concernant son élaboration et son devenir. L’un et l’autre sont traversés par l’infini sans lequel il n’est aucune liberté. Si nous étions finis, d’ores et déjà accomplis, nous passerions notre existence sans jamais subir cette dure épreuve qui consiste à choisir entre le bien et le mal, plutôt ceci que cela. Être un sujet, c’est choisir. C’est vivre, et perpétuellement revivre, cette crise de la décision et, une fois la décision prise, s’y tenir, traverser.
Revenir au mythe, pour parler d’Europe, permet de convoquer l’un des fonds imaginaires dans lequel s’enracine la civilisation occidentale. Les mythes sont des images parlantes dont le sens, jamais, ne s’épuise. Nous devons réinventer l’Europe. Cette réinvention suppose conjointement celle du sujet, autrement dit, d’ores et déjà, de repenser la culture et l’éducation en les réinscrivant dans une mémoire des langues et une pratique de la parole. Il est un temps pour l’expansion et les conquêtes, un autre pour le retrait. Nous sommes aujourd’hui rappelés à nos creusets… S’agit-il d’un repli stratégique ? C’est au prix d’un approfondissement, me semble-t-il, que nous pourrons renaître avec un projet véritablement signifiant.
Camille Laura Villet