En France et dans d’autres pays de l’Europe occidentale, quand on parle de l’Europe, le plus fréquemment, on l’évoque en apposant le binaire signifiant l’Europe et l’Amérique (en sous-entendant souvent l’Union européenne et les États-Unis d’Amérique), l’Europe et l’Afrique, l’Europe et le Proche-Orient, l’Europe et la Chine. Certains, comme Hubert Védrine, utilisent parfois le signifiant l’Europe dans un sens géographique, en y incluant notamment la Russie, mais toujours pour l’opposer à l’Amérique, la Chine, etc
En Europe centrale et orientale, le signifiant l’Europe est avant tout entendu dans un sens géographique. Un Croate ayant un passeport de la Croatie est un Européen. Indéniablement ! Et un Croate habitant la Bosnie-Herzégovine et n’ayant que le passeport bosniaque ? Est-il un non-Européen ?
Dans ces régions de l’Europe où les frontières étaient si souvent découpées d’une manière arbitraire, c’était le réel de la langue qui faisait que quelqu’un était Croate, Serbe, Hongrois ou Polonais. Au début du XXe siècle un Polonais, sujet de l’Empire Russe, était polonais. Tout comme un Polonais sujet de l’Empire Austro-Hongrois. L’appartenance à un empire multi-national et surtout, le fait qu’un peuple était partagé entre plusieurs empires renforçaient le nationalisme – « le narcissisme de la petite différence »[1] évoqué par Freud, citoyen de l’Empire Austro-Hongrois. Nous connaissons tous l’horreur où cela a mené l’Europe du XXe siècle.
L’idéologie chauviniste du « monde russe » se nourrit du même phénomène. À cela se rajoute le revanchisme totalitaire de quelqu’un pour qui en 2005 la dissolution de l’Union Soviétique était la « plus grande catastrophe géopolitique du siècle dernier »[2] et qui en 2014 avait déclaré que la Russie n’avait besoin que de 48 heures pour prendre d’assaut les capitales de certains pays de l’Europe de l’Est[3].
Dans ce contexte de la menace permanente, en Europe orientale, outre la vision géographique de l’Europe, sa vision politique s’appuie non pas sur le binôme Europe /Amérique, mais sur l’opposition Europe /Russie. Les valeurs européennes (traditionnelles ou libérales) / l’idéologie totalitaire post-soviétique. La démocratie / le totalitarisme. Le monde occidental / la Russie.
Ainsi s’explique un phénomène assez incompréhensible pour les habitants de l’Europe occidentale que jusqu’à une époque assez récente[4] pour les habitants de l’Europe de l’Est, notamment grâce à Zbigniew Brzezinski[5] et Madeleine Albright[6], l’Europe politique et les États-Unis d’Amérique faisaient l’Un face à l’Autre (la Russie). Notamment à cause du fait que le soutien conjoint des pays de l’Europe occidentale et des États-Unis d’Amérique ont permis aux nombreux pays de l’Europe centrale et orientale de rejoindre l’OTAN et ensuite l’Union européenne.
Pour la gauche progressiste occidentale, issue de la génération de mai 68, qui a cru à ce que donnait à voir la propagande de l’idéologie communiste, la réalité cauchemardesque de leur rêve de jeunesse, vécue par l’Europe orientale, provoque chez certains d’entre eux une certaine animosité à l’égard des pays qui les ont privés de leur fantasme idéologique et une nécessité de tenter de démontrer qu’il s’agit des réactionnaires. Pour l’Europe de l’Est, il s’agit d’une incompréhension foncière, comment est-il possible que leur souffrance ne soit pas entendue, que certains massacres et certains bourreaux soient considérés comme étant moins abominables que les autres, et comment dans des pays démocratiques on peut encore aujourd’hui croire aux idéologies totalitaires ?
Si en Europe occidentale, l’Église, notamment l’Église catholique, est souvent considérée comme étant un moyen d’oppression, pour l’Europe orientale, elle était porteuse de l’espoir démocratique et de la liberté de l’esprit[7]. Cette position peut être résumée par la formule : « Si Dieu est interdit par les communistes, il doit bien exister ! » Même si le parti communiste fait croire que le KGB, la STASI, etc. contrôlait tout, qu’il était partout, qu’il voyait et qu’il entendait tout, il y avait une faille.
Le totalitarisme n’est pas l’Autre absolu. Ainsi les paroles de Jean-Paul II : « N’ayez pas peur ! » était le véritable moteur de la révolte qui a conduit au réveil des mouvements démocratiques et à la réunification de l’Europe.
Jeanne Gailis, psychanalyste, psychiatre, médecin directeur du CMPP de Montreuil
[1] S. Freud, Malaise dans la culture (1930).
[2] V. Poutine, Allocution télévisée du 25/04/2005.
[3] J.Huggler, in The Telegraph » du 18/09/2014 : « « If I wanted, in two days I could have Russian troops not only in Kiev, but also in Riga, Vilnius, Tallinn, Warsaw and Bucharest, » Mr Putin allegedly told (…) Petro Poroshenko (…) reported Süddeutsche Zeitung, a German newspaper ».
[4] Jusqu’au changement de la stratégie de la politique étrangère de l’administration de Barak Obama.
[5] Ancien conseiller à la sécurité nationale du président des États-Unis d’Amérique Jimmy Carter de 1977 à 1981, originaire de Varsovie.
[6] Née Marie Jana Korbelová, ancienne Secrétaire d’État des États-Unis de 1997 à 2001 et Ambassadeur des États-Unis de 1993 à 1997, originaire de Prague.
[7] Cf. p.e. Discours du Pape Jean- Paul II lors de la rencontre avec les étudiants universitaires de Cracovie du 8 juin 1979, publié par Libreria Editrice Vaticana.