La dernière fois que j’ai vu Sam, peu de jours avant sa mort, il était allongé, dans la pièce du bas, le visage tourné vers la porte, souriant, comme apaisé, un peu comme un enfant, dépeigné, hirsute, habillé de hasard. Une sorte de Pierrot l’ébouriffé des contes, mais la sauvagerie native de l’homme des rues que j’avais rencontré, avait fait place à une douceur que je ne lui avais jamais connue. C’est de souvenirs d’enfance dont il se mit à me parler, d’emblée, sans précaution, des souvenirs qu’il ne m’avait jamais confiés, alors que je croyais savoir tout de sa jeunesse. Tous évoquaient le quartier de la rue Saint Martin et de la rue Ours qu’il savait que je connaissais bien, pour l’avoir moi aussi traversé mille fois du temps où il y habitait déjà, habitué entre autre du Café Curieux, à l’angle de la rue du Renard et de la rue Sainte Croix de la Bretonnerie, bien avant de fréquenter le Bar Bac.
Mais c’est un autre lieu sur lequel il s’attarda, un peu plus loin vers l’est : rue Pavée, au n°10, la synagogue de Guimard, construite en 1913, pour faire face à l’afflux soudain des populations ashkénazes, russes et surtout polonaises. Il ne m’avait jamais parlé de religion, moins encore de pratique. Cette fois, il m’évoquait le bâtiment, les jours où il y allait, et l’importance que cela avait eue dans sa vie d’enfant à Paris.
Il y avait aussi autre chose dans cet attrait et dans ces souvenirs : un choc qu’il faut bien appeler esthétique, sa première découverte du beau, dans l’élévation du bâtiment, la découverte des liens que nous tissons avec l’espace, le vide, le vertige, la perspective… Guimard n’avait eu à sa disparition qu’une étroite bande de terrain de cinq mètres sur 23. Il s’en était sorti par un ingénieux système de courbes et de contrecourbes, incurvant la façade, et la surhaussant par un jeu élégant de colonnes et de pilastres entourant de hautes fenêtres verticales…
En écoutant Sam, je découvrais alors la pièce manquante d’une sorte de puzzle visuel qui avait en sourdine, tout au long, ordonné son travail sa cadence, ses formats, ses obsessions. Guimard avait été dans son enfance ce que serait Gaudi plus tard, un autre architecte, quand il commença de peindre, et dont le fameux banc figure à peu près dans tous les intérieurs, comme un talisman, ou comme une clef de lecture. Un jeu de courbes et de contrecourbes pour démultiplier l’espace, un principe de croissance analogue à celui des plantes et des feuillages, un élément biologique de développement mais aussi, en même temps, un siège enfin pour déposer, reposer la vue et le corps, et une assise assez solide, assez stable pour pouvoir échapper au vertige, et prévenir la chute.
Le vertige, Sam l’avait éprouvé, de façon atroce, lorsque, pour le punir, son oncle le suspendait dans la cage de l’escalier de la rue Saint Martin. Un trou, un vide, une chute. Le monde se déroulerait sous nos pas, non pas comme un chemin ou assurer sa marche, mais comme un vortex, un tourbillon, un maelstrom pareil à celui du conte de Poe, dont l’escalier en colimaçon fournissait le mécanisme.
Étonnante leçon de perspective que Sam allait reprendre tout au long de son travail. Non seulement dans ses fameux escaliers, mais aussi dans ses vues urbaines : le monde ne se déploie pas sous nos yeux comme un empilement de façades réglés par l’éloignement, il se dérobe, sans arrêt, il se courbe, s’incurve, il fuit, et il n’y a jamais moyen de rendre son mouvement tournant sur la platitude de la feuille. Sam ingénu, Sam furieux, Sam l’Ebouriffé, mais aussi l’observateur sagace, le dessinateur exact, toujours, mais aussi, celui qu’on a connu, savant, érudit, curieux, un œil prodigieusement intelligent qui par exemple s’était formé en lisant les très savants traités de perspective curviligne d’Albert Flocon, étudiant la projection planimétrique de la Renaissance à nos jours. Szafran, rare à notre époque, avait osé affronter le problème à nouveau. Un sauvage, mais un sauvage doté sous son aspect bourru, d’une intelligence et d’une culture exceptionnelles.
Gaudi, Guimard, ce qu’on appelle bêtement le modern style, en fait , c’était l’aspect végétal de la modernité qu’il découvrait en eux, au moment où les banlieues commençaient à aligner leurs blocs de béton quadrangulaires et leurs structures de métal, Szafran serait fasciné de regarder le mouvement de croissance et de profusion des plantes, des feuillages, des racines, comme des appuis où s’accrocher quand on a peur de tomber, pareil à Tarzan dans la jungle, le sauvage toujours – et à appliquer le principe pour édifier savamment le tableau.
Et puis, il y avait eu le pastel. Une matière capable de fixer la lumière. Et aussi, pour contrer l’aspiration du vortex, du trou vertical et vertigineux dans lequel les formes s’engloutissent, à mesure qu’elles croissent, un plateau, une assise horizontale, stable et permanente, immobile, une grande table, pour permettre le tableau, doucement inclinée, comme le clavier d’un orgue, choisir une à une les couleurs, comme Jean Guillou choisissait ses sons et faisait ses gammes. C’est aussi en lisant les plus savants traités du temps que Sam avait appris cette technique négligée, avant d’en devenir un maître.
Mais c’était là aussi, la parade à l’angoisse primitive de l’enfant suspendu dans le vide : le monde, le réel, l’espace, la déclinaison des volumes, ce n’était pas seulement le gouffre, c’était le plateau stable et lourd, sur lequel se déclinent, alignés côté à côte, les 1 700 tons du pastel. Un dépôt, comme de la craie des falaises, une stabilité, pour s’opposer à la chute, à la fuite, à l’incurvation effrénée des formes du visible.
Deux écueils avait-il ainsi toujours éprouvés dans la facture de l’œuvre. D’un côté le foisonnement, la pullulation, la croissance indéfini du végétal, du mur qui n’en finit pas de grandir, de pousser, de croitre. De l’autre, la vidange du visible, telle que la perspective naturelle l’oblige à considérer et dont la cage de l’escalier, sous le regard, donne une image concrète.
Modern style d’un côté, perspective curviligne de l’autre. Pour asseoir le visible, pour que le tableau se fasse, il lui faut une table, pesante, horizontale, la boîte des pastels, l’entablement des couleurs infinies du prisme.
Ainsi pourrait-on dire que, de ces deux expériences premières de l’enfant, la découverte de l’architecture de Guimard dans sa synagogue de la rue Pavée, dans l’ordonnance soupe et végétale de sa façade, de l’autre, celle de la panique de la chute dans l’escalier ouvert sous lui, est né cet art singulier, à la fois infiniment sensible et singulièrement rationnel.
Sam en a donné, juste avant de disparaître, un exemple magistral, un dernier tableau, demeuré inachevé, une vue de son atelier, qui croise la verticalité du mur de feuillage et l’horizontalité de la boîte des pastels, une croix rigoureuses, une illustration de l’orthogonalité impérieuse du monde, comme il y a une orthographe de la langue à laquelle le tableau doit obéir, au milieu duquel se dresse, protectrice, silencieuse, comme autrefois dans les jardins clos, non plus cette fois assise sur le banc de Gaudi, mais debout, dressée, pour conserver l’assiette, la figure de Lilette.
*Jean Clair, de l’Académie française, rend hommage à l’artiste-peintre Sam Szafran, récemment disparu.