Ce qui nous est donné à penser, c’est ce néologisme « transhumanisme », que l’on a eu la prudence d’écrire au pluriel, à la façon d’une nébuleuse. Pour mesurer les enjeux de ce « nouveau corps », augmenté, amplifié et héroïsé, jusqu’à prétendre transgresser l’humanisme, le mettre en transe, il convient d’examiner le discours qui le soutient et qui, même s’il ne rallie pas les suffrages de tous les « prothésistes », en constituent le pendant idéologique dominant, en tout cas le plus bruyant. Le mot clé en est, on le sait, « l’homme » dit « augmenté »[1], ce qui suppose une thèse anthropologique qu’il importe de soumettre à l’examen.
Que veut le transhumaniste ? La « sur-évolution »
Que veut le transhumaniste ? Voilà la question, primant sur le contenu même de la « doctrine », qui s’approche par l’histoire et s’éclaire par la psychanalyse.
Le terme lui-même ne tombe pas du ciel. Il est attesté dès 1957 chez Julian Huxley, il y a 60 ans, le frère de Aldous Huxley, prophète du Brave new world, du Meilleur des mondes en 1932. Il a refleuri dans les années 1980 à l’Université de Californie de Los Angeles. C’est une futurologie qui dès lors ne lâchera plus le morceau, prophétie à résonance néo-messianique, qui annonce un au-delà (trans) de l’homme, en une atmosphère vaguement nietzschéenne, l’accomplissement de l’homme par la prothèse fleurant le « sur-homme », car entre « sur » et « trans », travaille une certaine fonction superlative. Ce prophète d’une « religion de l’avenir » présente, dans ce court texte manifeste, le « véritable destin de l’espèce humaine », au nom de l’évolution, qui permet de la présenter comme la « réalisation la plus aboutie des possibilités de l’homme », au point de devenir le « directeur général de la plus grande entreprise de toutes, celle de l’évolution ». Notons cette notion d’une « sur-évolution ». Depuis Herbert Spencer, plus encore que chez Darwin, l’auteur de l’Origine de l’espèce mais aussi de la Descendance de l’homme, l’Évolution est érigée en schibboleth de la science. Mais tandis que l’évolutionnisme repose sur un continuisme, permettant de penser les coupures, le transhumanisme se présente comme prônant une ligne de franchissement ou de basculement, à partir d’une certaine pression évolutive exacerbée.
Quel en est le message en substance ? C’est que ce qui grève l’homme saisi en sa réalité corporelle, la souffrance, le handicap, le vieillissement, la maladie, bref « l’être pour la mort », pour parler comme Heidegger, se doit d’être dépassé et est voué à être dépassé effectivement par la dynamique même des technologies corporelles, de remédiation et de reconstruction. De ce dépassement, croit pouvoir constater le transhumanisme, nous avons désormais les moyens. Il s’agit bien d’une « transe » anthropologique. Nous sommes dans le registre du « post » et de la fin de l’Histoire, telle que l’a dessiné Fukuyama[2], bien que celui-ci ait condamné formellement le transhumanisme, présenté comme « le plus grand danger ».Mais c’est aussi un métamorphisme anthropologique (cf. le mouvement « Neohumanitas » ).
Un mot l’exprime, particulièrement révélateur, « extropie » (Max More), qui va jusqu’à l’absurde, soit décréter la fin de l’entropie, loi de la thermodynamique qui suppose une augmentation chronique du désordre dans la machine ! Cette spéculation extrême de la mouvance transhumaniste en exprime le fond magique, de réforme sur décret des acquis de la physique ! Le cyborg est donc investi de la mission de conjurer l’entropie et d’accomplir… l’ex-tropie, la sortie du désordre.
Pour une généalogie du dieu prothétique
Voici, en écho ironique, un propos : « L’homme est pour ainsi dire devenu une sorte de dieu prothétique, vraiment grandiose quand il revêt tous ses organes adjuvants »[3]. Ce propos pourrait émaner d’un croyant « transhumaniste » en l’Homme triomphalement augmenté de 2017. Alors qu’on le trouve sous la plume du créateur de la psychanalyste, il y a quelque 85 ans, il est extrait de Malaise dans la culture, paru en 1930. C’est ce qui d’emblée prouve l’actualité d’une problématique que certains croient datée, la psychanalyse apparaît comme surannée aux yeux de ceux qui prônent une surmodernité .
En fait, la différence s’annonce par la différence de ton. Chez les chantres actuels de « l’homme augmenté », cela résonne comme une sorte d’incantation (ils n’oseraient d’ailleurs pas le dire en des termes aussi directs que Freud, mais c’est la formule parfaite de leur fantasme de culte de dieu prothétique pré-énoncé ici). Chez Freud, il s’agit d’un constat, qui prend au reste la portée d’une prophétie objective. Elle ne s’évalue d’ailleurs chez lui que par le complément qu’il lui donne, que nous verrons plus loin, et qui est plus qu’une réserve – à laquelle le courant, l’école, le mouvement, comment l’appeler ?, transhumaniste, passe outre, avec une sorte d’ivresse froide.
Le pré-diagnostic freudien
Ce propos freudien peut apparaître après coup comme évaluation anticipée de ce mouvement, dont on trouve à l’époque de Freud les prémisses prométhéennes. Chaque élément de cette phrase est important à considérer et à méditer pour la présente réflexion.
En premier lieu, cette notion d’un « dieu prothétique », dieu avec une minuscule, mais qui, au dire de Freud, vise « la ressemblance avec Dieu » avec une majuscule. Prothesengott, dit Freud, littéralement un « dieu à prothèses » ou un dieu-prothèse. C’est un dieu humanisé autant qu’un homme divinisé. Et divinisé par quoi ? Par la prothèse, par l’artifice devenu tout puissant. Car Dieu n’a évidemment pas besoin de prothèse (si ce n’est le désir de l’homme religieux !)[4], l’homme, pour jouer au dieu, en a besoin. Si Dieu a fait l’homme à sa ressemblance, selon la proposition biblique, l’homme prothétique veut faire Dieu à son image, avec les ressources de la science médicale et des avancées biotechnologiques. Il pourrait faire fond sur l’humanisme athée de Feuerbach, mais se fie désormais moins à la nature humaine qu’à ses divins artifices… « Dieu, que la prothèse est jolie… et puissante ! » Preuve que la médecine dite scientifique ou « de pointe » est embauchée, fût-ce à son corps défendant, dans ce projet de religion païenne. « Dieu à prothèses » peut aussi s’entendre ironiquement comme un « dieu en toc », un dieu synthétique nommé cyborg)…
En second lieu, il y a cette idée d’« organes adjuvants » (Hilfslorgane, littéralement « organes auxiliaires »), qui viennent en aide (Hilfe), en s’agrégeant, et à quoi ? Au corps que l’on peut appeler « naturel », un corps factice de complément donc qui vient à son secours. L’organe désigne à la fois l’« ensemble d’éléments cellulaires physiologiquement différenciés et combinés, remplissant une fonction déterminée et un dispositif remplissant une fonction déterminée ». Le complément prothétique constitue la « partie d’un organisme vivant » artificiée. Revanche sur « la caducité de notre propre corps » soulignée par Freud peu avant. Ils sont donc là pour aider et augmenter en effet, et quoi ? La puissance défaillante ou incomplète du corps humain à la naissance, celui que la nature a fait, selon la science, et que le Dieu créateur a conçu selon la religion.
Et, selon la belle formule de Freud, de ces seconds organes, artificiels, l’homme prothétisé moderne se fait un habit, il s’en « revêt », ce qui lui donne une allure « grandiose ». Espèce d’« habit de lumière » – comme on le dit dans le langage de la corrida – au moyen d’organes dont il se fait une parure exhibitive. Je force à peine l’idée, elle se trouve impliquée dans l’évocation freudienne : l’organe de supplément est une parure synthétique.
La prothétisation galopante ou un corps qui ne fait pas corps
Il y a un mais, qui surgit dès la fin de la phrase. Freud, sans infirmer ou juger d’emblée négativement cette tendance qu’il compte plutôt aux perspectives de progrès, rabaisse ou relativise immédiatement cette poussée vers le haut de la prétention de ce « néo-corps » : « mais ceux-ci (les organes supplémentaires) ne font pas corps avec lui et lui donnent à l’occasion encore beaucoup de mal ». Corps avec lequel son sujet ne fait pas corps : tout est dit d’emblée de l’enjeu de cette technicisation supplétive. L’homme s’est fait un nouveau corps impressionnant, mais avec lequel il défaille à faire corps. On ne peut certes ignorer que Freud avait dans la bouche un dispositif prothétique, destiné à son cancer de la mâchoire, qui lui donnait beaucoup de fil à retordre et avec laquelle il avait le plus grand mal – littéralement – à faire corps.
Nous sommes donc là face au différend central. Il ne s’agit pour la psychanalyse d’accréditer quelque misonéisme qui soit, ni, le point me paraît essentiel, de développer en réaction viscérale d’une telle dérive, quelque indignation néo-humaniste. Il s’agit de déterminer concrètement ce qui marche et ne marche pas dans cette technologisation du corps propre, eu égard à l’économie du désir. Il nous semble bien inspiré d’adopter la même posture, en notre temps, de prothétisation galopante.
Malaise de l’homunculus
Ce qui peut nous orienter, c’est l’évaluation freudienne de cette « prothétisation » de l’homme, de l’homunculus artificiel. On sait que Freud examine dans son texte toutes les tentatives humaines pour vaincre les formes de souffrance, provenant de la triple source, de la « surpuissance de la nature » oppressante, du corps propre et de « la déficience des dispositifs qui règlent les relations des hommes entre eux dans la famille ». Dans ce contexte, il procède à un inventaire, de tous les remèdes inventés pour réguler la souffrance, spirituels et techniques. Et c’est là, au chapitre III, qu’il ressaisit en quelque sorte ce bilan par cette image d’un « dieu prothétique ». La prothèse se pose bien alors à ses yeux comme une Glückstechnik, une technique de bonheur, on pourrait dire une technologie de bonheur.
Or, que précise-t-il juste après ? Outre que ces organes prothétiques demeurent en quelque sorte intimement étrangers au corps humain et lui créent autant de difficultés qu’ils prétendent lui donner de commodité, « l’homme d’aujourd’hui ne se sent pas heureux de sa ressemblance avec Dieu ». Hors de toute tentation de bouder le progrès matériel et l’inventivité technique – il a été réellement impressionné par la poldérisation du Zuydersee gagnant de la terre sur la mer par la technique de l’endiguement[5] –, Freud croit pouvoir constater, sur des considérations cliniques, que cela ne le rend pas plus heureux. Bref, c’est intéressant, mais ça n’augmente pas d’un pouce ses capacités de bonheur. C’est, peut-on dire, une technique de bonheur… ratée. Il est essentiel de sonder les motifs concrets de cette évaluation, car elle ouvre la voie à une critique rationnelle autant que clinique du « prothésisme » et de son idéologie.
La prothèse produit assurément certains effets qui amplifient la fierté humaine – notamment cet affect prométhéen de puissance et de pouvoir –, elle augmente assurément le narcissisme et son champ d’extension, autant que cela aiguise l’effet sur la réalité, mais… cela laisse intact le malaise. Malaise dans et par le narcissisme… Le champion « la ramène » avec ses belles prothèses, mais il y a un fond de dépression… sous la cuirasse. Nous aurons à envisager que ce malaise, il l’aggrave même, voire l’institue.
Un corps extime ou le « dieu du semblant »
Mais ajoutons au propos de Freud, pour progresser dans l’investigation, qu’il faut disjoindre « bonheur » et « jouissance ». Si ce dieu prothétique qu’est l’homo artifex n’est pas heureux, il jouit de ces organes. Et s’ils « ne font pas corps avec lui », il va chercher à resserrer toujours plus son intimité avec ces organes qu’on pourrait appeler « extimes », en empruntant un néologisme lacanien dans un tout autre contexte.
Freud se fait prophète de fait : « des temps lointains entraîneront de nouveaux progrès dont on ne peut vraisemblablement pas se représenter l’ampleur, augmentant encore plus la ressemblance avec Dieu ». Eh bien, cette « ampleur », on peut aujourd’hui la mesurer. Mais, si l’on suit son diagnostic, le sujet sera de plus en plus clivé entre le progrès organologique et la chasse au bonheur. Sauf à radicaliser ce diagnostic : le ressort de ce progrès n’est pas d’être plus heureux, mais de jouir de son corps par les ressources de l’artifice, ce qui culmine avec ledit « cyborg ».
Texte majeur, bien plus puissant pour déchiffrer l’effet de réel que les vagues rhétoriques, élogieuses ou critiques, d’autant plus qu’on l’examine de près, car il prophétise l’avènement d’un « dieu du semblant », puissant de l’artifice même, qui prospère de la jouissance et de ses déboires. Le sujet veut jouir plutôt qu’être heureux, de cela témoigne toute l’expérience analytique[6], mais sous la cuirasse de l’homme d’artifice, on trouve le vide de la dépression moderne et derrière le côté clinquant du progrès mécanique, une mélancolie rampante.
Il y aurait ici à faire une histoire littéraire de « l’homme artificiel ». Celle qui commence avec les automates de Vaucanson à Houdin. Avènement de « l’Homme Machine » de La Mettrie[7], un matérialiste du XVIIIe siècle – dont nous avions fait une édition critique qu’il s’agirait de relire avec l’actualité mais qui, lui, proclame la machine à jouir pulsionnelle, ce qui est à rebours de la robotique contemporaine). Puis l’écriture littéraire : il faudrait partir de la créature Frankenstein, décrite par Mary Shelley[8], biologique. Voir aussi Villiers de l’Isle Adam et son Eve artificielle. Enfin le moment de reprise par la « robotique » où la science réalise la fiction, mais en défalquant le fantasme qui s’épanouissait dans la littérature.
Il s’agit aujourd’hui d’autre chose et sans doute de tout autre chose, soit une technologie et une rationalité prothétiques qui génèrent des pratiques, des savoirs et une idéologie (« trans-humanistique »). C’est au milieu de ces discours et pour penser ce phénomène original qu’intervient celui de la psychanalyse, tiré du réel clinique.
Le signifiant « prothèse »
Reconsidérons ce qu’est une prothèse pour comprendre comment l’homme peut aspirer à s’en faire un être. C’est une pièce, appareil destiné à reproduire et à remplacer aussi fidèlement que possible, dans sa fonction, sa forme ou son aspect extérieur, un membre, un fragment de membre ou un organe partiellement ou totalement altéré ou absent. Dès 1695, il désigne le « remplacement artificiel d’un organe qui a été enlevé ».Cela s’est spécialisé depuis le XIXe siècle en chirurgie dentaire notamment, l’odontologie étant devenue pour l’essentiel une technique prothésique.
La prothèse est une « thèse », c’est-à-dire le fait de poser devant, sur, auprès de et en plus (pro). Il est curieux de remarquer que le terme a dès l’origine une signification spécialisée, linguistique, soit le fait de poser une lettre devant ou en avant d’un mot (au point qu’on l’a confondu avec « préposition »). « Développement, à l’initiale d’un mot, d’un élément non étymologique comme, en français, l’introduction d’un [e] à l’initiale de tous les mots commençant par les groupes consonantiques [sp-], [st-], [sk-], etc., étoile de stella(m), épaule de spatula(m), écu de scutu(m), etc.. Cet « élément ajouté », c’est une voyelle appelée factice, car elle ne fait pas partie du corps étymologique du mot (1704). Mais on ne peut plus utile en ce qu’elle a permis de franciser le latin. Cet usage est symbolique du fait que « l’homme augmenté » est aussi une réécriture du corps. « Prothétique » apparaît en 1841 et « prothésiste » en 1955, accompagnant l’expansion du « paradigme de la prothèse ».
L’idéologie prothétique : l’opération « transhumaniste » comme néo-fétichisme
Qu’est-ce qu’un tel objet ou organe artificiel qui remplace – occupant une fonction vicariante ou complémentaire –, qui doit être toujours « prêt à l’usage », plus qu’utile, « sur-utile », au point de produire de la jouissance ou de conditionner la production de jouissance ? C’est un « fétiche »[9]. Lui aussi a un sens originairement religieux, c’est un « culte de l’objet » (matériel). Sa fonction s’éclaire comme « bouche-trou » ou « pare-castration ». C’est donc, dans la dialectique de la subjectivité inconsciente telle que la reconstitue la psychanalyse, l’adjuvant, le postiche du corps troué de la mère[10] – dans le fantasme activé par l’angoisse de castration et la perception de la différence sexuelle, l’enfant s’attendant à trouver un complément phallique qu’il ne trouve pas.
Un rappel clinique basique est ici éclairant : on sait qu’un certain type d’hommes pervers (dans le sens sus-mentionné) raffolent des femmes appareillées, dont le handicap requiert de se compléter d’attelles ou autres artifices. Que l’on pense également à l’« acrotomophilie », soit l’attirance par un corps dont les extrémités sont amputées. Le corps décomplété d’une de ses fonctions est donc, en un fort paradoxe, susceptible de devenir un corps excitant et sur-érotisé, par un traitement psychique complexe. On comprend pourquoi : ces femmes acquièrent un charme irrésistible, dans la logique du sujet confronté à la dimension traumatique de la différence sexuelle, du fait qu’elles avouent, qu’elles « montrent » qu’elles sont castrées, tout en portant sur elles le « remède ». Voilà un sujet très malheureux s’il a une femme entière, alors qu’il est comblé par une bottine (je paraphrase la formule de Karl Kraus sur le fétichiste), en l’occurrence il lui faut une femme abîmée et prothétisée… Cet exemple montre en miroir comment la prothèse, remède d’un manque, peut en devenir le signe, et du coup l’instrument d’une sur-compensation au sens radical. Soit une suppléance en bonne et due forme, une « rectification morphologique », pour parodier la formule transhumaniste qui prend ici toute sa résonance.
Le culte transhumaniste de la prothèse est donc une surcompensation du manque qui sublime le handicap et se fait fort de le « transcender ». Le corps idéal en vient donc paradoxalement, mais logiquement dans la logique inconsciente, à être caractérisé comme celui qui se défait de tous ses organes naturels, pour les remplacer, un par un et ensemble, par un dispositif mécanique. Comme cet usage de se faire arracher toutes les dents pour les remplacer par des dents en or. La couronne dentaire a commencé d’ailleurs par une escroquerie savante, un joaillier particulièrement doué nommé Horstius ayant fait croire qu’un enfant était né en Silésie avec des dents en or, alors qu’il s’agissait d’une mince couche d’or fine incrustée si artistement dans la dent qu’on n’y avait vu que du feu…[11] .
Psychanalyse du « cyborg »
Le fétichisme engendre, par la même logique, une figure de surpuissance, défiant précisément la castration. Le héros superman technologique a un nom, il se nomme cyborg, troncation de « organisme cybernétique », notion apparue au début des années 1960 (Clynes et Kline). Il s’imposera comme robot androïde. Le fameux « Terminator », le héros du film de Cameron en 1984, a pour enveloppe des tissus organiques de synthèse. Il s’agit d’un « endosquellette de métal mu par des microprocesseurs » et recouvert d’une couche de tissu charnel humain. Capitonnage au moyen de chair et de peau humaine d’un être artificiel – qui devient un « assassin cybernétique » – ou humain revêtu de peau synthétique ? On voit l’hésitation que cristallise le cyborg qui lui donne sa dimension à la fois étrangement inquiétante et fascinante. Les tissus synthétiques avaient pour usage primitif de soigner les blessures, telle la « charpie » au Moyen Age. On voit le cheminement de l’idée, qui va du soin apporté à un corps malade à l’enveloppe grandiose d’un corps qui défie la blessure. On passe en quelque sorte du bandage à la tunique héroïque. Le Jason moderne est un malade surpuissant, qui secoue ses bandages pour faire apparaître un corps surdoué.
Le cyborg est la version technologique du héros. Soit celui qui selon Freud est ce fils préféré de la mère, censé avoir réalisé seul l’exploit – et d’abord le meurtre du père originaire[12]. Il a donc pour véritable mission de réparer, au-delà de l’acte même du sujet, le corps fantasmé comme castré de la Mère, tout en se réengendrant sans l’aide d’un mère, de façon parthénogénétique. Tel est selon nous le noyau inconscient du fantasme a-génésique. Il se fait passer pour « a-généré », alors qu’il active le fantasme d’une Mère surpuissante. Naître sans organes, cette catastrophe anatomique, peut être le point de départ d’une reconstruction et d’une réinvention du corps, organe par organe. Le handicapé d’aujourd’hui est donc en quelque sorte représenté comme initiateur de la sur-humanité de demain. Celui qui n’a plus rien à perdre est donc convoqué à se réinventer, véritable avant-garde de l’humanité de demain.
Le fantasme trans-humaniste ou le néo-fétichisme
Sur le fond, que veut donc ledit transhumaniste ? Rien moins, en sa toute-puissance naïve, que vaincre la castration, cette « maladie (chronique) de l’homme ». Se sentir castré, terme qui évoque la mutilation sexuelle, c’est plus généralement ne plus pouvoir pouvoir. Cette victoire fantasmée sur la castration s’obtient, logiquement, par ce que l’on peut appeler un « pan-fétichisme ». Comment en effet le sujet atteindrait-il cette croissance exponentielle sans fin, sinon par une production non plus artisanale, mais technologisée de fétiches, à « l’ère de la reproduction technique » (Walter Benjamin) ? D’où ce que l’on peut appeler un « délire prothétique », qui anime un projet d’apparence surrationalisée. Progrès perpétuel, transformation de soi, sur-optimisme pratique. Cela n’est pas sans connotation maniaque[13], ce qui s’atteste à un certain « triomphalisme » militant.
Guérir la « maladie humaine » impose de multiplier les automates et les « cyborgs ».
Le « H+ », acronyme révélateur du transhumanisme, pointe, en un algorithme sommaire, cette « plus value », ce « plus de jouissance » qui s’obtient au moyen du Grand Fétiche qu’est le Corps en extension. Cette ratiocination montre ce qui se joue dans ce forcing du corps. Accomplissement de la prophétie freudienne de l’avènement d’un « dieu super-prothétique ». L’idée est au fond logique : se débarrasser de l’épreuve de la castration a une solution, se débarrasser du corps non seulement biologique, mais du corps pulsionnel, le corps le plus réel du sujet. Celui de la libido, du narcissisme, « moi-corps » confronté au travail des pulsions de vie et de mort[14]. Bonne nouvelle assurément, car elle cesse, dans ce délire d’organes, d’être « la plaisanterie pas drôle du tout » qui borne l’expansion humaine, pour lui promettre une expansion sans bornes. Ce qui met le corps « en transe ». Le trans-humanisme est un programme de transe technologisée. Ce corps artificiel, si froid soit-il, est chargé, dans le fantasme sous-jacent, à « mettre en transe » le corps… au moyen du fétiche prothétique.
Une anthropologie du semblant
L’homme reconstruit et augmenté par le corps prothétique est ainsi convoqué à ressembler à ce double, qui est présenté, de façon plus ou moins explicite, comme son vrai self, déployé, espèce de « super-double ». La prophétie transhumaniste, renchérissant sur la prospective que l’homme est entré dans l’ère du semblant, que eux seuls le savent et en tirent les conséquences, tandis que les autres trainent les pieds. Le confirme l’adjonction dans la série des ères géologiques la notion d’une ère humaine (« anthropocène »). Initiative stupéfiante, mais où culmine un animisme. Secret. Comme si l’homme était un événement modificateur de la géologie ! Le transhumanisme ne peut qu’approuver cette initiative et proposera un de ces jours l’ère cyborgienne comme nouvelle ère… géologique, anthropomorphe. Curieuse combinaison de modernisme technologique et d’animisme, autour du slogan : « vive le factice ! ». Les transhumanistes annoncent que nous sommes d’ores et déjà entrés dans l’ère du semblant, le symbolique étant du coup réduit à un faux semblant comme accomplissement, en sorte qu’il s’agit de ne plus traîner les pieds. La science nouvelle est celle de l’avènement du semblant comme accès à la vérité anthropologie en toutes ses potentialités. C’est ça que les démarcheurs font savoir, le semblant en trois dimensions…
Cela ouvre d’ailleurs une réflexion importante sur le semblant. Lacan souligne l’importance de cette dimension du semblant, de la fallacy, appelée « la fallace »[15]. Mais le semblant en sa dimension inconsciente n’est pas le faux semblant ni l’imaginaire: c’est ce qui somme toute ce soutient le réel. En termes inconscients : nous ne supportons le monde que parce que nous allons notre « fallace » personnelle. Ce sont nos fantasmes, nos illusions, tout ce qui étaie le désir, sinon la réalité ne serait que ce qu’elle est. La dépression se signale par le fait que le sujet ne dispose plus de cette dimension de semblant, se confrontant à un monde nu, sans voile, sans illusion, où il n’a plus rien à désirer. Il y a néanmoins une différence entre le semblant, qui est l’illusion qui soutient le réel, et le « faux semblant », qui est du « toc », de la « contrefaçon », du travail de faussaire.
Revenons à nos prothésistes argumenteurs. Eux disent : la vérité de l’homme, anthropologique, c’est le semblant. L’homme doit pas seulement changer, mais ressembler toujours plus, à quoi, précisément, à son être de semblance…C’est très précis, c’est très clair, on peut tout relire avec cette clé, mais là ça se devient prodigieusement confus, et il est assez réjouissant de voir les divers transhumanistes se décarcasser pour justifier leur problématique et en disant des choses très contradictoires. Leur évangile commun, c’est, traduit dans la logique de la semblance spéculaire, que l’homme doit changer de miroir.
N’oublions pas ce fait d’anthropogenèse qu’est la rencontre , entre 6 et 18 mois, avec ce double auquel je dois m’identifier, qui est la propre image, et qui me fait jouir. C’est à partir de ce moment que « le corps se jouit » et que nous contractons un moi. Il s’agit de le remplacer à terme par un être factice. Or pas d’hominisation pour le petit d’homme sans cette rencontre Le plus précis que l’on puisse dire du robot, c’est qu’il n’a pas d’image de soi. Il peut faire beaucoup de choses, certes, sauf se reconnaître dans le miroir ni avoir une relation d’objet, il n’a pas des sexe. Corrélativement – et c’est le second point –, c’est qu’il n’a pas de sexe.
Corrélativement le transhumanisme, par son paganisme, rompt avec la dimensio de l’Autre l’idée, symbolique. D’abord d’un homme créé à la ressemblance de l’Autre divin, avec toutes ses conséquences éthiques. En un sens, il s’agit d’un néo-utilitarisme, renouvelé de Bentham qui est aussi un « fictionalisme ». Dire que le semblant soutient le réel, cela veut dire que nous avons des « béquilles » pour soutenir le réel (de la marche). La prothèse de base, tant que j’ai besoin d’une béquille, c’est que je marche avec un semblant. On ne peut pas dire que je fais semblant de marcher, je marche au moyen d’un semblant. Une fausse dent, c’est un faux semblant, mais c’est aussi le semblant avec lequel le sujet prothésé mange !
Cela nous permet de relire au bout de ce trajet la formule freudienne : « mais ceux-ci (les organes supplémentaires, adjuvant, Hilfsorgane) ne font pas corps avec lui et lui donnent à l’occasion encore beaucoup de mal ». Il ne s’agit pas seulement du fait que ces organes prothétiques s’accordent mal au corps naturel, car avec le temps ils peuvent se perfectionner pour s’encastrer dans le corps, s’intégrer dans son économie. Ce dont il s’agit est autre chose : c’est que ces amplificateurs de jouissance débordent les limites du corps, comme dans la psychose. Ce qui est le plus nocif est cette illusion d’une « jouissance toute », qui ne peut plus être « négativée », étant dégrévée de la ponction symbolique (phallique) n’a pas eu lieu. C’est l’effet maniaque que l’on trouve dans la fureur de « vivre son corps » en toute sa potentialité. C’est ce qui donne au transhumanisme son caractère jubilatoire, sensible, à l’écoute, sous son ton d’objectivité.
Nous sommes donc ordonnés au semblant depuis longtemps, chroniquement. Mais que fait l’idéologie de l’homme augmenté ? Il idéalise la prothèse, il en fait un accomplissement, à l’image d’un implant salvateur. Il en fait la vérité de l’homme futur, en promettant le Corps total, la Jouissance toute, c’est ce qui fait son archaïsme, dont l’arsenal technologique est l’outil. L’homme classique est convoqué à mettre ses pas dans la trace anticipative de cette humanité cyborgienne de l’avenir. Il s’agit de faire surgir le « fétiche d’acier », le robot qui n’est qu’une boîte de conserve technologique après tout, avec l’idée d’inventer un phallus flambant neuf, qui ne condescende plus au sexuel et au désir, qui ne fasse que se jouir.
L’avenir d’une illusion
On voit l’importance de la conjoncture à laquelle la psychanalyse est confrontée avec cette figure. À quoi a-t-elle affaire ? À un délire de style religieux, étayé par la technologie de pointe et fondé sur l’exaltation du corps.
Forcer les limites du progrès, c’est forcer, avec une ivresse maniaque quoiqu’ordonnée à une rationalité instrumentale, les limites du corps. Le corps même, dans la mesure où le corps-propre est limite, l’avancée instrumentale étant, pour les transhumanistes, posée comme sans limite. Le culte du progrès des Lumières était limité à la constitution humaine, puisque fondée sur la finitude humaine, pas chez les transhumanistes. Eux veulent faire tomber les limites, donc faire éclater le Moi-corps, qui se définit justement par ses contours et ses frontières, au reste vacillantes[16].
D’où deux éléments essentiels. En premier lieu, déclaration de guerre à la prise du sujet dans le désir par l’épreuve de l’angoisse de castration, qui en arrive – en second lieu – à construire un corps sur-volté. Autrement sérieux que « l’apprenti sorcier », qui appartient à un autre « mode de production » de magicien local. La dimension d’être parlant passant à l’arrière-plan dans cette vision opératoire généralisée, avec une conception « hologrammique » du sujet systématiquement dé-dédoublé.
Là où le corps-sujet, le double doit advenir, tel est l’adage transhumaniste. On voit à quoi engage le regard psychanalytique : remettre ce double à sa place, celle de l’illusion de toujours[17], parée des prestiges de la science d’aujourd’hui réécrite en idéologie.
Paul-Laurent ASSOUN*
* Professeur à l’Université Paris-7 Diderot, psychanalyste, co-responsable du séminaire « L’humain augmenté et ses symptômes », Institut des sciences de la communication, CNRS, auteur d’une quarantaine d’ouvrages dont Corps et symptôme. Leçons de psychanalyse 3e éd., 2009 et Tuer le mort. Le désir révolutionnaire, Presses Universitaires de France, 2015.
[1] Paul-Laurent Assoun, « L’inconscient prothétique ou le corps de suppléance », in L’humain et ses prothèses. Savoirs et pratiques du corps transformé, sous la direction de Cristina Lindenmeyer, CNRS Éditions, 2017. La présente recherche s’inscrit dans le cadre du séminaire de l’Institut des sciences de la communication du CNRS « L’humain augmenté et ses symptômes », C. Lindemeyer, J.-M. Besnier, S. Lepastier, P.-L. Assoun.
[2] F.Fukuyama, La fin de l’histoire et le dernier homme, 1992.
[3] S.Freud, Malaise dans la culture, chapitre 3.
[4] S. Freud, L’Avenir d’une illusion, 1927.
[5] P.-L. Assoun, « Freud et la Hollande », étude-postface à Harry Stoecken, En analyse avec Freud, Payot, 1987.
[6] P.-L. Assoun, « Le bonheur à l’épreuve de la psychanalyse », in « Recherche bonheur désespérément », sous la direction de René Frydman, Muriel Flis-Trèves, Presses Universitaires de France, 2009, p.115-131
[7] Nous renvoyons à notre édition critique de L’Homme-Machine de Julien Offray de La Mettrie, Gallimard, 2e édition (Denoêl-Gonthier,1981).
[8] P.-L. Assoun, « L’écriture-femme de l’inhumain : Frankenstein saisi par la psychanalyse »in Analyses et réflexions sur « Frankenstein » de Mary Shelley. L’humain et l’inhumain, Editions Ellipses, 1997, p.95-104.
[9] Paul-Laurent Assoun, Le fétichisme, Presses Universitaires de France
[10] S.Freud, Fétichisme, 1927
[11] P.-L. Assoun, Corps et symptôme. Leçons de psychanalyse, Economica/Anthropos, 1997, 3e éd., 2009.
[12] S. Freud, Psychologie des masses et analyse du moi, ch. VIII, commenté dans notre Freud et les sciences sociales. Psychanalyse et théorie de la culture, Armand Colin, 2e éd.,2008.
[13] P.-L. Assoun, L’énigme de la manie. La passion du facteur Cheval, Editions Arkhè, 2010.
[14] P.-L. Assoun, « Malaise dans la pulsion : corps et crise à l’épreuve de la médecine et de la psychanalyse », in Le corps en crise dans la pratique psychanalytique et médicale, Hermann Editeurs, p. 37-54.
[15] J. Lacan, Le Séminaire, D’un discours qui ne serait pas du semblant
[16] Sur ce point, cf. notre Corps et symptôme, op.cit.
[17] P.-L. Assoun, « Freud et la religion. Une illusion et son avenir », in Edition critique de Sigmund Freud, L’avenir d’une illusion, Editions du Cerf, 2012, p. 9-94.