Les délibérations de la vie publique ont pour étayage des logiques rationnelles, mais la politique mobilise aussi les émotions, et même des passions, puisqu’elle a pour enjeux des rapports d’autorité et de solidarité, des conflits d’intérêt et de valeurs. Les discours et les attitudes des populistes sont particulièrement chargés de ce point de vue. À la différence des projets révolutionnaires du passé, leurs polémiques sont dépourvues de vision politique prospective. Ils n’offrent pas de conceptions intellectuelles cohérentes ni de visions politiques à long terme, encore moins d’utopie directrice. Leurs programmes politiques sont disparates et se situent dans les positions extrêmes de l’éventail gauche/ droite. Par les idées qu’ils défendent et les attitudes qu’ils assument, les populistes entretiennent beaucoup d’affinité avec les cheminements séducteurs de la démagogie. Ils sont hostiles aux principes du libéralisme politique et prétendent établir une relation immédiate avec le peuple, sans la médiation des instances intermédiaires, en particulier celles des parlements.
Les illusions identitaires
Les explications courantes du populisme de type sociologique ou politique escamotent trop souvent les dimensions psychologiques des discours et des attitudes qui s’épanouissent dans cette mouvance politique. Certes, la montée en puissance des mouvements populistes aux États-Unis et en Europe a pour origine le chômage, la pauvreté, le manque de formation professionnelle et l’augmentation des inégalités de revenu, mais les personnes qui votent pour eux n’appartiennent pas seulement aux couches les plus vulnérables de la population. Leurs partis se sont développés dans plusieurs pays dont le niveau moyen de vie est élevé, en Allemagne, au Royaume-Uni, en Suède, Norvège, Danemark, Finlande, Pays-Bas, Suisse et Autriche et trouvent un soutien important au sein de catégories sociales privilégiées.
Pour comprendre ce phénomène, il faut reconnaître que les dirigeants populistes développent des thèmes qui ne sont pas dépourvus d’attrait. Leurs supporters se retrouvent dans l’hostilité qu’ils manifestent à l’égard des gens en place, un leitmotiv de leurs discours. Les « élites », symbole d’une puissance plus ou moins occulte, feraient des choses en secret dans le dos du « petit peuple ». Cette fantasmagorie circule d’autant mieux que les affaires dont s’occupent les détenteurs du pouvoir économique et politique apparaissent toujours plus complexes.
Les populistes cultivent le registre identitaire en se prétendant « souverainistes ». Ils avancent l’idéal d’une société qui n’aurait pas été ébranlée par les bouleversements démographiques et technologiques liés à la mondialisation. Ils s’opposent à l’ouverture des frontières commerciales, à la finance transnationale et au libre mouvement des personnes. Ils défendent une version abâtardie du nationalisme, celle qui s’exprime dans l’exacerbation des distinctions entre eux et les autres, la méfiance à l’égard des étrangers, le rejet des migrants, la haine de certaines minorités et un racisme plus ou moins assumé. Il n’est pas rare que leur xénophobie aille de pair avec des explications conspirationnistes des changements politiques et sociaux. Les sphères dirigeantes en Pologne et en Hongrie voient dans la main de l’étranger, des « milieux cosmopolites » en particulier, la cause de malheurs obscurs, notamment de l’érosion des valeurs chrétiennes. Elles leur attribuent de manière projective des défaillances morales et de velléités agressives. Ils s’inventent également une identité supérieure à celle des groupes qu’ils rejettent. Rien ne sert de contester leur prétention d’incarner le peuple et de traduire sa volonté, car leurs revendications se dérobent aux arguments logiques. On est dans un mode de pensée binaire, qui entretient un clivage entre des aspirations idéales et des réalités néfastes.
Tout et tout de suite
Leur quête d’une nation protectrice, aussi bien que leur désir d’une souveraineté sans partage et transparente, exprime de manière plus ou moins explicite un refus des contraintes politiques et sociales. En fait, les dirigeants populistes jouent avec les aspirations individuelles et collectives de bien-être. Ils adoptent ainsi des positions visant à flatter les convoitises et les aspirations des électeurs, à leur faire plaisir en leur annonçant des gratifications immédiates. Leurs discours avancent une représentation extraordinairement simplifiée des enjeux économiques, politiques et sociaux. Ces politiciens expriment souvent une révulsion à l’égard de la finance et du grand capital, dans une rhétorique qui n’est pas sans ressemblance avec celle des années 1930. Suivant cette inclination, ils sont en délicatesse avec ce qui relève des données et préceptes les plus élémentaires de l’analyse économique, niant la complexité du réel, refusant les arguments d’ordre technique ou scientifique. Les populistes entretiennent une relation conflictuelle avec les données empiriques. Ils abusent des mots et distordent la réalité des faits par leurs exagérations. Ils flattent l’incompréhension et le dégoût que certains de leurs électeurs éprouvent face à la marche des affaires publiques en leur faisant accepter des orientations politiques ayant toutes les chances de péjorer leurs conditions de vie. Le mensonge fait plaisir aux gens qui y croient, tout en confortant le sentiment de valeur de celui qui en use. Ainsi Donald Trump et le parti républicain défendent des programmes économiques et sociaux qui heurtent de front les besoins des milieux défavorisés, ceux-là mêmes qui ont été séduits par leurs discours.
La transgression
Les populistes adoptent un discours et des attitudes débordant de passions et de haine, tout en prenant appui sur des perspectives manichéennes. C’est également la raison pour laquelle ils sont mal à l’aise avec les cadres institutionnels et normatifs de la démocratie qui impliquent de se soumettre à des procédures délibératives complexes. Leurs leaders cultivent une forme d’encanaillement et d’indécence, brisant les conventions et le savoir-vivre nécessaires au maintien d’un certain ordre social. Ils manquent volontairement de contenance et souvent de dignité. Leur langage est de peu de mots. Ils utilisent d’ordinaire une syntaxe et un vocabulaire qui sont ceux de gens maîtrisant mal les outils culturels, en partie pour « faire peuple », mais aussi parce que leurs prises de position reflètent leurs raisonnements simplistes. Par leur rhétorique outrancière, ces politiciens prétendent exprimer tout haut ce que tout le monde pense tout bas et tiennent des propos inconvenants au regard des conventions de la sphère publique. Ils mobilisent toutes les fantasmagories inhérentes aux débats politiques, tout en transgressant en permanence les frontières entre la sphère des sentiments privés, plus ou moins conscients et avouables, et ceux qui peuvent s’exprimer dans l’espace public.
Les populistes savent jouer sur la scène publique, exhibant leur goût de la dérision, du persiflage et de la provocation. Ils encouragent par ce biais les débordements d’agressivité et l’abandon de toute forme de retenue pulsionnelle. C’est le « va te faire foutre » de Beppe Grillo. Matteo Salvini dénonce l’Euro comme « un crime contre l’humanité ». Le dirigeant du parti 5 étoiles, Luigi Di Maio, assimile les journalistes à des chacals et à des prostituées. Trump est devenu une figure emblématique de cet encanaillement. Il traite les migrants d’« animaux » ou de « violeurs » en les désignant à la colère populaire, autorisant la haine que certains individus portent à ces étrangers. Les inepties et blagues insultantes de Boris Johnson s’inscrivent dans ce répertoire.
En brisant les tabous de la décence, ils réveillent et légitiment les démons qui sommeillent en tout un chacun. En 1932 au Reichstag, le leader socialiste allemand Kurt Schumacher s’exclame à l’adresse à Goebbels et des autres députés du parti nazi : « l’agitation nationale-socialiste est un appel durable à ce qui relève de la saloperie qui est au fond de l’être humain („an den inneren Schweinehund im Menschen“) ». Les gens qui soutiennent les Trump, Farage, Johnson, Salvini et Le Pen aiment ce que disent ces personnages politiques. Ils se reconnaissent dans leurs propos agressifs, leur vision outrancière de la réalité, leur vandalisme culturel et les illusions qu’ils cultivent. En d’autres termes, le soutien qu’ils leur accordent procède d’une identification à ces leaders et cela d’autant plus qu’ils ne cachent pas leurs failles intimes. Leur vulgarité, leur exhibitionnisme, leurs incohérences et leur violence verbale les séduisent. Leur manque de civilité, leur côté grand voyou et leur infantilisme sont des aspects importants de leur emprise sur les gens qui se rangent derrière eux.
Les moyens de communication jouent incontestablement un rôle considérable dans la propagation des idées populistes et favorisent les phénomènes d’identification collective au leader de ces formations en contribuant à leur renommée, mais également à l’épanouissement de leur narcissisme. Alors que la quête du bien commun est un processus laborieux, ils s’avancent dans l’espace public comme des prestidigitateurs narcissiques. Ce n’est pas un hasard si Trump a excellé dans le milieu de la télé-réalité, d’un espace qui entretient et vit de personnages dérisoires mettant en scène ce qui relève de la vanité émotionnelle. Il est fortuné et se complaît dans un univers de tocs, tout en incarnant l’encanaillement prédateur qui préside à certaines formes de réussite capitaliste.
Les sociétés capitalistes d’aujourd’hui – encore très orientées par les appétits de consommation malgré la crise environnementale – sont difficiles à mobiliser pour la quête du bien commun, d’autant que les désirs individualistes qu’elles excitent engendrent nécessairement toutes sortes d’apories et de frustrations. L’érosion de leurs repères idéologiques et culturels affecte aussi leur capacité de transmettre des repères symboliques, des limites et des interdits. Elles favorisent une « culture du narcissisme », qui fait le terreau du populisme et contribue au délitement des solidarités.
Aujourd’hui comme par le passé, le processus de maturation individuelle, qui est l’assise de la citoyenneté, implique l’acceptation du principe de réalité. Certes, les illusions sont nécessaires à la vie politique et à l’avancée de la civilisation, mais il est des croyances qui sont néfastes parce qu’elles sont fausses et qu’elles inspirent des convictions délirantes et des mythes maléfiques. L’histoire contemporaine fourmille d’exemples à cet égard. Ainsi en est-il des égarements collectifs inspirés par les idéologies totalitaires et par certaines convictions religieuses. On continuera de se disputer sur la politique du bien commun, mais admettons au moins qu’elle implique le refus des modes de pensée véhiculant des conceptions magiques de la vie en société.
Pierre de Senarclens, Professeur en relations internationales à l’Université de Lausanne (UNIL)