Un reportage de Sonya Ciesnik. L’identité polonaise est indubitablement européenne, mais les citoyens conservent leurs valeurs conservatrices. Un fossé demeure entre la Pologne « européenne et la Pologne « traditionnelle ».
Cracovie – Sur les rives de la Vistule, la deuxième plus grande ville de Pologne, le refuge pour animaux sans-abri organise en ce jour d’été dans un jardin municipal une manifestation sur l’asile des animaux domestiques. Chihuahuas, schnauzers, bergers allemands – certains portant une muselière, d’autres attachés à des charrettes à roues pour compenser les pattes arrière manquantes – se déplacent librement sur l’herbe.
« Je vous présente Asa, le premier héros d’aujourd’hui ! » clame l’annonceur, un homme costaud en t-shirt rouge et sandales de cuir. Une chienne noire nouvellement adoptée apparaît sur scène accompagnée de sa famille, un jeune couple souriant. « Il ne s’agit pas de faire de la place dans vos maisons, mais dans vos cœurs ! », conclut l’animateur, débordant de fierté. La foule, dévouée à la cause, applaudit. Le jazz, la lumière du soleil et les aboiements des chiens, il semble que la métamorphose de la Pologne, d’une société communiste au visage sinistre en pays capitaliste accueillant, a fait un tour complet.
Je me souviens de cette période tourbillonnante de croissance extraordinaire qui a suivi l’intégration de la Pologne dans l’Union européenne en 2004. Partout, des panneaux d’affichage arborant des drapeaux de l’UE annonçaient la construction de nouveaux stades de football et de trains à grande vitesse. Il y avait de l’excitation dans la voix de mon hôte polonais lorsqu’il me faisait remarquer en 2009 la construction des nouvelles tours de verre, ainsi que la route lisse qui nous mène de Varsovie à Torun. L’air de la campagne et le flou verdoyant qui se dégagent sur notre passage nous paraissent électriques et pleins de promesses pour l’avenir.
Pourtant, les valeurs traditionnelles et religieuses demeurent profondément ancrées en Pologne. En ce samedi caniculaire, une autre foule se rassemble autour d’un stand situé à l’extérieur des murs médiévaux du centre-ville de Cracovie, pour une cause différente : « Sauvons nos enfants » proclament les t-shirts portés par les bénévoles qui recueillent les pétitions. « Stop Pédophilie », le nom de l’association en question, a déployé une grande bannière noire avec des caractères blancs et un petit arc-en-ciel barré, représentant la communauté LGBT, dans le coin de la bannière. Une foule solennelle se presse autour de la table et un volontaire, debout, remercie chacun des participants d’un hochement de tête brusque en ajoutant leur signature à la liste de mobilisation qui vise l’éducation sexuelle dans les écoles.
Une ville, deux visions différentes.
Lorsque le parti autoritaire PiS (Droit et Justice) est arrivé au pouvoir en 2015, des troubles se profilaient à l’horizon à propos des relations entre la Pologne et l’UE. En quatre ans, le PiS a adopté (ou tenté d’adopter) des lois affectant l’indépendance du pouvoir judiciaire, la liberté de réunion, la liberté d’expression et la mémoire nationale (loi sur l’Holocauste en Pologne). Alors que la Pologne continuait à se replier sur elle-même, la fracture ainsi créée au sein de l’Union européenne est apparue peu avant les dernières élections européennes, lorsque le président français Emmanuel Macron a déclaré que les élections seraient un combat entre « progressistes » et « nationalistes » – assimilant les Polonais et les Hongrois à ces derniers.
Au fur et à mesure que se multiplient dans les médias français les histoires sur les guerres culturelles en Pologne et le recul de l’État de droit, je me réfère souvent à une personne dont j’ai croisé le chemin un jour. J’ai rencontré Aleksandra[1] il y a des années à Paris alors que nous passions toutes les deux un été à travailler à la Bibliothèque polonaise de Paris (BPP). Elle venait de Muszyna, une ville du sud de la Pologne près de la frontière avec la Slovaquie, dans une région rurale truffée de montagnes et de collines vallonnées. La vie d’Aleksandra, de son frère mort prématurément d’une maladie mystérieuse, de sa mère maîtresse d’école locale et de ses grands-parents qui n’avaient jamais rencontré une personne de l’étranger, a fait en sorte que désormais sa vie actuelle à la campagne semble pure mais aussi d’un charme désuet.
Nous avons travaillé dans différents départements, Aleksandra avec la directrice artistique du musée, et moi dans le département des anciennes lettres et archives. Souvent, à la fin de la journée de travail, nous sortions de la bibliothèque dans la luminosité du début de soirée parisienne et nous nous précipitions vers les quais de la Seine. Une photo datant de 2012 semble saisir l’essence de cet été-là : Aleksandra et son futur mari Marcin sont debout sur un pont, baignant dans un soleil doré. Elle est vêtue d’une robe noire fine et il porte un chapeau de paille. Pendant les semaines que nous avons passées ensemble, j’ai vu Paris à travers leurs yeux, à travers le prisme des Polonais qui savourent la vie en Occident. Comme le personnage de Marcello, interprété par son éponyme Mastroianni dans le film La Dolce Vita de Federico Fellini, nous manifestions une exubérance sauvage, voulant tout goûter, tout voir et tout vivre durant cette saison éphémère.
L’été d’alors se terminait, et nos chemins vont diverger. Au cours des années suivantes, nous avons continué à suivre dans nos correspondances la vie des uns et des autres à distance. J’ai appris qu’Aleksandra avait épousé son fiancé Marcin lors d’un mariage qui a duré une semaine à Muszyna et plus tard ils ont eu deux enfants. Un printemps, Marcin est devenu propriétaire d’un camping-car Westfalia VW couleur menthe, une vraie beauté.
Le couple et leur mode de vie actuel incarne pour moi la Pologne et toutes ses contradictions. Avec leurs dîners en famille au domicile des grands-parents le dimanche, et leurs randonnées indépendantes au Portugal en été, leur façon de créer une petite entreprise de meubles pour enfants sur Internet tout en allant à l’église chaque semaine, ils sont à la fois tournés vers l’avenir et incroyablement enracinés dans leur foyer et leurs traditions. La Pologne d’hier et d’aujourd’hui réunies à travers ce couple.
Le fossé
À Paris, juste avant les élections européennes, une séance de dédicace du livre Hourras et désarrois, Scènes d’une guerre culturelle en Pologne[2] a lieu au Centre Pompidou. La traductrice polonaise Agnieszka Zuk, basée à Paris, aborde longuement la situation politique actuelle en Pologne. Elle observe qu’au cours de la période euphorique qui a suivi l’adhésion de la Pologne à l’UE, les commentateurs occidentaux ont souvent parlé de la Pologne en tant que pays d’« Europe centrale », mais qu’aujourd’hui ça redevient un « pays de l’Est », comme c’était le cas autrefois. Un simple changement sémantique, mais qui révèle l’élargissement du fossé entre Bruxelles et Varsovie.
Mes pensées reviennent souvent à Aleksandra et à tous les autres amis que je connais en Pologne. Méritent-ils vraiment d’être réexpédiés à l’époque de leurs parents, à l’époque du communisme, quand le pays excluait les influences extérieures et qu’il n’existait pas la moindre opportunité ? Le parti PiS, bien qu’anticommuniste avec véhémence, montrait déjà des tendances autoritaires très probablement exacerbées par les démons du passé et qui remontent aujourd’hui à la surface.
Même lorsque la Pologne profitait du taux de croissance du PIB le plus élevé d’Europe, les autorités polonaises étaient sur les nerfs à cause de ce qui se passait dans le voisinage. La crise politique en Ukraine à partir de 2014 et les manœuvres de guerre de la Russie dans le Donbass ont réduit le pays à une monnaie d’échange entre l’Allemagne et la Russie, entre la défense des valeurs européennes, la démocratie et la souveraineté des États d’une part, et la volonté de coopérer avec la Russie sur le plan économique d’autre part. Pour les Polonais, tout cela rappelle des siècles de domination soviétique en Pologne.
Le Pacte Molotov-Ribbentrop (1939), pacte de non-agression qui a « charcuté » la Pologne au profit de l’Union Soviétique et de l’Allemagne, est également resté dans la conscience souffrante polonaise. À tel point que lorsque le projet Nord Stream 2, un gazoduc offshore allant de Vyborg en Fédération de Russie à Greifswald en Allemagne, fut proposé, le ministre polonais des Affaires européennes déclare au Financial Times que le projet est « un cheval de Troie capable de déstabiliser l’économie et d’empoisonner les relations politiques au sein de l’UE »[3]. Encore un retour aux fantômes du passé et à l’incompréhension du présent.
Le pogrom de Jedwabne
Un autre chapitre douloureux du passé de la Pologne, révélé par les recherches historiques de Jan T. Gross, examine l’antisémitisme en Pologne pendant et après la Seconde Guerre mondiale. L’historien polono-américain s’est intéressé au rôle des Polonais dans les pogroms qui ont eu lieu dans les villes de Jedwabne et Kielce. Ses recherches montrent que les villageois polonais ont planifié et organisé le massacre de milliers de Juifs, remettant ainsi en question l’idée que les Polonais furent seulement les victimes de la Seconde Guerre mondiale. Le caractère extrêmement sensible de son travail réside également dans le fait que la population polonaise a profité du pillage des possessions et des biens juifs.
Preuve que la Pologne n’a jamais officiellement accepté son passé, le gouvernement de Jarosław Kaczyński a intenté une action en diffamation contre Jan Gross en 2015 et lui a retiré la médaille de l’ordre du mérite qu’il avait obtenue en 1996 pour l’ensemble de son œuvre. L’éminent historien était déjà depuis longtemps dans la ligne de mire du parti Droit et justice. Entre 2005 et 2007, le PiS a proposé une loi intitulée « Lex Gross » visant à empêcher la publication en Pologne du livre de Jan Gross intitulé Fear. L’antisémitisme en Pologne après Auschwitz, Ed. Noir sur Blanc. Le Tribunal constitutionnel a rendu un verdict qui a invalidé cette loi, mais le débat a fait rage sur les réseaux sociaux et dans les débats publics. Sur le net, l’épisode a généré le hashtag #NieprzepraszamZaJedwabne, « #Not sorry for Jedwabne », des Polonais qui ont refusé de s’excuser pour ce qu’ils ont qualifié de « crimes allemands ».
Dans le conflit latent entre la Pologne « européenne » et la Pologne « traditionnelle », « un manque de vision commune » observe Corrine Evans, membre du board du musée Polin, il manque une issue claire de sortie de crise. Les élections européennes ont révélé une volonté des citoyens de réformer l’Europe, jugée « trop bureaucratique » et dominée par le politiquement correct. L’influence des groupes anti-immigrés de droite s’est accrue dans les sondages parce qu’ils se sont concentrés sur les intérêts nationaux, plutôt que sur des intérêts abstraits estampillés « à travers l’Europe ». Y a-t-il un moyen de combler le fossé, de restaurer la confiance des Polonais avec ce que propose le PiS et les critères politiques de l’Union européenne et toutes les valeurs qu’elle représente ?
En parcourant Planty Park sur le chemin de mon rendez-vous avec Aleksandra, j’ai pu percevoir déjà toutes les contradictions en jeu. Les Polonais sont généreux mais manquent de tolérance, ils sont attachés à des valeurs conservatrices tout en restant extrêmement individualistes, ils sont désireux de liberté mais aussi d’ordre. Quelque part sur mon chemin se dresse une grande statue de l’astronome polonais Nicolas Copernic, à qui l’on doit la découverte scientifique révolutionnaire de notre planète en mouvement. Une brise d’été a ébouriffé les branches des arbres dans ce paysage bucolique. Un jeu d’ombres et de lumières du soleil passe sur le visage du savant, le faisant paraître vivant. Un scintillement d’inspiration et puis plus rien. Une révolution était en route, mais on ne savait pas quand.
Sonia Ciesnik
[1] Les prénoms des personnes mentionnées dans cet article ont été changés.
[2]Hourras et Désarrois, Éditions Noir sur Blanc, 2019, un recueil de textes d’auteurs polonais compilé par Agnieszka Zuk, sur ce qui obsède et anime le peuple polonais aujourd’hui.
[3]https://www.msz.gov.pl/en/news/they_wrote_about_us/konrad_szymanski_for_the_financial_times__nord_stream_2_is_a_test_of_european_unity;jsessionid=B53224F5D9C380E3F16ADD059398CA3C.cmsap1p