L’Europe n’est pas une, elle n’a jamais constitué un empire. Au contraire, les nations qui la composent se sont abondamment affrontées durant l’Histoire, on ne le sait que trop.
Pourtant, il existe indéniablement un « sentiment européen » lié à cette histoire commune, et au fait qu’elle a pendant des siècles et jusqu’à la Seconde Guerre mondiale imposé au monde la puissance de ses découvertes et ses modèles.
Pour un psychanalyste né peu de temps après 1945, d’origine alsacienne de surcroît, fervent lecteur de Kertesz en plus, l’existence d’une identité européenne est une évidence qu’il lui paraît insensé de contester.
J’aime assez la position quelque peu provocatrice de Kertesz qui a voué une grande part de ses méditations à la fonction historique de l’Europe, et pour qui il n’y avait de civilisation qui mérite ce nom que la nôtre. Il lui attribuait une dimension éthique qui faisait son prix, mais qu’elle ne pourrait conserver qu’à la condition d’intégrer à sa réflexion la réalisation du pire, dans les camps. Lacan, on le sait, a qualifié en 1967 ces camps de « précurseurs » de notre « avenir de marchés communs » ; on ne parlait pas encore de mondialisation à l’époque…
Le traitement des corps réduits à des objets de marché ou à des déchets semble en effet avoir fait beaucoup de progrès depuis lors, et notre époque a déjà trouvé chez Shoshana Zuboff, professeure à la Harvard Business School, sa dénomination : le « capitalisme de surveillance », qui a pris la place du capitalisme financier qui avait lui-même pris celle du capitalisme industriel. Les exemples de normalisation plus ou moins douce des comportements individuels par les pouvoirs étatiques appuyés de l’outil informatique et de ce que l’on appelle « l’intelligence artificielle », abondent sous toutes les latitudes et font l’objet d’articles quotidiens dans la presse. Et les meilleures volontés, qui s’emploient à sauver la planète d’une catastrophe écologique déjà en cours, peuvent-elles s’opposer à une telle nécessité de contrôle ?
L’Europe va-t-elle emboîter le pas à ce mouvement dont non seulement elle n’est pas l’origine mais face auquel elle dispose de bien peu de pouvoir ? Peut-elle échapper à ce qui semble un destin planétaire inéluctable ? Les questions de la liberté et de la responsabilité de l’individu vont-elles rejoindre nos coutumes régionales et nationales au placard des différences folkloriques, et nos capitales se transformer en parcs à thèmes dans les circuits obligés du tourisme de masse ?
Lacan a dit que la psychanalyse était le poumon artificiel d’un monde qui se faisant toujours plus irrespirable. Grande prétention, ou grande modestie, qui sait ?
Marc Strauss