Quand j’étais enfant, on avait à la maison un médecin dit « de famille » qui veillait aux soins de l’ensemble de notre petite tribu constituée du couple parental et de deux filles. Je me souviens personnellement d’un monsieur très grand et assez fort mais doué d’une grande gentillesse et d’une patience remarquable. L’anecdote suivante vous en convaincra : à la suite d’une petite infection ma mère, inquiète, a fait venir ce docteur R. qui a demandé à la petite fille que j’étais de faire pipi et, bien entendu, je n’y arrivais pas ; alors ce docteur est monté dans la salle de bain et a fait couler de l’eau dans le bidet (qui a été l’apanage des salles de bain jusqu’aux années 1980-90, je crois) jusqu’à ce que la vessie veuille bien s’amorcer et permettre au médecin de considérer que la couleur de l’urine lui paraissait normale.
Cette anecdote met l’accent sur deux points différents : la technologie « moyenâgeuse » de cette époque, que je situerais vers 1936, et le temps passé par le médecin de famille pour un ennui bénin d’une jeune enfant. Ce médecin de famille a disparu et s’appelle maintenant généraliste, auquel est ajouté le titre de « traitant » ; ce qui est une évidence car un médecin qui ne traite pas, je ne vois pas ce qu’il ferait ! Cette nouvelle appellation souligne sur le plan sociétal une énorme différence avec l’appellation ancienne. Le médecin de famille prenait le temps qu’il fallait pour apporter une solution et tranquilliser la famille et l’enfant, ce qui est totalement impossible de nos jours car notre médecin traitant, quel que soit son dévouement total à ses malades, n’a plus ce temps ; notre système social lui accordant 10 à 15 minutes par patient ! Nous reviendrons sur ce point important plus tard. D’autre part, comme on l’a vu dans cette petite histoire ancienne, la science médicale était assez primitive et de ce fait il y avait peu de spécialistes ; par exemple pas de gériatres (car on partait vers l’au-delà plus tôt) et très peu de pédiatres. De ce fait, celui que l’on nommait « médecin de famille » était le centre vital de la santé des Français ; c’est lui qui posait le diagnostic et soignait le malade au mieux de ses connaissances, qui étaient grandes mais limitées par le niveau global des sciences médicales de l’époque. Puis, peu à peu l’évolution de ces dernières prit un courant ascendant et quand je devins jeune maman j’ai pu faire suivre mes enfants chez un pédiatre libéral ou hospitalier. Autre fait significatif, l’entrée en Médecine et Pharmacie était possible sans concours et ouverte à tous les bacheliers, même ceux qui comme moi étaient des littéraires. Je suis certaine qu’avec le système actuel de sélection je n’aurais pas été reçue au concours qui demande une forte base de mathématiques et donc jamais pu réaliser ma vie de chercheuse en pharmacologie cellulaire ! De même ma sœur qui a fait médecine, bien que plus forte en mathématiques que moi et ayant été sélectionnée par le PCB, aurait eu du mal à franchir ce Rubicon qu’est ce concours sélectif qui, heureusement, est en train de vivre peut-être ses derniers jours ? Et cela aurait été une perte pour la médecine car ma sœur avait une empathie remarquable et elle fut beaucoup regrettée par ses malades quand elle prit sa retraite.
Mais revenons au médecin de famille ; il se dérangeait à n’importe quelle heure et ne calculait pas son temps ; certainement beaucoup moins compétent que les généralistes d’aujourd’hui mais dévoué corps et âme à sa patientèle. Habitant le futur 93 (une banlieue déjà pauvre et habitée par des réfugiés de l’époque : les Polonais) je sais que le docteur R. ne faisait pas payer sa consultation et son déplacement si la famille visitée était incapable de faire face à cette dépense ; il est vrai que la sécurité sociale pour tous n’existait pas à cette période de l’histoire qui peut paraître lointaine à tous ceux qui, nés après la Seconde Guerre mondiale, ont l’impression que cette magnifique protection sociale a toujours existé.
Maisons médicales
Actuellement je connais des médecins traitants qui ont cette même générosité, qui se déplacent encore chez les malades, même à Paris, et qui sont obligés de calculer leur temps uniquement parce qu’ils sont très rares, donc très demandés et qui dépassent les 10 à 15 minutes prévues pour les consultations quand ils doivent orienter avec efficacité et empathie un grand malade vers une structure hospitalière. Mais un de ces médecins me l’a dit : après lui s’est fini ; la plupart des jeunes diplômés ne veulent plus vivre ce dévouement mangeur de vie personnelle, d’autant que se surajoute un travail administratif considérable qui est aussi à l’origine du ras le bol des généralistes libéraux. Un espoir est en train de naître avec la prise de conscience de nos politiques, du passé proche et du présent, qui essaient de créer des structures nouvelles comme les maisons médicales où les différents soignants sont regroupés et comme les assistants médicaux qui devraient voir le jour. Tout cela est espérant et de plus semble faire naître une véritable cohésion entre les différents soignants, qui auparavant, il faut bien le dire, se faisaient souvent concurrence plutôt qu’addition de compétences !
Un autre changement sociétal est apparu qui a vu disparaître le médecin de famille, c’est que si les familles existent toujours, elles ne sont plus ce qu’elles étaient avant et après la Seconde Guerre mondiale. À cette période c’étaient des familles stables qui duraient jusqu’à la mort de l’un des constituants du couple et même au-delà ! Bien évidemment il faut relire les œuvres de ce grand romancier du XXe siècle que fut François Mauriac pour être persuadé qu’il y avait une certaine hypocrisie chez certains de ces couples et des failles secrètes. Mais le médecin qui soignait les enfants d’un couple pouvait aussi suivre les petits enfants car la famille tout en grandissant ne s’éloignait pas beaucoup du noyau parental. Ceci permettait de connaître par le relationnel ce qui est maintenant fourni par la génétique. Aujourd’hui les familles stables sont rarissimes en France, c’est une banalité dont je m’excuse mais que je déplore car si les Comités d’éthique se déchirent sur le devenir des enfants issus d’une grossesse par dons de spermatozoïdes ou d’ovocytes, personne ne se penche sur l’avenir des enfants de couples divorcés surtout quand la séparation des parents se passe mal, avec des querelles fréquentes et quelquefois violentes en présence des enfants. Les psychiatres le savent : combien de troubles plus ou moins diffus sont observés chez beaucoup d’entre eux, dont certains pourraient se transmettre à leur propre descendance puisque l’épigénétique devenant une science à part entière nous démontre clairement qu’un mauvais environnement physique et psychique est transmissible sur plusieurs générations.
En conclusion, le médecin de famille s’est éteint avec la disparition de la stabilité familiale, à laquelle j’ajouterais la dispersion des enfants dès leur adolescence dans le monde entier ; et aussi avec la transformation de la médecine, qui a déjà changé par une perte progressive de la vocation médicale (portée encore par certains médecins traitants des villes et des campagnes) en direction d’une profession rentable et laissant du temps à la vie personnelle, pour aller de plus en plus vers une médecine technologique fondée sur l’intelligence artificielle et la robotisation. Je suis profondément attristée, mais la disparition de la vocation vers du travail facile ou enrichissant (dans le sens économique du terme) ne touche pas que la médecine et c’est l’ensemble de notre société qui a perdu le sens des valeurs altruistes qui donnent un sens à une vie ; et je perçois une odeur de décadence, que très égoïstement je souhaite ne pas voir de mon vivant.
Monique Adolphe