L’auteur dénonce une fois de plus l’influence des mythes. Sur l’opinion d’abord, mais cette fois-ci, sur le comportement extrême où ils peuvent conduire un individu. Si les idéologies veulent plier la réalité à ce que l’on veut voir et savoir, lorsque la raison est perdue, elles engagent à des actions criminelles. Il est alors trop tard pour faire mieux que déplorer les horreurs. L’année 2015 a vu les attentats contre Charlie Hebdo, puis ceux du Bataclan. On n’en dira pas plus sur la douleur et l’effroi causés, mais on commentera ici certaines réactions hélas improductives.
La crédulité envers ce qui se répand sur les réseaux sociaux engage vite dans la théorie du complot : le pouvoir « savait déjà » et « tire certainement avantage » du drame : un échafaudage bancal de « preuves » était conforté en certitude parce qu’il persuadait les thuriféraires qu’ils étaient plus malins et mieux renseignés que le reste du monde… Premier scandale donc mais réaction tout à fait courante après chaque catastrophe. Plus grave est la manière dont « l’audacieuse pusillanimité » des décisions d’en haut a conduit tous les ministères à vouloir créer chacun son Conseil de déradicalisation (chacun pour soi et que le meilleur gagne ! Comme au début des années 2000 chacun se dota d’un Haut Fonctionnaire chargé du Développement Durable, et sans doute en ce moment un « Chargé de Sauver la Planète »)…
Ce fut l’occasion pour Gérald Bronner de s’engager à étudier quel était le problème et quelles solutions : en lisant, en interrogeant scientifiques, sociologues et psys. Il avait maintes fois alerté sur les errements de la raison au pays de Descartes et savait quoi dire, mais pensait que les personnes compétentes allaient foisonner qui connaissaient la bonne méthode. Devant intervenir dans les médias sur le projet qu’il pensait mettre en œuvre, il n’accepta qu’avec réticence : « Les débats sont contreproductifs quand ils mettent en valeur des contradicteurs qui ne le méritent pas », qui tiennent à leur croyance qu’ils avancent comme étant la preuve d’une rationalité supérieure. Celui qui tente de démonter leurs mauvais arguments est considéré comme suppôt du système en place… qui le nourri t!
Le terme de déradicalisation est impropre car il entend extraire du cerveau une croyance par une déprogrammation, ce qui implique des violences (il y en a eu de graves dans certains programmes) L’auteur fut, après maintes procédures, engagé à œuvrer en un lieu donné, accepté ou presque par la population et les élus (qui veut des djihadistes près de chez soi ?)… Ancien centre éducatif et de formation professionnelle reconverti dont une partie du personnel pouvait-être conservée, le Centre de Pontourny est – pas trop – près du village de Beaumont-en-Véron (en Touraine). La méthode était de développer l’esprit critique, la rationalité et rien d’autre. Par des exemples où la raison est prise au piège sans le savoir. Comme on peut l’être par une illusion d’optique…
Destin et causalité
Le futur intervenant travailla beaucoup et consulta afin de préparer de nombreux cas simples pour favoriser la participation (le Père Noël peut-il distribuer tant de cadeaux en si peu de temps ; comme la terre est ronde un fil tendu des deux côtés d’un grand lac tremperait dans l’eau). Avec le souci de valoriser l’« apprenant », comme dans toute bonne pédagogie, d’exiger le respect de chacun pour les autres etc. Les pensionnaires du centre étaient peu nombreux, recrutés sur le critère du volontariat, bizarre exigence de l’administration, et contrôlés par celle-ci d’une façon dure qui resta peu expliquée. Ils avaient tous eu des contacts forts avec le milieu djihadiste, sans aller jusqu’au crime ; tous disaient s’en remettre aux volontés d’Allah dans tous les instants du quotidien présents, passés ou futurs. Ils voient destin dans toute coïncidence. Causalité au lieu de corrélation. L’échantillon décrit présente des garçons ou filles effacés ou forte-tête, tous très maltraités auparavant par la vie et attachants malgré leur profil, ce qui est indispensable pour un traitement.
L’expérience semble d’emblée mal engagée. Quand un soutien est fort à un niveau politique, il est refusé au niveau supérieur ou saboté au niveau inférieur. L’accès des chercheurs à des dossiers djihadistes des services de Renseignements, après une comédie de collaboration stérile fut définitivement classé « illégal » alors que c’est possible aux États Unis. Le monde politique s’agita pour présenter des idées de rassemblement autour de bonnes volontés : Des spécialistes préviendraient ainsi les lycéens d’être tentés par les mythes. Mais comment s’y prendre pour que les « mauvaises idées » n’aient pas plus de succès que les bonnes et ne paraissent beaucoup plus intéressantes à des jeunes qui ne cherchent pas en général à être trop conformistes ! De toute façon ces initiatives furent qualifiées par certaine presse de désir totalitaire de « normaliser les représentations ». Tout l’Occident en fait est depuis longtemps le théâtre de cette bataille de la « sensibilité » qui veut interdire de choquer dans leur croyance un certain nombre d’étudiants ou élèves rétifs à la parole scientifique. Au nom chez nous des bienfaits de la diversité culturelle, où est passé le Siècle des Lumières ? Certains vont plus loin en disant que le peuple (dont on ne dira pas qu’il est multiple, fractionné, irréductible à une seule définition) se voit systématiquement « refuser les moyens de comprendre » ce qu’il lui arrive.
« Crédulité qui se fait passer pour de l’intelligence » : Michel Onfray l’exploite en maître, Frédéric Lordon lui doit son statut de vedette, tout candidat à une élection, si menu soit-il, l’utilise tant on se cherche toujours un « père » plus ou moins consciemment, et qu’une croyance, on y tient. On tient aussi au personnage qu’on joue tant qu’on a rien pu consolider de soi-même, c’est ce que retire Gérald Bronner d’une visite dans une prison parmi de jeunes détenus ; tout comme le montraient les habitants du centre de Pontourny dont il est principalement question tout au long de cette lecture… Là, les plus voyants des pensionnaires se plaignent de ne pas pouvoir pratiquer correctement leurs cinq prières quotidiennes, mais mettent un point d’honneur à être actifs dans les jeux de logique et les devinettes où une bonne connaissance du français est nécessaire (quelle misère pour certains de n’avoir pas acquis ou voulu acquérir le langage !).
Les contacts passent une phase très encourageante, les récits de prophéties fantaisistes appellent des commentaires qui semblent lucides, les liens se consolident au point que le formateur en oublie à qui il a affaire… Il se prépare à leur distribuer, à leur demande des livres : il arrive avec de pleines sacoches au centre… d’où tout le monde est parti ! Pour diverses raisons mais… partis ! Restent deux personnages Caelia et Pelleas. La jeune femme de 20 ans, réussit alors à se raconter : voyant dans l’islam dont elle est entourée dans sa résidence, de la poésie plus que de l’ardeur mystique, un cercle de famille certainement. Un prince charmant aussi qui l’amène jusqu’en Turquie. Dans son désarroi du moment elle veut se convertir au catholicisme. Pour y trouver le bien être… Le 28 juillet 2017, le centre ferme ; telle la garnison du désert des Tartares qui ne voit pas d’ennemi arriver, il n’a plus de raison d’être sans aucun « volontaire » en vue, là est le piège… Au moment de la fermeture Caelia errait encore dans le centre avec Pelleas « pour ne pas qu’il ferme ». Quel gâchis difficile à oublier !… Le gouvernement a changé. Une nouvelle énergie réussira-t-elle à s’emparer du problème de la déradicalisation ? Rien n’apparaît…
Il n’est pas bon de se rassurer en voyant d’autres pays concernés, du Canada à Singapour, n’avoir pas obtenu non plus de résultats probants. Comme chaque lecteur a pu le penser, tout individu peut se jouer de la raison des autres. Il peut croire fermement être moins bien traité qu’il le mérite, il voudrait qu’on élise enfin l’homme providentiel qu’il a parfois découvert et choisi… Qui ne reçoit des avalanches de bobards de correspondants amis à qui on n’a rien demandé ? Parfois ces derniers utilisent l’humour : le rire se pare des atouts de la vérité, « mais il ne fait que toucher l’indicible » dans nos relations sociales et notre psyché. Une volonté de puissance se cache derrière lui. Il y a un péril collectif dans l’acceptation de faits sans examen de preuves : « mais notre cerveau se comporte comme un épicier » qui économise ses efforts. Qui n’a près de lui un adorateur de la mère Nature qui abhorre en vrac les vaccins, les pesticides, les souffrances infligées aux animaux, la politique européenne et demande à la démocratie de réaliser l’union de tous autour de ses idées qui sont les meilleures ?
Les causes que défend Gérald Bronner ont souvent été applaudies par un Ministre voire un Président. Mais l’approfondissement nécessaire par des rencontres avec des acteurs potentiels se sont toujours perdues dans les couloirs et les courriels de la République…
Espérons qu’un jour!
Jeanne Perrin