Le nucléaire n’est pas une énergie renouvelable. Peut-être le deviendra-t-il un jour si la fusion nucléaire devient opérationnelle et permet d’utiliser des ressources illimitées telles que le deutérium de l’eau de mer ou le tritium fabriqué à partir du lithium. Le projet ITER qui mobilise près de 20 milliards d’euros d’investissement est souvent présenté comme un rêve de chercheurs, mais ceux qui ont visité le chantier et étudié le dossier en retirent généralement l’impression que c’est une voie possible mais à coup sûr encore lointaine.
La question qui se pose aujourd’hui est donc de savoir si l’énergie nucléaire, telle que nous la connaissons, peut être considérée comme une énergie soutenable au regard des objectifs communément admis des politiques de transition énergétique. Le problème est délicat car ces objectifs varient selon le sens que l’on donne à cette notion de transition énergétique. Chacun s’accorde à considérer que l’objectif premier est de se libérer de la dépendance aux énergies fossiles, à l’origine notamment des émissions de CO2 qu’il nous faut réduire. Mais certains considèrent que cet objectif ne suffit pas et qu’il faut d’emblée viser un point d’atterrissage où seules les énergies renouvelables seront utilisées, en renonçant par conséquent également à l’énergie nucléaire que d’aucuns considèrent comme une énergie du passé.
On peut apporter à ce questionnement des réponses techniques, fondées sur le fait que les énergies renouvelables ne sont pas en état d’assurer aujourd’hui l’intégralité de notre approvisionnement en énergie, ne serait-ce qu’en électricité. C’est la réponse du « pis-aller » ou du choix de la béquille pour les énergies renouvelables : puisqu’il faut un support aux énergies renouvelables, autant utiliser une énergie décarbonée et donc du nucléaire. Sinon, nos petits-enfants pourraient nous le reprocher. Cette réponse qui renvoie à des discussions sur le calendrier et sur le bon équilibrage à retenir, est légitime mais passe à côté du vrai débat : l’énergie nucléaire peut-elle être considérée comme une énergie soutenable digne de figurer dans le mix électrique des décennies qui viennent et si oui à quelles conditions ?
Une grille de soutenabilité
Il nous semble que pour répondre à ces questions, il faudrait convenir d’une grille de soutenabilité à laquelle pourraient être soumises toutes les formes d’énergie sans exception. Cinq familles de critères pourraient être retenues :
- L’absence d’atteinte significative à l’environnement : le climat, la pollution, le bruit, les paysages, etc. en exploitation et en fin de vie.
- Le non épuisement des ressources naturelles : les gisements fossiles mais aussi les matières premières, l’eau, l’espace…
- La maîtrise des risques : risques sanitaires, risques d’accident, risques politiques…
- La contribution au volet économique d’une politique de développement durable : compétitivité, création d’emplois…
- L’aptitude à répondre aux besoins : disponibilité, flexibilité (pour satisfaire notamment aux exigences des nouveaux marchés tels que la mobilité électrique), modularité (pour satisfaire au désir de décentralisation exprimé aujourd’hui par beaucoup)…
De tous ces critères dépend in fine l’acceptabilité de la filière par les populations et donc son caractère soutenable.
Les points forts du nucléaire sont bien connus et en premier lieu l’absence quasi-totale d’émissions de CO2 avec un contenu en CO2 du kWh de 6 g/kWh, près de 10 fois inférieur aux 55 g/kWh du photovoltaïque (selon l’ADEME). Il faut aussi mentionner la sécurité politique, l’absence de pollution atmosphérique – avantage essentiel par rapport aux centrales à charbon –, la compétitivité qui reste correcte malgré les incertitudes sur le coût de série de notre EPR, la parfaite adaptation des centrales nucléaires à la satisfaction des besoins de base, la disponibilité en uranium et, en France, un degré de confiance élevé grâce à l’action de notre Autorité de sûreté nucléaire.
Il y a aussi des points sur lesquels le nucléaire peut progresser : la mise au point de la 4e génération de réacteurs qui multipliera par un facteur 50 la disponibilité en uranium tout en réduisant très fortement la quantité de déchets à traiter, la modularité avec le développement possible de petits réacteurs (les SMR ou Small Modular Reactors) et bien entendu le traitement des déchets considéré par beaucoup comme le point faible de la filière. Ce point est effectivement le plus délicat : des solutions robustes existent mais la difficulté est de démontrer leur innocuité car cela ne peut pas se faire seulement sur le papier. Il faut pouvoir expérimenter en vraie grandeur et cela demande du temps. Les opposants à la filière le savent bien puisqu’ils cherchent par tous les moyens à empêcher que cette démonstration soit apportée de façon à laisser ouverte ce qu’ils présentent comme une faille.
Les énergies renouvelables ne sont pas neutres
Objectivement, le tableau de bord du nucléaire n’est pas mauvais et aucune forme d’énergie alternative ne peut « cocher toutes les cases » au score le plus élevé. En se limitant par exemple au premier critère, on sait que les énergies renouvelables ne sont pas aussi neutres vis-à-vis de l’environnement qu’on le pense souvent et que des problèmes significatifs commencent à se poser : stérilisation de grands espaces, bruit des éoliennes et atteintes aux paysages, déforestation et dommages à la biodiversité, pollution atmosphérique par le thorium radioactif libéré lors de l’exploitation des terres rares, pollutions liées à la fabrication des panneaux photovoltaïques, problèmes de démantèlement à venir…
Aucune solution n’est parfaite mais malheureusement les conditions d’un examen serein et impartial des avantages et des inconvénients de chaque forme d’énergie ne sont toujours pas réunies. On juge sur des impressions subjectives, sur des analyses qualitatives ou sous la pression de ceux qui crient le plus fort. On manipule les peurs, on tronque l’information… L’avis de l’ingénieur ou de l’homme de science n’est plus écouté, on préfère laisser la parole à tous ceux qui savent créer l’événement et faire le buzz.
Ceci est d’autant plus regrettable que l’opposition filière nucléaire/filière des renouvelables est un faux débat. Il n’y a même pas lieu de chercher à savoir laquelle serait complémentaire de l’autre. Nous avons la chance de disposer de deux familles de solutions qui ne se heurtent pas à une impasse comme aujourd’hui les énergies fossiles. L’une et l’autre relèvent de la même problématique économique : celle du coût marginal quasi-nul, l’une et l’autre ont des avantages et des inconvénients mais vont encore progresser, l’une et l’autre sont plus ou moins bien adaptées à des situations géographiques et à des besoins donnés. Après que chacune des filières a bénéficié dans leur phase de développement d’un important soutien public, le moment n’est-il pas venu de laisser faire le marché ? Les gouvernements dans leur soif d’agir, dans leur volonté de démontrer leur efficacité et de répondre à ce qu’ils croient être l’aspiration de leurs mandants, sont toujours tentés d’aller trop loin et trop vite.
L’énergie est une affaire de temps long. Il faut donner du temps au temps. Il ne sert à rien de vouloir brûler les étapes, la soutenabilité ne se décrète pas, elle se construit et se mérite. Pour le nucléaire comme pour toute autre filière, c’est une démarche de progrès qu’il faut entretenir.
Jean-Pierre Hauet*
*Ancien Senior Vice President et Chief Technology Officer d’ALSTOM