Aujourd’hui, les conditions nécessaires pour exprimer et concilier l’économique et le social n’existent plus ; il en est de même, en quelque sorte, des conditions qui permettent aux démocraties de survivre. C’est extrêmement grave, mais c’est la conséquence du nouveau paradigme qui se met en place. C’est après la première révolution industrielle et la mécanisation qu’on a commencé à parler d’économique et social, et à instaurer entre les deux des liens qui n’existaient pas auparavant. Il y a eu une sorte de miracle, c’est d’avoir réussi à faire un partage à peu près satisfaisant de la richesse produite grâce au travail ; les ouvriers salariés travaillant sur des chaînes de production ont eu la possibilité de contribuer à l’amélioration de la création de richesses et, compte tenu des rapports de forces résultant du plein-emploi, de revendiquer un partage du résultat des améliorations de productivité. On recherchait alors un partage permettant, d’une part, aux chefs d’entreprise d’investir suffisamment pour assurer la pérennité de l’entreprise et, d’autre part, aux salariés d’avoir suffisamment de ressources pour acheter les produits qu’ils fabriquaient et aussi pour participer à la vie collective, par exemple en se constituant une retraite ou en participant à des systèmes de production collective (santé, éducation etc.). Ce véritable miracle s’est produit pendant la période où le paradigme productif (la concurrence) permettait de marier l’économique et le social. Il y avait des gens qui étaient en situation de faire bouger, d’exprimer leur position démocratiquement.
Mais un nouveau paradigme économique est apparu, celui du coût marginal nul, ce qui signifie qu’on sait satisfaire des besoins uniquement en traitant de l’information, ce qui était impossible auparavant. Quand vous voulez par exemple partager une voiture avec quelqu’un, une application vous permet de trouver une personne qui est près de chez vous et qui vous fournira la voiture etc. Ainsi, pour produire, on a seulement besoin d’un coût fixe, le coût de fabrication d’une application et ensuite l’entreprise qui a produit l’application n’a plus rien à faire des hommes et de la matière. Ce souci est délégué à des vrais consommateurs, à des traîne savates qui n’ont pas d’autre savoir que des savoirs communs (par exemple conduire une voiture). Ce paradigme est terrible parce qu’il est d’une puissance immense. Les GAFA, qui sont les premiers à avoir compris cela, arrivent à aspirer toute la valeur au détriment de tous ceux qui touchent la matière.
Ils drainent toutes les données, avec lesquelles ils font l’intelligence artificielle ; ils drainent toute la richesse, ce qui leur permet de financer ou de racheter toutes les entreprises qu’ils veulent ; ils acquièrent ainsi un pouvoir considérable. Ils ne relèvent pas d’une nation, mais ils sont internationaux. Ils sont dans une situation de monopole naturel international. Autrefois, nous avions des monopoles naturels nationaux, qui risquaient de faire abusivement gagner les producteurs et perdre les consommateurs ; c’est la raison pour laquelle les États luttaient contre eux. Aujourd’hui, nous avons des monopoles internationaux qui prennent tout et qui placent les consommateurs du monde entier dans une situation défavorable. C’est une réalité à laquelle nous devons être sensibilisés ; mais comment faire pour que notre parole ait le moindre effet ? L’Europe est impuissante ; elle considère que les GAFA devraient payer des taxes, mais elle n’a ni la cohérence ni le poids qui seraient nécessaires pour les imposer ni même pour les répartir. C’est le sujet brûlant de l’économie quaternaire qui avait été évoqué dans le cadre du plan Borloo (dossier des aides à la personne). Il y a des solutions possibles, mais il faut que les citoyens prennent conscience de la gravité du problème et imposent aux états de faire le nécessaire pour restaurer des conditions qui permettent de rassembler l’économie, le social et la démocratie.
Il est incontestable que le numérique permet de satisfaire des besoins réels en traitant de l’information. Mais les entreprises qui font ce travail ne gèrent ni les hommes ni la matière ; comme rien ne les y oblige, on ne saurait le leur reprocher : c’est une question de simplicité et de rentabilité. On peut prendre l’exemple du covoiturage qui est traité de la manière suivante : le grand manitou, qui fournit une application, récupère non seulement une grande quantité d’argent (car il rémunère très faiblement celui qui possède la voiture), mais aussi l’ensemble des données. Cependant, il est aussi possible de recourir à l’auto partage ; dans ce cas, on se tourne vers une entreprise (éventuellement importante, cf. Bolloré), qui achète la voiture et organise la mise à disposition des véhicules et les entretient en embauchant la main-d’œuvre nécessaire. Dans les deux cas c’est une autre façon de satisfaire un besoin en fournissant non pas un bien, non pas un service (bien que s’y apparentant), mais une solution. Assimiler les solutions à un service ce serait comme si on confondait un drap brodé et un drap industriel ; c’est toujours un drap, mais (indépendamment de toute évolution sociétale) il y a une rupture complète au niveau du mode de production. Désormais les solutions permettent de tout faire venir à nous grâce à une information qui a été traitée. Dans le cadre de cet exemple, on peut identifier deux types de solutions :
- le covoiturage, solution à coût marginal nul, avec les GAFA qui se sont organisés pour ne traiter ni la matière ni les hommes,
- d’autres solutions que nous qualifierons de quaternaires.
Dans les solutions quaternaires, des entreprises se chargent d’embaucher des gens et d’acheter des biens pour les mettre à la disposition des clients, en état de bon fonctionnement, là où ils en ont besoin. Ces solutions, qui ont été examiné dans le plan Borloo, présentent le gros avantage d’être favorables à l’emploi. On a calculé que, si chaque Français utilisait un service de ce type deux heures par semaine, cela permettrait de créer de l’emploi pour 4 millions de personnes (équivalent temps plein). C’est la cyber économie, une autre façon de vivre chez soi avec des bouquets de solutions qui sont, pour partie, à coût marginal nul. On peut par exemple avoir des systèmes de prévention des chutes où la personne âgée achète le capteur et ensuite se débrouille ; mais on peut aussi avoir une entreprise qui achète le capteur, vient le poser et l’entretient, un prestataire qui exploite les données en continu et envoie une personne à domicile en cas de problème. Ces solutions permettent de vivre tout autrement chez soi et ailleurs. Nous ne jetterons pas la pierre aux GAFA ; ils occupent une place et c’est très bien. Mais ils sont dans un rapport de force qui va leur permettre d’occuper toute la place. Il faut créer une alternative où le consommateur choisira ce qui lui convient le mieux.
Solutions quaternaires
Mais le grand problème, au plan économique, c’est de concevoir et surtout de rentabiliser des solutions quaternaires, ce qui est beaucoup plus difficile que de rentabiliser des solutions à coût marginal nul. Le covoiturage est archi rentable, l’auto partage ne l’est absolument pas (cf. Bolloré et la Ville de Paris). Simplement parce que la gestion de la matière est difficile à rentabiliser. Que peut-on faire, quelle politique d’intervention l’État peut-il avoir pour que les nouveaux marchés de solutions quaternaires puissent devenir rapidement rentables et que le consommateur puisse choisir entre les deux types de solutions (déterminant ainsi la vitesse à laquelle il souhaite faire progresser les robots !). Le point-clé, c’est qu’on peut ainsi éviter que toutes les données qui passent par ces solutions quaternaires partent chez les GAFA et les récupérer sur des plates-formes nationales ou (mieux) européennes, dans le but de créer une intelligence artificielle européenne (laquelle représentera une quantité considérable de données). Le sujet est extrêmement vaste. Mais il faut aller très vite car les GAFA bénéficient d’un rapport de force qui va leur permettre de tout envahir et après il sera trop tard. Ce n’est pas impossible : La Poste, les assisteurs, les mutuelles cherchent tous à faire des bouquets de solutions de l’économie quaternaire mais ils n’y parviennent pas.
Pour réussir, il faudrait catalyser les coordinations de nombreuses entreprises. Prenons un exemple, la prévention des chutes des personnes âgées. Il faut quatre entreprises : une première qui achète, pose et entretient les capteurs ; une deuxième qui surveille à distance les données captées ; une troisième qui vient secourir la personne quand elle est tombée ; une quatrième qui vient voir la personne âgée pour lui demander ce dont elle a besoin. Ces entreprises doivent travailler en étroite symbiose ; il faut des plates-formes analogues à celles que les GAFA ont su utiliser. Le grand enjeu, très compliqué, c’est de faire travailler des entreprises ensemble. La Poste, aujourd’hui, entreprend d’entrer dans la silver économie ; l’État lui a donné 20 M€ (pour éviter de mettre 180 000 postiers à la porte) ; elle agit comme elle le veut, elle réalise sa plate-forme, elle rémunère des gens pour faire tout le travail, mais ça ne marchera pas. Les assisteurs et les autres, qui ne disposent pas des crédits de l’État (et dont les actionnaires réclament 20 % de rentabilité !), vont abandonner. Les entreprises de services qui sont menacées par les entreprises à coût marginal nul essaient aussi de mettre en place des solutions quaternaires, mais on peut craindre qu’elles n’y parviennent que trop tard. Elles sont dans la même situation que le Monsieur Ford d’antan : il faisait tout (son électricité, son chemin de fer, son moteur, son rétroviseur etc.). Et, tant qu’il a tout fait, ça ne marchait pas ; il n’avait pas assez de rentabilité pour payer ses ouvriers. Mais ensuite on a fait un réseau d’électricité, un réseau de chemin de fer, des moteurs etc. ; aujourd’hui, quelqu’un qui fait des voitures, dessine la voiture et achète les pièces à l’extérieur. Les solutions quaternaires sont des solutions néo industrielles ; c’est compliqué, mais pas impossible à réaliser de façon rentable. De nombreux acteurs s’y attaquent, mais chacun dans son coin, ce qui compromet leurs chances de réussite. Une entreprise seule ne peut pas y parvenir.
L’entreprise sait tout faire, sauf de la coordination ; or il y a immense besoin de coordination. Il faut que l’État joue un rôle de catalyseur de coordination autour d’un objectif clair : contrecarrer la puissance des GAFA qui menace de nous submerger. Mais nous n’y arriverons pas si nous ne parvenons pas à construire :
- des marchés alternatifs et complémentaires de ceux des GAFA, permettant aux consommateurs de voter avec leur consommation et non pas avec des paroles inutiles,
- une organisation permettant d’orienter toutes ces données personnalisées vers l’Europe, vers les continents qui auront des valeurs et non pas vers des GAFA qui ont surtout leurs intérêts propres.
Comprenons-nous bien : il ne s’agit pas de lancer l’anathème contre les GAFA, mais de construire quelque chose de complémentaire pour nous permettre simplement de faire notre travail.
Un autre aspect de cette rupture, c’est de passer du travail à deux au travail à trois ; autrefois, nous étions devant une machine ou devant quelqu’un suivant que nous travaillions dans l’industrie ou dans les services. Là, nous sommes sur les lieux de vie, avec des machines numériques certes, mais en face des gens. Nous pouvons être à l’écoute de la personne tout en communiquant avec d’autres (par exemple si nous avons besoin de conseils) et avec l’assistance d’une machine. C’est une nouvelle forme de travail qu’il faudra inventer et c’est passionnant. Travailler chez les gens, quelle révolution ! C’était jusqu’à présent l’apanage des domestiques ; maintenant c’est un travail qui va trouver ses lettres de noblesse car on y gagnera de l’argent et on y fera des gains de productivité ; il y aura des emplois et des syndicats. C’est à la volonté collective qu’il appartient de faire de ces métiers des métiers qui ont du sens.
Veut-on que l’économie numérique, qui tisse sa toile pour le meilleur et pour le pire, s’inscrive dans un modèle imparable dont le travail de l’homme soit progressivement exclu ?
Si nous n’y prenons garde, et si nous ne décidons, collectivement, d’agir pour modifier le cours des choses, le nouveau paradigme qui se met en place est celui-là. Il rendra impossible le retour à la croissance durable dont les fruits soient partagés – condition sine qua non pour qu’une société retrouve un certain équilibre, alors que l’exclusion et le chômage de masse menacent aujourd’hui, et plus encore demain, les fondements même de notre démocratie. L’homme augmenté n’est pas le seul avenir de l’homme.
Les technologies numériques peuvent être utilisées autrement, et devenir un gisement d’emplois au lieu d’en être le tombeau. Il faut pour cela opérer un saut conceptuel vers « l’économie quaternaire ».
* Michèle Debonneuil, économiste, est l’auteur de La Révolution quaternaire, éditions de l’Observatoire, 2017