Cet article présente une synthèse de la deuxième session du colloque du Forum Mondial du Développement Durable consacré au thème « Un nucléaire soutenable ». Sont notamment intervenus au cours de cette session MM. Michel Derdevet, Secrétaire général d’Enedis, Philippe Vesseron, Président d’honneur du BRGM, et Bertrand Le Thiec, Directeur des affaires publiques d’EDF.
L’accroissement du rôle des collectivités territoriales
Les collectivités territoriales ont gagné, pour l’énergie comme dans les autres domaines, une importante capacité d’initiative et de négociation. En particulier, la loi sur la transition énergétique promeut le développement des initiatives énergétiques dans les régions :
- pour développer les énergies renouvelables (éolien, photovoltaïque, biomasse),
- pour coordonner et optimiser les réseaux d’électricité, de gaz et de chaleur,
- pour encourager la coopération entre communes et entre collectivités territoriales.
Ce phénomène est accentué par le contexte réglementaire européen.
La loi de transition énergétique met aussi l’accent sur la sobriété et l’efficacité énergétique. Les objectifs correspondants ne pourront pas être atteints sans une participation active de chaque région, de chaque département, de chaque commune… et aussi de chaque citoyen. Il faut être à l’écoute des initiatives locales, s’en nourrir, contribuer au développement des plus prometteuses et en coordonner le déploiement au service de tous.
Les panneaux solaires individuels fleurissent et les parcs éoliens se développent. Fin 2015, la France comptait déjà 350 000 installations de production décentralisée raccordées au réseau. L’expansion des énergies renouvelables rend possible la valorisation de gisements énergétiques dans le cadre d’une politique d’aménagement local. Et, en matière de stockage de l’énergie, les innovations techniques donneront progressivement aux collectivités territoriales l’opportunité de mettre en œuvre des outils adaptés à leur spécificité.
L’apport des NTIC
Parallèlement, les nouvelles technologies permettent un suivi de la consommation et un pilotage local de la production ; elles donnent aux territoires une connaissance très fine des besoins et des usages et permettent de faire de bonnes prévisions. De nombreuses expérimentations au niveau des collectivités locales, des voisinages, voire des consommateurs individuels, se développent dans l’esprit de l’Internet de l’énergie.
Mais l’alliance du digital et des nouvelles sources d’énergie ne permet pas de produire localement l’électricité à coût marginal nul et nous sommes loin de réaliser le rêve de l’autarcie énergétique. L’avenir semble plutôt résider dans un paysage électrique complexifié du fait des énergies renouvelables et du rôle des citoyens/consommateurs, ce qui justifie le développement d’outils intelligents, notamment au niveau des réseaux de distribution (smart grids) et du suivi de la consommation (compteurs Linky).
Une extrême diversité sur le terrain
Le clivage entre les villes et les zones rurales s’accentue ; la concentration urbaine se renforce considérablement ; les zones rurales sont partagées entre quasi-désertification pour certaines et démographie croissante pour d’autres.
- Il faut repenser la conception des villes (smart cities), pour qu’elles deviennent à la fois des territoires communicants, compétitifs et attractifs, et des territoires verts où les smart grids joueront un rôle crucial en matière environnementale. Grâce à des technologies innovantes comme le compteur Linky, l’usager pourra y gérer véritablement son poste énergie, se transformant en consomm’acteur.
- Le concept de smart city ne doit pas faire oublier l’extrême diversité des villes contemporaines, dont certains territoires périphériques risquent de moins bénéficier des innovations que les centres villes. En France, on observe largement un exode des classes populaires vers un périurbain de plus en plus séparé des banlieues marquées par l’immigration.
- Notre pays se caractérise par l’importance de ses zones rurales et le nombre élevé de ses petites communes (dont 33 000 environ comptent moins de 2 000 habitants). Leurs situations démographiques sont très contrastées : dynamique positive pour certaines, départs inexorables pour d’autres (qui risquent d’être fragilisées en matière de distribution d’électricité).
Cette réalité pourrait entraîner de fortes inégalités ; elle exige de faire appel à la solidarité nationale ; le mécanisme de péréquation y contribue.
La centralisation des réseaux de distribution, un atout pour la France
Enedis délivre 95 % de l’électricité consommée en France et dessert 35 millions de clients sur un réseau de 1 340 000 km ; cette entreprise détient un monopole légal dans sa zone de desserte. Elle gère la distribution d’électricité pour plus de 600 autorités concédantes (communes ou établissements de coopération intercommunale) très hétérogènes. Sa taille lui permet :
- de garantir la sécurité d’approvisionnement et la qualité de l’électricité acheminée ;
- de financer à 95 % le fonds d’amortissement des charges d’électrification (FACE) qui apporte une aide financière aux maîtres d’ouvrage des réseaux des communes rurales ;
- de superviser au niveau national les investissements dans des réseaux électriques interconnectés et interdépendants ;
- de faire face à des événements climatiques exceptionnels.
Enedis met aussi en œuvre le mécanisme de la péréquation, outil de solidarité nationale que nous venons d’évoquer et qu’il conviendra de protéger face à l’éventuelle volonté d’autonomie de certains territoires favorisés.
De plus, Enedis est un acteur majeur de la transition énergétique par ses investissements en R& D, notamment :
- pour développer les nouveaux usages : compteurs intelligents, voiture électrique (laquelle implique d’installer en France plus de 4 millions de points de charge) ;
- pour accompagner l’émergence des smart grids et des smart cities : 17 démonstrateurs sur le territoire français (76 M€ entre 2014 et 2017) et projets de démonstration ou de recherche financés par l’Union européenne
La production décentralisée, la mise en place de stratégies de développement intégrées et l’essor de nouveaux usages supposent un nouveau mode de gouvernance et de gestion du réseau. Il ne s’agit pas de parcelliser la distribution dans une logique de repli sur soi, mais de la gérer plus finement. Il faut aussi transformer le client en acteur du système électrique et pour cela lui fournir des services basés sur le Big Data.Les risques relatifs au traitement des données confidentielles devront être maîtrisés.
La demande sociale oscille entre individualisation de la production et de la consommation, équité de la facturation et sécurité d’approvisionnement. Ceci impose à la fois de renforcer la dimension nationale et d’intensifier le dialogue avec les collectivités locales pour mieux connaître leurs besoins et mieux les accompagner. En ce sens, la tradition centralisatrice de notre pays est plutôt favorable.
La sécurité d’approvisionnement : nucléaire ou thermique ?
C’est aux États qu’il appartient d’assurer la sécurité de l’approvisionnement énergétique car celle-ci est nécessaire à la fois au bien-être de chaque citoyen et au développement économique de l’ensemble du pays. Garantir l’indépendance énergétique est une préoccupation déjà très ancienne. Ce qui est nouveau, c’est l’obstacle majeur auquel se heurtent les énergies éolienne et solaire : leur intermittence. Cet obstacle ne pourra être franchi que lorsque nous disposerons, pour stocker l’énergie, de systèmes fiables, utilisables localement, facilement et sans risque ; nous en sommes loin. Pour le moment et sans doute pour longtemps, les États devront assurer un back-up en recourant aux moyens traditionnels, seuls capables d’assurer la fourniture permanente d’électricité. La question qui se pose est « nucléaire ou thermique ? »
Contrairement aux idées que véhicule le débat public en France, le nucléaire est objectivement bien placé.
- Il est très compétitif sur le plan financier.
- Capables d’ajuster en 30 minutes (à la hausse ou à la baisse) 80 % de leur puissance, les réacteurs peuvent traiter les problèmes d’intermittence. De plus, ils donnent de l’inertie au réseau et lui permettent de lisser les à-coups dont il est en permanence l’objet.
- Le nucléaire produit des déchets, certes, et le problème de leur stockage doit (et peut) être traité ; on a de bonnes raisons de penser que ces déchets seront réutilisables. Mais le charbon transforme l’atmosphère en poubelle ; il produit du gaz carbonique largement responsable du réchauffement climatique et émet des poussières très nocives pour la santé. Le retour de l’Allemagne au charbon constitue sans aucun doute une catastrophe écologique majeure.
- Bien sûr, le nucléaire fait peur, mais il faut apprécier les risques à leur juste valeur. Au cours des cinquante dernières années, le charbon a fait environ 50 millions de victimes ; le nucléaire entre 5 000 et 100 000, selon qu’on retient les chiffres des Nations-Unis ou ceux des ONG les plus engagées.
L’énergie nucléaire en expansion dans le monde
Compte tenu de ces avantages, de nombreux pays, tout en développant les énergies renouvelables, veulent produire aussi une électricité d’origine nucléaire. Des projets fleurissent en Chine, en Inde, en Russie, en Corée du Sud, en Argentine, au Brésil… Le directeur général de l’AIEA estime que la capacité nucléaire mondiale augmentera de 20 % d’ici à 2030.
Mais les pays membres de l’Union européenne font exception. Sortir du nucléaire est souvent devenu l’idéologie dominante qui oriente les décideurs. De plus, les producteurs traditionnels d’électricité sont fragilisés. En effet, les factures payées par les consommateurs couvrent la production de l’électricité, son transport et des taxes. Les coûts des réseaux s’accroissent inéluctablement pour permettre l’intégration de nombreux sites de production à base d’énergies renouvelables, géographiquement dispersés. Les taxes ont fortement augmenté pour financer l’éolien et le photovoltaïque. Des fortes pressions, liées à des considérations sociales et au souci de compétitivité des industries utilisatrices, s’exercent pour limiter la facture globale. Et la rémunération de la production traditionnelle se trouve inéluctablement réduite, au risque de ne plus permettre de financer les investissements nécessaires au maintien de la sécurité d’approvisionnement.
On aurait pu espérer que l’industrie française bénéficie des bonnes perspectives mondiales de l’énergie nucléaire car c’est un domaine où elle était remarquablement bien placée à l’aube de la transition énergétique ; aujourd’hui encore c’est, avec plus de 200 000 personnes, la troisième industrie de notre pays. Mais ses positions ont été ébranlées par les antinucléaires et les politiques qu’ils ont inspirées. On le voit déjà dans les difficultés financières d’EDF et dans les pertes de compétences techniques et industrielles qui résultent de l’absence de projets nationaux clairs et aussi du dénigrement dont ce secteur est l’objet. Puissent cependant nos atouts n’être pas définitivement gâchés.
Un besoin de transparence et de réalisme
Revenons au plan national. Il est indispensable d’évaluer, avec le plus grand réalisme, le coût des projets et des décisions qui marqueront le long cheminement de la transition énergétique. À cet égard, il faut notamment :
- sortir de l’opacité les coûts des énergies renouvelables, opacité qu’aggrave notre tendance à considérer comme gratuit ce qui est financé par les impôts et taxes ;
- prendre en considération les coûts des mesures nécessaires pour compenser l’intermittence de l’éolien et du solaire ;
- introduire un prix du carbone réaliste ;
- prendre en compte le coût des indemnisations.
Ce dernier point est soigneusement ignoré ; pourtant, si l’État décide l’arrêt anticipé de certaines installations, il lui appartient d’indemniser équitablement les pertes directes et indirectes résultant de sa décision :
- Le manque à gagner de l’exploitant est difficile à évaluer, du fait de la conjoncture européenne actuelle : prix de marché dérisoires et surcapacités résultant de la stagnation de la demande et du développement des énergies renouvelables subventionnées. Cette conjoncture renforce la tentation classique d’indemniser au rabais ou de dissuader les demandeurs d’indemnisation.
- Les infrastructures mises sous cocon ou définitivement arrêtées avaient permis le développement d’entreprises, d’emplois, de services publics, de commerces… qui seront mis en péril. Il appartient à l’État d’indemniser les territoires pour ces préjudices indirects, d’autant plus que la cause n’en est pas un aléa économique mais l’application d’une politique volontariste. Mais la tentation est forte d’occulter ou de sous-estimer ces préjudices, ne serait-ce que pour éviter l’affichage de coûts budgétaires qui remettraient en cause les décisions souhaitées.
Par ailleurs, il ne faut pas oublier que l’arrêt d’unités de production à prix de revient faible et la pérennisation du subventionnement des énergies renouvelables pèseront sur les factures payées par les ménages et les entreprises. Bien qu’il ne s’agisse pas de préjudices indemnisables, il conviendrait de les évaluer loyalement et d’informer les citoyens de leurs impacts sur l’économie, sur l’emploi et sur la balance commerciale. Cette démarche est nécessaire aussi pour éviter une acceptation trop passive des projets européens tels que le futur « paquet énergie climat » qui reviendra devant le Conseil début 2018.
Au-delà de ces préoccupations économiques, il faut aussi souligner que le développement des énergies renouvelables ne va pas toujours dans le sens de la protection de l’environnement. En parcourant nos territoires, on découvre que des paysages fort beaux sont déjà détériorés par la prolifération des éoliennes. D’autre part, les installations nécessaires à l’exploitation de l’éolien et du photovoltaïque exigent l’utilisation de terres rares dont l’extraction requiert beaucoup d’énergie et s‘effectue dans des conditions environnementales et sociales désastreuses. Et les stocks de ces terres rares ne sont pas renouvelables. Dans la définition et l’application des politiques et des règlements, il appartient aux gouvernements de prendre ces nuisances en considération
Enfin, il faut travailler avec réalisme. Contentons-nous d’un exemple : l’expérience de route solaire réalisée en 2016 à Tourouvre-au-Perche sur un tronçon de 1 km. Certains ont exalté « un exemple unique au monde de transition énergétique dans les territoires ». D’autres ont persiflé en soulignant le coût exorbitant de l’électricité ainsi produite. Pourquoi ne pas reconnaître simplement qu’il s’agit d’une étape nécessaire dans un chemin long et difficile ?
Claude Lievens