L’auteur, professeur de théâtre et de cinéma à l’Université hébraïque de Jérusalem, a fouillé ces productions cinématographiques si florissantes et si « libres » des années 40 à 44 en France. Dont le chef-d’œuvre le plus célébré, Les Enfants du paradis, qui donne le titre de son ouvrage. Après avoir décrit l’ensemble terrifiant de la représentation du juif par les différents médias avant et pendant l’Occupation, il nous fait part de sa découverte : chaque film « indépendant » de cette époque contient un personnage hideux dans lequel on retrouve les caractères « institutionnalisés » du juif haïssable… Son livre est celui d‘un érudit, très documenté, il s’en dégage une violence qui fait frémir.
Pourquoi cette enquête et ces conclusions ? Parce que, dit-il, les Allemands étaient plus subtils que ne les montrent les comédies d’après-guerre où sont bernés des militaires puissants mais lourdauds ! Ils étaient assez nombreux, assez aidés et équipés, pour avoir l’œil sur tous les moyens de diffusion, pour censurer et punir une non-conformité à leur propagande. Laquelle devait être partout présente, y compris dans les loisirs populaires… Pourquoi y aurait-il eu une exception pour le florissant cinéma français des années noires ? Il n’y en a pas eu…
Aux archives de Bois-d’Arcy, on peut découvrir qu’après la Libération on a retouché certains films franchement antisémites pour en adoucir le ton. Ou on les a fait disparaître… Un grand spécialiste du cinéma peut s’en apercevoir en étudiant le scénario, en repérant un défaut de rythme dans ces œuvres par ailleurs parfaitement maîtrisées, même s’il ne dispose pas de plusieurs copies à comparer. En effet, un film est déjà découpé au montage et peut être redécoupé à loisir (ou presque), il n’y a pas forcément une version originale, comme l’est le manuscrit d’un livre. Un travail patient s’impose aussi de rapprocher les toutes premières critiques des suivantes et de constater des différences.
L’auteur a livré ainsi ce qu’il appelle « une guerre de mémoire ». Il cite Les Inconnus dans la maison, Après l’orage, La Symphonie fantastique, où le fait que les personnages sont juifs est suggéré au moins par un nom, un physique, un caractère clairement conforme aux traits de la propagande officielle. Pour Volpone, ressuscité après 300 ans, des emprunts au Marchand de Venise, la pièce de Shakespeare, judaïsent la Venise de Ben Johnson. Le rôle-titre est donné à Harry Baur, habitué aux rôles de juif, ce qui détermine d’avance le personnage aux yeux du public : Volpone est d’abord humilié, puis se reprend et « sort honteusement de Venise, qui se trouve purifiée de sa présence ». Le mot de la fin : « Et qu’on ne parle plus d’argent ! » est explicite ! Dans La Fille du puisatier, les familles respectives des deux amants se réconcilient et écoutent ensemble à la radio un discours du maréchal Pétain ; plus tard, cette scène est coupée bien sûr et on peut le voir à ce que le film (excellent jusque-là) se termine platement. Marcel Pagnol est allé détruire les négatifs de sa Prière aux étoiles et édulcorer une comédie de 1938, Le Schpountz, jouée par Fernandel, où l’on peut voir tout de même réapparaître un plan très significatif de l’antisémitisme. Car les films cités ne sont que la suite de ceux entrepris dans les années trente où l’on dénonçait souvent que la plupart des producteurs de cinéma étaient juifs…
Le Camion blanc promène à travers toute la France une reine et la dépouille mortelle d’un roi gitan : son successeur sera-t-il un gitan du Nord ou un gitan du Sud ? En 1942, un hommage audacieux aux gitans persécutés dans une atmosphère de conte de fées ? Le gitan du Nord, personnage intrigant du film s’appelle Shabbas, il est laid, jouisseur, trompeur, très riche et a des relations influentes. Son argent peut tout acheter… Face à lui la pureté du couple François et Germaine (France et Allemagne !) pourra-t-elle triompher ? « Juifs et gitans sont des peuples prophétiques » (l’errance des gitans évoque sans doute aucun celle du peuple juif) qui « ne se soumettent pas aux lois du pays ». « Juifs et gitans sont liés dans l’Allemagne nazie par une même persécution raciale », dit l’auteur, mais les juifs sont la perfidie, le Diable ; les gitans sont l’exotisme, l’érotisme, le pittoresque… On peut donc leur dédier une belle histoire : car François, modeste conducteur de camion, travailleur et honnête, se découvrira être aussi le fils d’un roi gitan défunt, donc succédera légitimement au précédent… Hommage en passant à la France des humbles qui souffre par la faute des puissants cupides.
Ce qui nous amène aux Enfants du Paradis. On sait l’enthousiasme qui salue encore ce film. « Le film de Prévert et Carné est un hommage au peuple français », rappelle Yehuda Moraly (le public préféré de Prévert est celui qui assiste de loin au spectacle, tout en haut du théâtre, au paradis). C’est une mise en abyme, la vie des personnages mêlée à leurs rôles, un hommage au théâtre populaire où l’on se déguise pour faire rêver, où les moyens sont minces autant que les recettes. Tandis que le théâtre officiel est bridé et surtout inabordable…
Le scénario est particulièrement travaillé pour donner autour de l’éclatante Garance toute leur place à des personnages nombreux. Arletty (Garance) était une petite ouvrière qui devint une femme du monde grâce à sa liaison avec Jacques-Georges Lévy. C’est lui qui lui fit découvrir la musique, le théâtre, les voyages, la haute couture (elle posera ensuite comme modèle). Que dire de son accent et de sa gouaille ? Elle en fera la marque de son succès. Sa liberté de vie l’oppose à la morale bourgeoise, elle met avec la beauté de Jean-Louis Barrault (Baptiste Debureau) le corps à l’honneur, ce qui est en accord avec les principes du national-socialisme. Et ses amitiés très proches avec l’occupant sont connues (elle fut arrêtée avant la première du film)… Debureau est, lui, le Pierrot amoureux, au côté mélancolique bien français (réponse au juif Chaplin des Américains), son visage couvert de farine, faute d’avoir les moyens d’un fard approprié symbolise l’homme « blanc » pur jusqu’à être capable le lire l’avenir. Le couple Garance /Baptiste est débarrassé de la morale judéo-chrétienne : il a son « paradis », d’où il rejette avec dégoût le marchant d’habits Jéricho. Celui-ci est un personnage qui répond aux stéréotypes établis par l’antisémitisme. Outre qu’il manipule de l’argent, il est jaloux et mesquin, il envahit tous les lieux en clamant la morale divine : Debureau invente une pantomime où il le tue. Meurt aussi celui qui, riche mais perfide aristocrate, a protégé Garance quand elle en a eu besoin. Hommage au peuple (volks)…
Des documents rassemblés par Yehuda Moraly tiennent une place importante dans son plaidoyer contre la prétendue « liberté d’expression » artistique dont ont bénéficié auteurs, réalisateurs et acteurs de ce temps-là. Il a retrouvé des rallonges financières accordées qui ne peuvent qu’attester une bienveillance suspecte de la part des divers bureaux en charge de la cinématographie française.
Quant à la liste des écrivains, poètes où romanciers impliqués eux aussi, elle est assez longue pour qu’on soit saisi de redécouvrir… que ces artistes peignaient une France bien loin des souffrances de la population et savaient donner de la situation du pays une image totalement déconnectée de la réalité. Assez pour plaire à l’occupant.
Jeanne Perrin
Yehuda (Jean-Claude) Moraly
diffusé par Biblieurope Paris.