Acheter de l’électricité, c’est souscrire une puissance en kW que l’on utilise plus ou moins pleinement durant un certain nombre d’heures, ce qui conduit à consommer des kWh. Il faut donc que le producteur, le transporteur et le distributeur de cette électricité soient rémunérés à la fois pour la capacité installée en centrales et en réseaux (coûts fixes) et pour l’énergie produite et injectée sur le réseau (coûts variables).
Un ménage français paie le kWh 16 centimes d’euro en moyenne et le prix se décompose approximativement en trois tiers : un tiers pour la production, un tiers pour le réseau (transport et distribution) et un tiers pour les taxes, parmi lesquelles se trouve la CSPE destinée à financer le surcoût des renouvelables subventionnées hors marché (FIT).
Vers un marché de capacité pour rémunérer la puissance
En théorie, si le parc de production est optimal, le marché de gros sur lequel s’échangent les kWh doit permettre de couvrir les coûts variables aux heures creuses et les coûts fixes aux heures les plus chargées de l’année (heures pleines et heures de pointe). En effet, les centrales sont appelées selon l’ordre de mérite, donc en fonction de leurs coûts variables, et les prix élevés en pointe ou semi-base permettent de financer les coûts fixes des équipements appelés en base ou en semi-base. Le marché « energy only » permet donc de rémunérer la puissance et l’énergie à condition que la puissance publique n’intervienne pas pour introduire des contraintes (prix plafond par exemple ou refus d’une probabilité de défaillance élevée). Il faut donc accepter que les prix s’envolent aux heures de pointe lorsque l’on est proche de la saturation. Un problème demeure néanmoins : celui du « missing money », c’est-à-dire le fait que les coûts fixes de l’équipement de pointe ne soient pas couverts par le prix assis sur les seuls coûts variables de cet équipement aux heures de pointe. D’où la nécessité d’introduire un mécanisme de capacité pour garantir que les coûts fixes seront bien couverts, aux heures de pointe en particulier.
Le marché « energy only » est aujourd’hui défaillant en Europe car il n’envoie pas les bons signaux aux investisseurs. Le bas prix du kWh sur le marché « day-ahead » s’explique par la conjonction de trois facteurs : une demande qui n’augmente plus, des injections massives d’électricité renouvelable (éolien et PV) financée hors marché par des prix d’achat (FIT) très rémunérateurs et un bas prix des combustibles fossiles qui réduit les coûts variables des centrales thermiques. Ce bas prix du kWh, qui traduit une surcapacité structurelle, n’incite donc plus à investir ce qui à terme peut faire courir un risque de défaillance, du fait des délais nécessaires à la construction de nouvelles centrales. Plusieurs mécanismes sont donc à l’étude en Europe pour faire face à ce risque et mieux rémunérer la puissance installée ou à construire : un mécanisme de simple réserve obligatoire, un marché de capacité centralisé fondé sur des appels d’offre lancés par le gestionnaire de réseau de transport et destiné à rémunérer la puissance installée à la suite de ces enchères (comme en Angleterre) ou un marché de capacité décentralisé comme ce devrait être le cas en 2017 en France. Le principe est le suivant : les producteurs d’électricité reçoivent des certificats de garantie de capacité en faisant certifier leur capacité par le gestionnaire de réseau de transport (RTE) ; cette capacité doit notamment être disponible aux heures de pointe. Les fournisseurs d’électricité ont l’obligation de disposer d’un montant de garanties de capacité suffisant pour faire face à la demande de leurs clients aux heures de pointe, y compris en ayant recours à un portefeuille d’offres d’effacement. Les certificats de capacité détenus par les producteurs peuvent être vendus aux fournisseurs mais la garantie de capacité ne donne à son détenteur aucun droit à l’énergie produite par cette capacité. Le producteur qui a vendu des garanties de capacité demeure propriétaire de l’énergie produite. En cas de non-respect des engagements, des pénalités sont prévus. Les effacements peuvent être comptabilisés de deux façons : soit en réduisant le montant de l’obligation du fournisseur (valorisation implicite) soit comme un certificat de capacité d’effacement (valorisation explicite), mais dans ce cas cette capacité, si elle est activée, ne pourra pas être prise en compte comme réduction de consommation. On le voit, la tarification au niveau de la production va évoluer en augmentant la part puissance du prix payé par le consommateur. La même évolution structurelle concerne aujourd’hui la tarification d’accès aux réseaux de transport et de distribution.
Vers une tarification ATR davantage centrée sur la puissance
Les péages d’accès aux réseaux (ATR) de transport et de distribution, lesquels sont considérés comme des « monopoles naturels », sont des péages régulés, fixés par la Commission de régulation de l’énergie. Le péage se fait pour l’essentiel au soutirage (notamment sur le réseau de distribution géré par ERDF devenu Enedis en juin 2016) et en partie à l’injection sur le réseau de transport géré par RTE. Le tarif est en général déterminé selon une logique « cost-plus » avec quelques incitations à l’efficience (tarification dite « price-cap »). Le tarif optimal consisterait à fixer un péage horaire par MW réservé sur le réseau, lequel devrait alors varier selon les heures et le lieu où se fait le soutirage (ou l’injection). En pratique, le tarif retenu est un tarif binôme fondé sur une part puissance et sur une part énergie pour différentes plages horaires ; la péréquation spatiale des tarifs imposée par le législateur n’introduit pas de différenciation selon le lieu où se fait le soutirage. La part énergie fixée en euros/MWh est de l’ordre de 70 % en moyenne en Europe pour le secteur résidentiel et de 55 % en moyenne pour le secteur non résidentiel. La part puissance est donc respectivement de 30 % et de 45 %. En France, la part énergie est proche de 80 % pour le secteur résidentiel et de 70 % pour le secteur non résidentiel. Aux Pays-Bas, à l’inverse, le péage est à 100 % établi en fonction de la puissance souscrite au soutirage. En Allemagne, les quatre réseaux de transport ont opté pour un partage 80 % puissance/20 % énergie.
Une tarification majoritairement assise sur l’énergie favorise les clients qui ont une faible utilisation de la puissance souscrite puisqu’ils ne financent le réseau que lorsqu’ils soutirent de l’électricité alors que ce réseau est dimensionné pour les alimenter en permanence. De ce fait, ils bénéficient d’une subvention croisée au détriment des clients qui ont une forte utilisation de la puissance souscrite. Si, en plus, ces consommateurs à courte utilisation viennent sur le réseau plutôt aux heures chargées de l’année, la subvention croisée s’accroît. Les propriétaires de résidences secondaires, par exemple, bénéficient d’un tel système.
Une tarification assise sur la seule puissance souscrite ne présente pas que des avantages. Cette fois les clients qui ont une faible utilisation de la puissance souscrite paient pour les autres, surtout si en plus ils soutirent aux heures creuses. Une telle tarification peut également inciter le client à surconsommer car il aura le sentiment de bien valoriser son abonnement. Cela peut donc aller à l’encontre des politiques de maîtrise de la demande d’électricité. Le gestionnaire du réseau de distribution (ou de transport) qui est rémunéré sur les seules capacités souscrites peut également avoir intérêt à surinvestir dans les réseaux (effet Averch-Johnson), afin d’obtenir le maximum de souscriptions, ce qui n’est pas souhaitable collectivement.
Pour éviter de telles subventions croisées, la tarification d’accès aux réseaux doit donc envoyer un signal qui repose à la fois sur la puissance souscrite et sur l’énergie transitée ; c’est le partage entre les deux qui doit aujourd’hui évoluer et les débats sur la fixation du TURPE 5 montrent que la part puissance doit s’accroître en France pour tenir compte de nouvelles évolutions et inciter à des comportements plus rationnels. Deux facteurs doivent être pris en compte ici : le développement de l’autoconsommation (de PV notamment), l’injection croissante d’électricité renouvelable intermittente et décentralisée. Le développement des bâtiments à énergie positive devrait également réduire le volume de l’électricité soutirée, au même titre que les appareils liés à la révolution numérique qui devraient lisser la courbe de charge et engendrer des réductions de soutirage.
Le développement de l’autoconsommation d’électricité photovoltaïque (PV)
L’autoconsommation de PV va se développer au fur et à mesure que la réforme des mesures de soutien aux renouvelables va s’intensifier. La baisse et l’abandon progressif des tarifs d’achat rémunérateurs (FIT pour feed-in tariffs) et la substitution progressive d’un mécanisme de FIP (feed-in premium) vont renforcer l’attrait pour l’autoconsommation de l’électricité produite par les particuliers et le secteur tertiaire. Actuellement, les producteurs de PV signent un contrat de raccordement au réseau basse tension qui prévoit l’installation d’un double comptage (soutirage et injection). Avec le développement du compteur « communicant » linky, un seul compteur suffira. Lorsque le coût de production du kWh PV est égal au coût de production augmenté du coût d’acheminement du kWh classique sur le réseau, on parle de « parité réseau ». On parlera de « parité marché » lorsque le coût de production de ce kWh PV sera égal au coût de production sortie centrale du kWh classique. La parité réseau est donc plus facile à obtenir que la parité marché, et c’est aujourd’hui l’objectif recherché par beaucoup d’autoproducteurs. Le développement de l’autoconsommation s’accompagne souvent de la mise en place d’un mécanisme de « net metering » : le producteur-consommateur de PV reçoit un crédit pour chaque kWh produit et injecté sur le réseau en sus de sa consommation propre. Au terme de la période de facturation, on dresse le bilan (net billing) de sa production et de sa consommation d’électricité. Si la consommation est supérieure à la production injectée, il paie le solde des kWh soutirés et consommés ; dans le cas contraire, les crédits obtenus pour les kWh injectés sont reportés à la période suivante. Le kWh injecté est donc valorisé à hauteur du kWh acheté au réseau. Mais si on ne tient pas compte de la période à laquelle se font l’injection et le soutirage, cela peut engendrer des effets pervers. Injecter des kWh aux heures creuses quand l’ensoleillement est maximal et soutirer des kWh aux heures de pointe quand les centrales et le réseau sont proches de la saturation ne doit pas donner lieu à compensation stricte : il ne s’agit pas du même kWh en termes de valeur.
D’autres solutions sont possibles pour inciter à l’autoconsommation de PV. On peut accorder un bonus au kWh autoconsommé tandis que le kWh injecté sur le réseau est rémunéré à un prix moins avantageux. La prime est donc supérieure pour le kWh autoconsommé à ce qu’elle est pour le kWh injecté. Ce système a d’ailleurs été introduit en Allemagne en 2009 pour dissuader les producteurs de PV d’injecter trop d’électricité sur le réseau mais le bonus a été supprimé en 2012 une fois la parité réseau atteinte. Les kWh injectés peuvent également être rémunérés au prix du marché de gros mais du coup le producteur est incité à auto-consommer davantage. Le système du bonus peut avoir des effets pervers. Cela risque d’inciter le producteur à accroître sa consommation dans le seul but de récupérer la prime. Un net metering qui tient compte d’une différenciation horo-saisonnière des tarifs, et appliqués à l’injection comme au soutirage, paraît donc la meilleure solution.
L’autoconsommation présente aussi une « valeur infrastructure » : il existe une valeur liée à la réduction des pertes d’acheminement sur le réseau puisque le volume soutiré est plus faible ; il existe une valeur liée à des économies de réseau si le soutirage permet d’éviter un renforcement du réseau aux heures de pointe. Cette autoconsommation permet aussi parfois d’éviter des importations d’énergies fossiles et donc des émissions de CO2 si on limite le recours à la production d’électricité thermique. Dans le cas de la France, cette autoconsommation pourrait cependant conduire à une éviction d’électricité nucléaire. A noter encore que l’autoconsommation engendre un manque à gagner pour le distributeur du réseau de distribution qui devra alors répartir ses coûts fixes sur les autres consommateurs. Rappelons qu’un autoproducteur qui n’a pas prévu d’injecter de l’électricité sur le réseau et de consommer la totalité de son électricité produite doit signer un contrat par lequel il s’engage à ne pas injecter d’électricité, faute de quoi il paie une pénalité.
L’injection croissante d’électricité renouvelable décentralisée
L’injection croissante d’électricité éolienne et photovoltaïque ne dépend pas des besoins en électricité mais de la disponibilité du vent et de l’ensoleillement. Dans un système centralisé bien conçu, la production d’électricité est répartie sur le territoire en fonction des centres de consommation. Il y a certes des contraintes physiques à prendre en considération comme le besoin d’eau pour les centrales nucléaires, la proximité des mines de charbon ou des ports pour les centrales thermiques. Avec l’éolien et le PV, c’est la disponibilité des ressources en vent, en soleil ou en surface disponible qui est le critère déterminant. La mise en exploitation d’une puissance importante d’électricité renouvelable a donc tendance à modifier le centre de gravité et les contraintes du réseau. Il faut souvent renforcer le réseau de distribution (98 % de l’électricité PV est injectée sur ce réseau) pour accueillir cette électricité dont l’injection est d’ailleurs en partie aléatoire. En l’absence d’un moyen de stockage important, l’autoconsommation est une partie de la solution. Le gestionnaire peut également interdire l’injection si la sécurité du réseau est en cause ou si cette injection risque d’entraîner des prix négatifs sur le marché de gros, mais cela soulève parfois des problèmes d’indemnisation puisque pour des raisons réglementaires cette injection est prioritaire et de droit. Le tarif d’injection sur le réseau doit donc se faire en tenant compte de ces contraintes de renforcement et il deviendra de plus en plus nécessaire d’introduire une dimension temporelle et une dimension spatiale dans ce tarif. Aujourd’hui, en France, seuls les producteurs raccordés en haute tension paient des coûts de réseau à l’injection ; les autres financent un second compteur seulement.
Grâce au développement des compteurs communicants, la structure du tarif d’utilisation des réseaux d’électricité pourra mieux refléter les différences de coût d’utilisation du réseau entre périodes chargées et périodes creuses. Il semble notamment que la différence de coûts entre les saisons (été/hiver) soit aujourd’hui plus importante que la différence entre heures creuses et heures pleines journalières. L’option « pointe mobile » peut également s’avérer être un système incitatif, d’autant qu’elle peut être couplée au mécanisme de capacité mis en place au niveau des centrales. Un signal de localisation des injections semble également indispensable à terme mais la CRE et le législateur n’y semblent pas favorables, considérant que le réseau français est peu congestionné sur le plan géographique. Il est vrai que la péréquation spatiale des tarifs est un sujet sensible politiquement et fait partie des principes acquis depuis les lois de 1946. L’ACER a toutefois rendu dès 2014 un avis en faveur d’une telle « dépéréquation » spatiale des tarifs. On pourrait aussi envisager de supprimer la péréquation spatiale des tarifs à l’échelle nationale tout en maintenant une péréquation spatiale à la maille régionale.
Si le principe d’un rééquilibrage de la structure du tarif d’accès aux réseaux d’électricité en faveur de la part puissance et au détriment de la part énergie est aujourd’hui acquis, il reste à fixer le partage optimal entre les deux composantes de ce tarif : 20 % pour la part puissance, comme c’est le cas aujourd’hui en France au niveau de la distribution, c’est trop peu, 100 % comme aux Pays-Bas ce serait excessif. Si l’on tient compte des arguments avancés précédemment il semble qu’un partage 50 %-50 % serait un bon équilibre au moins à titre transitoire mais il faudrait sans doute à terme se rapprocher d’un partage plus favorable à la puissance. Cela enverrait un bon signal à la fois au consommateur et au producteur d’électricité renouvelable. Un principe de « vérité des prix » calés sur les coûts supportés par la collectivité devrait ainsi orienter les choix au niveau de l’investissement comme au niveau des comportements. Concernant le marché de capacité qui sera mis en place en amont de la chaîne électrique, la crainte de certains, c’est que cela va renchérir le prix payé par le client final. C’est un sujet controversé mais il importe d’éviter les risques de black-out et il faut s’assurer que demain le parc de centrales sera suffisant pour faire face à la demande. Compte tenu des inerties du système énergétique, cela doit être programmé et c’est le rôle de la PPE (Programmation pluriannuelle de l’énergie). Le retour à une certaine « planification » des choix énergétiques se fait sentir un peu partout en Europe aujourd’hui.
Jacques Percebois*
*Professeur émérite à l’Université de Montpellier.