Pour comprendre les relations franco-allemandes, il faut dire quelques mots de la façon dont a été construit le système gazier européen entre 1960 et 2000.
Tous les pays ont, durant cette période, dû faire face à la mise en œuvre du gaz naturel pratiquement inconnu en Europe à la fin de la Deuxième Guerre mondiale. Il leur a fallu maîtriser les techniques, construire les réseaux, développer le marché et retrouver les approvisionnements à l’extérieur car la nature n’a pas favorisé l’Europe en ce domaine.
Ceci a été fait dès le début à l’échelle européenne car :
Les quantités dépassaient généralement la capacité d’un seul pays et les vendeurs visaient l’Europe.
Le coût du transport diminue avec les quantités, ce point est essentiel pour des ressources qui étaient lointaines.
La géographie faisait passer les tuyaux dans plusieurs pays
Ce système a été bâti par un petit nombre d’acteurs car chaque pays avait en droit ou en fait une entreprise à la manœuvre, elles n’étaient pas concurrentes entre elles car ne vendaient pas en dehors des frontières, elles n’avaient donc que des intérêts communs.
Du côté des producteurs il en était de même avec un responsable pour chaque pays.
Entre ces acteurs il y avait consensus sur les mécanismes commerciaux : contrats à long terme dans lesquels l’acheteur prenait le risque de quantité (take or pay) et le vendeur le risque de prix (net back) avec des RV pour vérifier que les clauses étaient toujours adaptées à la situation, sans parler des clauses de sauvegarde. La base était la compétitivité du gaz sur le marché final puisqu’il n’avait pas de marché captif et était en développement.
Entre ces acteurs, la confiance était quasi totale et pour résumer on pourrait dire que le système gazier a été construit par une bande de copains même s’il s’agissait de messieurs très distingués.
Le système gazier européen a commencé à se construire dans les années 60 et s’est développé avec les arrivées des gaz en provenance de Hollande, d’Algérie, d’URSS et de Norvège. Il a été bâti par un travail commun des compagnies.
En 1964, le GNL est arrivé d’Algérie en Angleterre et quelques mois plus tard en France. Il y a eu ensuite un grand projet SAGAPE regroupant la Belgique, la France, l’Allemagne et l’Autriche mais, finalement, le développement du gaz algérien en Europe s’est fait par d’autres voies gazières.
Les Pays-Bas qui ont vraiment marqué le démarrage du GN en Europe avec des livraisons en Belgique, France, Allemagne et en Italie avec déjà des réseaux transfrontaliers au moins pour la France et l’Italie.
La possibilité de recevoir du gaz iranien a été envisagée avec un précontrat en 1974, regroupant RG, GDF et OMV. La chute du Shah d’Iran a mis fin à ce projet qui renaîtra peut-être un jour.
La coopération entre GDF et RG a été au centre de toutes ces opérations car c’étaient les plus gros acheteurs et l’Allemagne avait une position géographique incontournable.
C’est le cas en particulier pour les deux sources les plus importantes pour l’Europe que sont la Russie et la Norvège.
Il était naturel que l’Europe se tourne vers la Russie ou plutôt l’URSS.
En effet, l’Europe découvrait l’intérêt du gaz naturel et les besoins allaient croissant ; il fallait trouver des ressources.
L’URSS, elle, mettait à jour des réserves croissantes qui se plaçaient en 1re place mondiale (25 % en 70 ,35 % en 1980). Elle avait un besoin de devises ne serait-ce que pour nourrir sa population.
Elle a établi un organisme SoyouzGazExport, rattaché au ministère du Commerce extérieur. Il a été notre interlocuteur très compétent, il connaissait très bien les marchés occidentaux et se débrouillait avec la production intérieure.
Nous n’avions pas de liaison réelle avec le système interne de l’URSS sinon que, quand il faisait très froid, le gaz avait parfois du mal à arriver à la frontière et c’était un des problèmes de SGE qui cherchait à isoler les exportations des livraisons intérieures.
Les livraisons se faisaient au « rideau de fer », les Soviétiques étaient responsables du transport jusque-là ; signalons sans commentaire que le gazoduc faisait un détour pour éviter la Pologne !
Mais si c’était naturel, ce n’était pas évident sur un plan politique car on était en pleine guerre froide ; certains craignaient la dépendance et d’autres mettaient en avant l’intérêt économique et l’opportunité de coopération.
Les gouvernements étaient forcément impliqués surtout avec la mode des Commissions et des Compensations import-export. C’est cette option qui a été retenue, de faire des échanges, les importations de gaz étant source d’exportations d’équipement.
Du côté français, le général de Gaulle et le président Pompidou ont eu une politique d’ouverture vers l’Est ; le rôle du gaz dans cette politique a été souligné très tôt par le président Pompidou.
Le premier contrat français date de 1975 avec arrivée en 1976. L’Autriche (OMV) en 1966, l’Italie (ENI) et l’Allemagne (Ruhrgas) en 1969 nous avaient précédés.
Mais il fallait acheminer le gaz à travers l’Europe, d’où un réseau construit en coopération entre les sociétés gazières : le TAG à travers l’Autriche vers l’Italie, le WAG filiale d’OMV, GDF et RG, et la MEGAL dont nous allons reparler.
A signaler la souplesse des relations car le premier gaz russe français est allé vers l’Italie donc le gaz hollandais est allé en France en attendant que WAG et MEGAL soient construits.
MEGAL, c’est la grande réalisation entre RG 50 % et GDF 43 % pour acheminer le gaz vers les marchés allemand et français depuis la frontière tchécoslovaque ; elle a été créée en 1975. Il faut souligner ses conditions de réalisation basées sur les contrats à long terme.
Pour faire face aux investissements, une société financière a été créée avec les mêmes actionnaires. Les acheteurs de gaz s’engageaient à long terme pour les redevances de transport, MEGAL transférait des engagements à la société financière qui collectait les fonds ; j’ose à peine dire aujourd’hui que la société financière avait son siège aux îles Caïmans. Grâce à cette chaîne d’engagements à LT, GDF et RG ont pu construire sans que cela pèse sur leur bilan alors que cela représentait en gros l’équivalent d’un milliard d’euros.
Avec le gisement d’Urengoy (10 000 mds de m3), les ordres de grandeur ont changé, ce qui a conduit le gaz russe à la première place des fournitures européennes, à l’occasion de la défaillance du gaz iranien.
Les discussions se sont déroulées en 1980, 1981 et la signature en 1982.
Tous les pays européens étaient concernées mais chacun discutait séparément avec SoyouzGazExport ; ce dernier acceptait les principes de négociation vus ci-dessus et n’a même pas essayé de jouer les acheteurs les uns contre les autres, l’information circulait bien !
Avec RG, nous achetions au même point de livraison mais avec des prix différents ; en gros les fournisseurs supportaient le transport à travers l’Allemagne mais à l’évidence nous ne vendions pas sur le marché allemand, c’est la clause de destination qui a été bannie par la Commission.
Ces contrats se sont situés à une période critique des relations Est-Ouest (voir Pologne par exemple) et les Etats-Unis ont dit leur désapprobation à propos de cette opération et ont décidé un embargo sur les matériels destinés à la construction des gazoducs.
Les acheteurs européens sont restés solidaires en particulier la France et l’Allemagne ; et ont maintenu leur politique ; il est vrai qu’à ce moment il n’y avait pas d’autres alternatives gazières ou même énergétique ; le gaz de schiste n’était pas d’actualité.
Je terminerai sur ce sujet par deux anecdotes.
La première, purement française, c’est que dans cette période troublée le président François Mitterrand n’a pas apprécié d’apprendre la conclusion de l’accord par la presse à la suite d’un manque de transmission.
La seconde, c’est que, devant le défi lancé à l’URSS par l’embargo, les acheteurs se sont dit que le gaz arriverait à l’heure car les Américains ont fait une mauvaise analyse. A l’époque, plusieurs ouvrages parallèles étaient en construction pour le marché russe, ils avaient donc toute possibilité de donner la priorité aux exportations pour satisfaire les acheteurs et relever le défi.
Enfin, une dernière anecdote mondaine, pour les 60 ans du président de Gazprom, nous avons avec mon collègue allemand veillé à ce que les deux sociétés soient représentées de façon comparable aux festivités !
Le gaz norvégien a un peu après bouleversé aussi le marché européen ; les réserves découvertes pouvaient d’ailleurs aller soit vers la Grande-Bretagne soit vers le continent.
Il y a eu plusieurs contrats moyens, Ekofisk, Eldfisk avec comme acheteurs RG, Distrigaz (Belgique), GDF et Gasunie. Les premières livraisons pour la France ont eu lieu en 1977 ; le gaz arrivait pour tout le monde à Emden sur le territoire allemand frontalier des Pays-Bas.
Mais comme pour la Russie, la mise en exploitation du gisement géant (1 500 milliards de m3) de Troll bouleversait la donne en plaçant la Norvège dans une position de leader sur le marché européen.
Les producteurs norvégiens réunis en consortium sous la houlette de Statoil, société de l’Etat norvégien, ont pris contact avec les acheteurs potentiels en 1984 en posant deux questions :
Nous voulons exploiter le gisement de Troll qui demandera une dizaine d’années pour être mis en production, êtes-vous intéressés ? La réponse a bien sûr été oui !
Voulez-vous des négociations séparées acheteur par acheteur ou négocier en groupe ? La réponse a été en groupe !
C’est ainsi que sous le leadership du président de Ruhrgas, je suis allé un certain nombre de fois en Norvège jusqu’à l’accord final de 1986 avec les dirigeants des autres sociétés.
Le rôle du leader était d’obtenir une position commune mais les contrats étaient par acheteur en respectant les principes décrits précédemment. La négociation se déroulait comme un ballet entre les deux groupes qui passaient beaucoup de temps à définir une position de groupe, surtout les vendeurs.
Avec RG nous avions chacun un problème spécifique lié aux idées du début des négociations sur la croissance du prix du pétrole.
RG craignait la concurrence du charbon et GDF celle de l’électricité, et nous avons convaincu ensemble les vendeurs d’introduire dans les indexations un élément traduisant cette préoccupation, c’est-à-dire une formule ne comprenant pas seulement des références pétrolières.
A vrai dire, le pétrole s’est mis à chuter et il a fallu renégocier comme prévu au contrat une nouvelle formule à l’arrivée du gaz en 1993. Mais cette chute du pétrole à ce moment-là a à peine été évoquée au cours des négociations, chacun s’attachant à définir la meilleure position pour du gaz arrivant presque 10 après, quelle que soit la situation à ce moment-là et dans les 20 années suivantes.
Statoil a eu deux problèmes à résoudre : trouver du champagne a Stavanger un vendredi soir vers 18 h et obtenir le report de la fermeture de l’aéroport pour qu’on ait le temps de le boire !
Les années 1990 ont vu le système bouger pour deux raisons sur différents points.
Tout d’abord alors que quand nous pensions Allemagne nous pensions RG, un nouvel acheteur direct de gaz russe est apparu avec Wintershall, filiale de la BASF et la création de Wingas avec Gazprom. Cela n’avait pas pour GDF d’effet notable mais complexifiait le système.
Ensuite cela a été le mouvement de libéralisation du marché. Comme la directive gaz est de 2000, je n’ai pas d’expérience ; je dirai simplement deux choses.
La première est que les situations de départ entre France et Allemagne étaient différentes puisque, en Allemagne, la position de leader de RG n’était pas juridique alors que GDF avait un monopole. Nos approches n’étaient donc pas tout à fait les mêmes mais nous en parlions régulièrement.
La seconde est que la première directive reprenait une partie de nos priorités et n’a pas soulevé d’objection du côté de GDF ; mais je ne m’étais pas rendu compte qu’une directive n’est pas un aboutissement mais un point de départ pour les directives suivantes.
La décennie a été surtout marquée par la chute du mur et les privatisations des entreprises de l’ex-RDA.
GDF a décidé de rentrer dans ce mouvement même si la France restait fermée.
C’est ainsi que nous sommes rentrés dans EMB, une société de distribution des environs de Berlin, dans EEG GOMMERN qui était productrice et gaz et actionnaire de VNG, et dans GASAG, le distributeur de gaz à Berlin.
GASAG a représenté pour GDF un investissement de 400 ME et le capital était reparti entre Bewag 40 %, RG 30 % et GDF 30 %
Ceci compliquait un peu les relations avec nos amis allemands mais avec mon collègue nous disions qu’il fallait apprendre à être concurrents dans certains cas mais garder la coopération dans les intérêts communs et la confiance réciproque dans tout.
Les deux sociétés ont participé à la privatisation de la société gazière slovaque qui assurait en particulier le transit du gaz russe en Slovaquie, ce qui représentait pour GDF un investissement de 1,2 milliard d’euros.
Pour conclure. Les compagnies gazières ont réussi, me semble-t-il, un système performant compte tenu des données géographiques et des situations politiques. On ne parlait pas d’Europe du gaz mais c’était une réalité.
Je me garderai bien de comparer avec les méthodes d’aujourd’hui et d’ailleurs aucun économiste n’a fait la comparaison ; mais, quand j’essaie de suivre les événements, je ne peux que constater que c’est beaucoup plus complexe.
Jacques Maire*
*Ancien Directeur général de Gaz de France