Les prémices de l’ambitieux tournant énergétique allemand, connu sous la dénomination d’« Energiewende » remontent aux années 1990-2000 à l’issue desquelles la coalition au pouvoir SPD/Verts a imposé une stratégie fondée sur deux volets : la fin programmée du nucléaire et un développement aidé des renouvelables. Globalement bien accepté, ce projet avait le mérite de mettre à fin à une scission grave de l’opinion publique sur le nucléaire, tout en promettant une suprématie industrielle dans le domaine encore balbutiant des renouvelables. Après un bref retour en grâce en 2010, le nucléaire a vu ses perspectives disparaître après la catastrophe de Fukushima. La dernière centrale devrait fermer en 2022, et l’on ne voit pas de raison de douter que cette échéance sera tenue, tant l’opinion publique approuve ce choix. Toutefois, des craintes sont fréquemment exprimées sur les capacités du pays à surmonter les manques potentiels d’énergie. D’autant qu’il s’est imposé fin 2015 le nouveau défi de réduire sa dépendance au charbon et au lignite, deux sources fossiles susceptibles de compromettre les objectifs en matière d’émissions de CO2.
Une évolution de cette ampleur ne peut être un simple remplacement des moyens de production de l’énergie, mais doit être considérée comme une révolution avec des conséquences économiques, industrielles et sociétales considérables. La principale difficulté est que les énergies qui disparaîtront à terme assurent une production stable, centralisée et prédictible, alors que les renouvelables appelées à les remplacer sont par nature intermittentes et décentralisées.
L’Agence fédérale des réseaux (« Bundesnetzagentur »), qui a la charge de la planification, se heurte à la complexité des scénarios énergétiques à l’horizon 2050. De nombreux facteurs, allant dans des sens contraires d’évolution de la consommation et dont il est impossible d’évaluer l’importance relative, entrent en compte. En faveur de la baisse, on trouve la faiblesse de la natalité en Allemagne, le développement de l’efficacité énergétique (qui vient de faire l’objet d’un plan ambitieux) et des compteurs intelligents, l’autoconsommation et la décentralisation vers l’étranger de l’outil de production en cas de difficulté sur l’offre en énergie. L’augmentation de la consommation pourrait résulter de la généralisation de l’électromobilité, de la multiplication des objets connectés, d’un recours à l’électricité pour le chauffage dans des habitations désormais peu énergivores, d’un afflux de nouveaux consommateurs (dont les réfugiés), et bien entendu du développement économique.
Il est illusoire de tenter de répondre à la question souvent posée sur le succès ou l’échec d’un projet de l’ampleur et de la durée de l’« Energiewende ». Il est toutefois acquis que les lois de 2000 ont permis à l’Allemagne de se doter d’un formidable dispositif de production d’électricité où la part des renouvelables occupe une place de choix, qui devrait encore s’accroître dans les décennies à venir. En parallèle, le pays a développé en la matière une compétence et une expertise exceptionnelles, même si des déceptions industrielles sont venues ternir le bilan, dont l’exemple le plus emblématique est le secteur du photovoltaïque.
Aujourd’hui, l’Allemagne dispose d’un mix énergétique qui répond aux besoins et permet même des exportations. En 2015, la production d’électricité a été de 647 TWh, répartis en charbon/lignite (42,2 %), renouvelables (30 %) et nucléaire (14,1 %). La part des renouvelables se répartit entre l’éolien terrestre et marin (13,3 %), la biomasse (6,8 %), le photovoltaïque (5,9 %) et l’hydraulique (3 %). Au total, 50 TWh ont été exportés vers l’Autriche, les Pays-Bas et la France (13,3 TWh pour 3,8 TWh d’importation).
Les schémas d’utilisation évoluent aussi : l’électricité renouvelable couvre de plus en plus la consommation intérieure, alors que la production à base de charbon/lignite est majoritairement exportée.
Ce mix énergétique souffre toutefois de deux lacunes que le gouvernement fédéral tente de réduire en légiférant régulièrement. La première est le niveau des émissions de CO2 lié à l’utilisation massive du charbon et du lignite, que les parts des renouvelables et du nucléaire ne peuvent compenser. La seconde est l’implantation de la production. Les moyens traditionnels, qui seront réduits ou bien amenés à disparaître dans les décennies à venir, sont massivement situés dans des zones de forte consommation, leur implantation s’étant faite pour répondre aux besoins locaux. La situation est inverse pour les énergies renouvelables. La première loi prise dans les années 2000 pour aider leur développement, prévoyant l’obligation de rachat par l’opérateur de réseau de tout kilowattheure renouvelable à un tarif garanti pour 20 ans, a conduit au développement de ces moyens là où ils seraient le plus rentables (vents forts, ensoleillement important, déchets agricoles facilement disponibles) et moins où se situerait la consommation.
Il en ressort un dispositif mal adapté aux besoins, parfois sous-dimensionné, connaissant des périodes de saturation lors de forte production renouvelable qui imposent des mesures de stabilisation et de modification des plans de production/charge. En 2015, le coût de ces mesures a presque atteint le milliard d’euros, dont une partie a été utilisée pour indemniser les producteurs de l’électricité renouvelable qui n’a pu être injectée sur le réseau. Cette charge est supportée par le consommateur qui paiera en 2016 le kWh 28,69 cent€ (le double d’en France) dont 6,35 cent€ pour la taxe de soutien aux renouvelables et 7,07 cent€ pour le réseau.
Le problème de l’intégration des renouvelables n’est pas récent. Dès 2005, des solutions ont été recherchées pour absorber la production temporairement et localement excédentaire. Deux pistes ont été principalement explorées : le stockage de l’électricité et l’adaptation du réseau.
Deux formes techniques du stockage font l’objet de recherches actives : les batteries et l’utilisation de l’hydrogène. Idéalement, ce dernier serait produit par l’électricité en excès, puis retransformé dans des piles à combustibles, ou injecté dans les réseaux de gaz, pur ou sous forme de méthane après recombinaison avec du CO2. Toutefois, des études récentes ont montré que le stockage massif ne répond aujourd’hui à aucun modèle économique. La rentabilité ne serait atteinte qu’au-dessus d’un seuil important de pénétration des renouvelables, oscillant selon les sources entre 60 et 80 %. Néanmoins, le stockage résidentiel à base de batteries progresse, ainsi que l’électromobilité qui va bénéficier de nouvelles aides à l’achat des véhicules électrique et hybrides.
La seconde solution pour répondre à l’intégration et à la multiplication des renouvelables est la modernisation du réseau. Elle s’impose peu à peu, car progressive et s’appuyant sur des technologies éprouvées. Les améliorations à apporter aux infrastructures existantes sont connues : renforcer les lignes pour le transport à haute tension, en priorité sur l’axe Nord-Sud pour faire rapidement transiter l’électricité produite par les parcs éoliens de la mer Baltique en cours de construction vers les régions les plus consommatrices d’électricité, notamment la Bavière et le Bade-Wurtemberg. Le réseau de distribution, devenu intelligent et secondé par des compteurs devenus communicants, permettra de satisfaire les besoins industriels et ménagers locaux, optimisés grâce à une efficacité énergétique accrue.
Ces projets se heurtent toutefois à des questions de financement et surtout à l’opposition des citoyens à la construction des pylônes. Ce phénomène prend de l’ampleur et inquiète le gouvernement et les industriels. En effet, la population approuve toujours les décisions en matière de sortie du nucléaire et de désengagement progressif du charbon, mais refuse les technologies qui permettraient d’assurer la sécurité d’approvisionnement, tout en conservant la même volonté de suprématie industrielle. Les recours ont toujours été facilités par la complexité des procédures d’autorisation de construction de nouvelles lignes. Autrefois de la responsabilité des régions, le pouvoir s’est peu à peu rééquilibré au niveau fédéral grâce à l’adoption de plusieurs lois récentes, mais les citoyens ont conservé une forte capacité d’objection. Une partie des responsabilités a été transférée vers la « Bundesnetzagentur », mais les résultats se font attendre malgré un renforcement significatif de ses effectifs et un travail de pédagogie sur le terrain bien agencé. Un léger mieux est toutefois observé à la suite de l’annonce du projet d’enterrer les futures lignes Nord/Sud et de les faire passer en courant continu. Le renchérissement qui en résulterait alimente de nombreuses spéculations.
Cette méfiance concerne l’ensemble de la chaîne d’alimentation électrique. On la retrouve notamment dans l’opposition aux compteurs intelligents, accusés par les citoyens d’une intrusion intolérable dans leur vie privée, qui a obligé le gouvernement à revoir ses projets et freine leur implantation.
La nécessité d’un réseau dense et fluide se traduit au niveau international : l’Allemagne affiche une volonté de renforcement de ses connexions avec les Etats proches. Des accords ont été signés ou sont en négociation avec la Norvège, la Suisse et l’Autriche pour renforcer la sécurité d’approvisionnement.
En conclusion, le pari énergétique allemand n’est pas encore gagné, mais les avancées sont perceptibles tant sur le plan technique que sur le plan réglementaire. Le choix de se passer du nucléaire et de recourir massivement aux renouvelables sans pénaliser l’outil de production industrielle est en phase de mise en application et tout bilan ne peut être que très provisoire. Il est toutefois acquis que l’objectif du développement des renouvelables est atteint et que le pays est maintenant doté d’un outil de production incomparable. C’est au niveau de la maîtrise de la consommation et de la capacité à faire transiter ces énergies intermittentes que les difficultés sont les plus sensibles. Pour y parvenir, le réseau doit être développé, modernisé et rendu intelligent, trois exigences acceptées par les industriels, mais mal comprises par les citoyens.
Il est étonnant de constater que les principaux freins proviennent de ceux qui plébiscitent pourtant les décisions du gouvernement. La « Bundesnetzagentur » devra intensifier son action pour inverser la tendance et elle a peu de temps pour y parvenir. Nous saurons avant dix ans si le pari est gagné.
Jean-Claude Perraudin*
*Conseiller énergie atomique et énergies alternatives
Ambassade de France en Allemagne