L’œuvre impossible, c’est celle qui se retrouve inachevée ou avec « un trait de trop ». C’est celle qui ne satisfait pas, incapable d’accomplir son destin : « Une sorte de loi – dit Moraly – veut que les batailles pour une œuvre rêvée et finalement irréalisée soient […] fréquentes, sinon inévitables. » De tout temps, pour chaque artiste, écrivain ou penseur, l’œuvre inaboutie qu’il ne peut livrer ni à son public, ni à son commanditaire l’a conduit au désespoir !
Et si c’était elle, l’œuvre qui a le plus de sens, qui livre l’âme du créateur ?
La démarche, dans ce livre, sera la même sur trois exemples : repérer à travers des brouillons ou des fragments ce qui permet de reconstituer l’essence de « l’œuvre impossible ». A partir de là, justifier qu’elle éclaire le travail du maître qui y voulait un aboutissement jusque-là inexprimé. Claudel et son théâtre, Genet et ses poèmes, pièces ou romans, Fellini et ses films sont choisis pour démontrer l’universalité de cette loi. Loi étendue à des peintres qui ont brulé leurs toiles, à des chercheurs désespérés détruisant leurs notes, leurs partitions, leurs instruments, à tous, travaillant jusqu’à leur dernier jour…
Paul Claudel souhaitait une quatrième partie à la trilogie des Coûfontaine, cette famille noble présente tout au long des trois drames, L’Otage, Le Pain Dur, Le Père Humilié. Tous trois, au cours d’aventures compliquées, expriment la déchéance de l’aristocratie à cette époque (idée contenue dans d’autres œuvres ici et outre-Rhin) et aussi le face-à-face christianisme / judaïsme, l’un représentant (alors) le Bien, l’autre le Mal. Cependant on voit Claudel chaque fois mélanger les origines des personnages et multiplier les références croisées à l’Ancien et au Nouveau Testaments. Il voulait que le quatrième drame, dont il a jeté la trame et imaginé quelques courts dialogues, fut celui réunissant dans une bénédiction commune juifs et chrétiens, croyants et incroyants. Or il a écrit sans cesse qu’il n’avançait pas… Dans le même esprit, avec les versions de Tête d’Or qu’il écrivit à 20 ans et reprit à 26, on voit Claudel passer de l’antisémitisme catholique (les juifs ont crucifié Jésus) à l’antisémitisme très fort à l’époque (les juifs, puissance d’argent, accaparent tout et détruisent la société). Et, 60 ans plus tard, épouvanté par les souffrances de la guerre, il comprend qu’« en anéantissant les juifs, les nazis veulent anéantir la morale judéo-chrétienne ». Donc, si l’Ancien Testament est toujours présent dans son théâtre, à la fin de sa vie, il exprime le désir de « voir Israël rebâtir le Temple ». Il imagine pour la fin de sa pièce un dialogue entre les personnages représentant le Christ et la Synagogue, mais il n’y réussit pas… Qui ne voudrait depuis rechercher les liens entre les deux Livres ? Claudel l’a sans doute voulu trop tôt dans une société qui n’en voulait pas. Donc « Son théâtre est un théâtre d’espoir, tout le contraire d’un théâtre de l’absurde ».
Jean Genet entre dans une crise de sa créativité après avoir engagé le projet de son plus grand livre : La Mort… Un ouvrage où « chaque élément particulier serait le symbole et le reflet de chacun des autres et le Tout [également] symbole de tous les symboles et symbole de Rien » ! Il y prouverait que son homosexualité est choisie, « refus de se perpétuer, désir de stérilité, c’est-à-dire une mort symbolique et imparfaite ». Poète, il ajouterait que « la vie et la mort ne sont séparées que par un voile invisible ». Et que « l’identité finit avec la mort cependant que l’âme existait avant la naissance » (Qu’en dirait Schopenhauer ?). De ces préoccupations métaphysiques, il a lancé Fragments qui devait être une part de La Mort suivi d’autres chapitres inachevés, d’autres lettres qu’il comptait réunir. Au fil de ses tourments, avec son désir de créer sa propre morale, il rejette constamment celle judéo-chrétienne (et dérape vers la haine d’Israël)… L’ensemble de l’œuvre de ce travailleur acharné est foisonnant et complexe. Il serait fou de penser qu’il ait pu l’achever en apothéose ! « C’est un monde double qu’il nous montre dont seule la transe poétique peut rendre compte. » L’œuvre impossible nous l’eût fait mieux comprendre.
Federico Fellini. Tous ses films furent pourtant de grands succès, mais la difficulté de créer commence à s’exprimer dans La Dolce Vita et Huit et Demi. Il voulait par un film transcender cette souffrance. Or il n’a jamais réalisé Il viaggio di G. Mastorna auquel il a travaillé jusqu’à la fin de sa vie… Ses difficultés financières sont connues, autant que ses démêlés avec coscénaristes, coproducteurs, acteurs et équipes de tournage ; cela est banal. Mais il y a plus. Dans sa correspondance, on lit des discussions sur un scénario nommé La Vie… c’est aussi la Mort, jamais réalisé non plus, qui révèlent d’autres interrogations. Ce film aura sa source dans un rêve au cours duquel il travaille avec P. P. Pasolini (mort depuis deux ans). Ensemble dans ce rêve, ils entendent, répété, un chant extrait du Trovatore : « La mort, c’est aussi la vie » et voient défiler un paysage de murs faits de ruines antiques enchâssées dans des murs modernes. Images bien italiennes de vie et mort réunies. Etait-ce là un projet de scène finale pour Mastorna ? Mastorna pour lequel son imagination autant que ses exigences reviendront, sans cesse. Il avait dès le lycée confié à un camarade qu’il souhaitait réaliser une version actualisée de La Divine Comédie. Ses propos le rappellent : « On peut se passer de l’au-delà […] chacun traîne son propre enfer en format de poche et le sent frémir à l’intérieur de lui-même comme un ulcère. […] Le paradis, si l’on peut, il vaut mieux l’anticiper déjà sur terre… »
« Quelques jours avant sa mort, raconte Moraly, en septembre 1993, il dessinait encore la mystérieuse silhouette de Mastorna jouant du violon. C’est son dernier autoportrait. »
Nous pouvons partager ainsi, pour obtenir le meilleur à partir de « l’œuvre impossible », une belle aventure. Une récompense pour nous grâce à cet universitaire qui a d’abord exploré, entières, les œuvres dont il parle. Et quelques autres… Qui y a engagé de longues études, son intuition et sa persévérance. Qui y a révélé la morale et la religion. Et conclut qu’« il y a une fatalité dans l’œuvre créatrice ».
Jeanne Perrin
Yehuda Moraly
Edité par Le Manuscrit, Recherche, Université