La loi du 17 août 2015 sur la transition énergétique et la croissance verte (LTECV) accorde aux réseaux une importance toute particulière : le mot « réseau » y est cité 234 fois, beaucoup plus que les mots « nucléaire » (81 fois), « renouvelable » (74 fois) ou « carbone » (65 fois) et infiniment plus que le mot « compétitivité » qui n’y est cité que 12 fois.
Il faut dire que le rôle des réseaux est central dans la transition énergétique à la française et il est coutume de dire, dans un langage un peu pédant, que l’on change de « paradigme » dès lors que l’on passe d’un modèle hiérarchique « top-down » à un modèle distribué dans lequel un million de sources locales d’énergie pourraient être connectées d’ici à 2020, cependant que sept millions de points de recharge pour véhicules électriques seraient installés d’ici à 2030.
Mais qu’attend-on au juste des réseaux ? On peut analyser leur rôle au regard des objectifs fixés par la loi de transition énergétique en son article 1er. Ces objectifs sont nombreux et pour certains en recouvrement. Nous en retiendrons 10 qui sont en quelque sorte les 10 commandements de la transition énergétique. On peut regarder ces 10 objectifs, évaluer le rôle que les réseaux électriques, de transport et de distribution, doivent jouer dans leur réalisation. On parvient alors aux diagrammes en rose des vents de la figure 1.
Figure 1 : Le rôle des réseaux électriques dans la transition énergétique – A gauche, le profil du réseau de transport – A droite le profil des réseaux de distribution.
On y voit que les réseaux électriques interviennent dans pratiquement tous les chapitres de la transition énergétique mais avec des profils différents selon qu’il s’agit du réseau de transport ou des réseaux de distribution. Le réseau de transport est davantage axé sur les grands équilibres, sur la sécurité d’approvisionnement et sur la coopération européenne. Le réseau de distribution est plus proche des consommateurs et davantage impliqué dans les questions de mise en valeur des ressources locales, d’information du public et de cohésion sociale, y compris dans la lutte contre la précarité énergétique.
Les deux réseaux participent cependant l’un et l’autre à la réalisation d’un objectif essentiel qui leur est imparti par la loi : la maîtrise des pointes électriques. Pour maîtriser ces appels de pointe, les réseaux disposent de plusieurs moyens d’action : une gestion appropriée des potentiels de production et d’effacement dans le cadre des réseaux intelligents, l’écrêtement des pointes par le stockage, l’incitation des consommateurs par l’information mais aussi bien entendu par la tarification. Ce dernier point est central et la LTECV accorde désormais aux réseaux le droit de déroger, pour limiter les consommations de pointe, au principe de stricte couverture des coûts engendrés.
Un débat est aujourd’hui ouvert, dans le cadre de l’élaboration des tarifs d’accès aux réseaux pour la période 2017-2021 (le TURPE 5), sur la façon dont ces tarifs doivent être calculés. Pour des raisons très largement historiques, les tarifs sont aujourd’hui à plus de 80 % fonction de l’énergie consommée exprimée en kWh. Pourtant il est patent que les coûts marginaux de développement des réseaux sont essentiellement des coûts d’infrastructure, fonction des puissances souscrites qui constituent une assurance donnée au consommateur qu’il sera desservi en toute période à la hauteur voulue. La part énergie est minime et se résume pour l’essentiel à la couverture des pertes en ligne.
Le développement de l’autoproduction et de l’autoconsommation rend d’autant plus nécessaire une évolution vers la tarification à la puissance que le recours aux ressources « à demeure » ne dispensera pas de faire appel au réseau lorsque ces ressources, généralement intermittentes, seront insuffisantes. Ces appels ont de grandes chances d’être, au moins localement, simultanés et donc le coefficient de foisonnement, c’est-à-dire le rapport entre la puissance souscrite et la puissance effectivement appelée (aujourd’hui de l’ordre de 3 à 4 pour le tarif bleu), sera très faible. Ce service devra être facturé à son juste prix et ce prix constituera une incitation à développer de nouvelles formes de stockage, par batteries notamment, comme on en voit apparaître en Californie, en Angleterre et au Japon.
L’objection a été faite, par la CRE et l’ADEME notamment, qu’une telle tarification à la puissance contreviendrait aux principes de la MDE (maitrise de l’énergie) et constituerait, une fois l’abonnement payé, une incitation à consommer sans retenue, y compris en heures de pointe. Cet argument, dont le bien-fondé ne doit pas être sous-estimé, est un argument de court terme qui ne peut venir que moduler, sans s’y substituer, la prise en compte des coûts de développement dans la formation des tarifs. On peut également noter que l’incitation à la minimisation de la puissance appelée, à service rendu équivalent, est la meilleure façon d’encourager la mise sur le marché d’équipements énergétiquement plus efficaces.
Plus généralement, le débat ouvert sur le couple « puissance-énergie » est fondamental car il amène à s’interroger sur la pertinence, dans le contexte actuel, d’une politique énergétique reposant très largement depuis plus de 40 ans sur la notion d’économies d’énergie. Aujourd’hui, au regard notamment des prix de gros très bas atteints par le kWh électrique, la notion de puissance est une notion qui reflète de façon plus pertinente la problématique du système électrique. Passer d’une « maîtrise de l’énergie » à une « maîtrise de la puissance » s’impose pour refléter correctement les coûts de réseau et éviter d’être entraîné dans une spirale d’investissements venant trop alourdir ceux déjà consentis au profit des énergies renouvelables intermittentes. La Suède a récemment reconnu, dans un texte publié le 10 juin 2016, que « One major challenge is converting energy policy from focusing almost exclusively on the amount of energy delivered (TWh) to also ensuring sufficient output (MW) ».
L’installation des compteurs Linky est une occasion unique pour suivre cette évolution et adopter une tarification de l’accès aux réseaux qui soit fonction de la puissance souscrite. Mais d’autres éléments du prix rendu consommateur pourraient suivre et en particulier les taxes qui sont aujourd’hui très majoritairement assises sur le kWh. Nous pensons notamment que la CSPE[1], dont la fiscalisation a été amorcée pour une très faible part dans la loi de finances 2016, pourrait être reventilée en trois parties de poids similaire : une part fiscale pouvant être fusionnée avec la TICPE[2], une part assise sur les kWh consommés et une part assise sur les kW souscrits.
L’avenir des réseaux et le rôle qu’ils doivent jouer ne se limitent pas à des questions de tarification et de fiscalité. Il faudrait notamment avoir le temps de décrire la mission qui leur incombe en matière de recherche et développement, en particulier dans le domaine du stockage qui constitue un enjeu absolument fondamental de la transition énergétique. Bien que ce point soit encore contesté par certains, nous pensons que le stockage par batteries, soutenu par le développement du véhicule électrique, constituera dans les prochaines années une voie de progrès essentielle. Se posera lors la question de savoir si la promotion et la gestion de tels stockages relève de la responsabilité des réseaux ou des fournisseurs ou bien des producteurs ou bien encore d’une nouvelle catégorie d’opérateurs.
Dans le contexte difficile que connaît aujourd’hui le système électrique européen, les réseaux constituent un « îlot de stabilité » et donc un outil à préserver, indispensable pour bâtir le système électrique de demain. Au-delà de la transition énergétique, les réseaux doivent se préparer à la numérisation généralisée des services, au développement des transactions instantanées sur Internet et à la volonté des populations de redonner davantage de responsabilités aux échelons locaux. Ils doivent donc recevoir les moyens de relever ces défis. Cependant, comme on l’a connu dans le développement des moyens de production d’origine renouvelable, le risque existe que l’on veuille faire trop, trop vite et trop tôt. La recherche d’un optimum économique raisonnable et politiquement acceptable ne peut se faire que dans le cadre d’un dialogue entre les opérateurs et l’Etat, redevenu stratège, s’exprimant d’une seule voix et fondant ses décisions sur des analyses économiques rationnelles.
Jean-Pierre Hauet*
*Ancien senior vice-président
et chief technology officer du groupe ALSTOM
[1] Contribution au service public de l’électricité.
[2] Taxe intérieure de consommation sur les produits énergétiques.