La transition énergétique, en marche partout dans le monde depuis l’adoption de l’accord de Paris, le 12 décembre 2015, se fera à l’évidence en 3D : Décarbonation de la production, Décentralisation des prises de décision et Digitalisation des échanges.
A cette aune, l’Europe de l’énergie laisse entrevoir les plus grands espoirs pour une Union pionnière dans la transition « bas carbone ». Elle dispose déjà de trois fois plus de capacités électriques renouvelables par habitant que le reste du monde, et elle fut l’artisan, ne l’oublions-pas, de la mise en place du premier marché continental du carbone au début du XXIe siècle.
Mais, partant de ce constat, on doit aussi relever une absence de pilotage européen du modus operandi de cette transition, doublée d’une montée des « nationalismes » énergétiques. Alors que les électrons circulent librement par-delà les frontières des Etats-membres, l’opinion de nos pays est souvent captée par des discours de tensions et d’oppositions, souvent stériles, entre les « modèles » énergétiques des uns et des autres.
Ainsi, le débat entre Français et Allemands s’arrête trop souvent à la polémique nucléaire/renouvelables, sans appréhender les complémentarités et les interactions (réelles) entre les stratégies énergétiques suivies par nos deux pays.
On oublie aussi au passage de mettre en perspective l’urgence de se « désintoxiquer » – d’abord – des énergies carbonées (charbon, pétrole, gaz) qui grèvent lourdement la balance commerciale européenne et retardent notre nécessaire adaptation aux paradigmes énergétiques de demain. Le débat nucléaire versus renouvelables masque ainsi une réalité : les énergies renouvelables ont couvert en 2015 près d’un tiers de la consommation électrique allemande, soit un quasi-doublement par rapport à 2010 ; mais l’électricité issue des centrales à charbon reste encore dominante outre-Rhin (42,9 %), en augmentation par rapport à 2010 (274 TWh en 2015, contre 263 TWh en 2010)… et avec elle les émissions de CO2 ! Derrière le scénario « rose » d’un avenir de plus en plus décarboné, la réalité est ainsi parfois plus sombre.
Si l’on souhaite retrouver les chemins du consensus et des chantiers industriels à partager pour que l’« Union de l’énergie » ne relève pas uniquement du discours théorique bruxellois, il est sans doute un domaine majeur, celui des infrastructures électriques ou gazières qui relient nos pays et parcourent nos régions.
De ce point de vue, on entend souvent dans nos deux pays des discours annonçant la fin des réseaux de transport et de distribution d’énergie. Le très médiatique essayiste américain Jeremy Rifkin, plébiscité ici ou là dans l’Union, dépeint ainsi un avenir où l’alliance du digital et des nouvelles sources d’énergie permettrait de produire localement l’électricité « à coût marginal zéro ». Il rêve d’une planète où « des centaines de millions de personnes produiront leur propre énergie renouvelable à la maison, au bureau, à l’usine, et partageront l’électricité verte sur un Internet de l’énergie »[1].
Ce monde sans réseau imaginé par Rifkin ressemble en tout point au « domaine romain » qu’évoque l’historien Paul Veyne, censé être autonome car produisant de manière autarcique ses propres olives, son pain et son vin.
Mais n’est-ce pas un mythe ? Est-on sûr que la juxtaposition d’isolats énergétiques autonomes fait sens au plan global ? Relier là où c’est possible les différents territoires de notre planète, de nos pays et de nos régions par des réseaux énergétiques, est-ce là un modèle du passé ?
Un projet industriel grandiose porté par la Chine, diamétralement opposé à celui de Jeremy Rifkin, invite à se poser la question. SGCC, la firme d’Etat en charge du réseau électrique chinois (aujourd’hui le plus important réseau mondial), propose de bâtir rien de moins que « l’interconnexion globale de l’énergie mondiale ». En clair, ce projet vise à supprimer les transports classiques d’énergie (par bateaux, trains ou oléoducs), pour faire de l’électricité décarbonée le moteur essentiel de l’économie mondiale d’ici à 2050. Comment ? A travers un vaste réseau mondial à très haute tension associé à des réseaux intelligents locaux (les fameux smart grids) chargés de gérer le délicat équilibre entre consommation et sources intermittentes de production (le vent et le soleil). Le potentiel d’énergie solaire serait massivement capté tout autour de la ceinture tropicale, tandis que des myriades d’éoliennes géantes seraient implantées aux confins du cercle polaire arctique.
L’investissement envisagé pour connecter la production électrique de l’ensemble de la planète, et en particulier l’Asie et l’Europe, serait de 13 000 milliards de dollars d’ici à 2050. Il inclurait la mise en place de très larges capacités de stockage, afin de pallier l’absence de vent ou de soleil. SGCC investit déjà dans différents opérateurs de réseaux à travers le monde (Italie, Portugal, Australie, etc.), avec cette perspective vertigineuse à l’esprit.
Existe-t-il une voie médiane entre l’utopie micro-locale rifkinienne et le rêve global chinois ? Oui, à l’évidence. En Europe notamment, fort de l’existence d’un réseau électrique unifié européen à 50 Herz, et retrouvant l’inspiration de la CECA et de la CEEA, la nécessité d’une vraie politique industrielle commune autour des réseaux électriques s’impose pour mieux aborder ensemble l’arrivée des énergies renouvelables par les réseaux de distribution, le rôle nouveau des citoyens/consommateurs et la montée de multiples centres de décision digitalisés. Sur la base d’une impulsion franco-allemande, il nous faut rapidement travailler ensemble sur la recherche, le développement et la normalisation, pour faire de l’Europe un leader des réseaux intelligents, et relier entre eux les différents territoires européens engagés dans la transition énergétique[2].
Ce sujet doit être mis sur la table, dans nos deux pays et dans le reste de l’Union, car nous devons à tout prix éviter la « fracture électrique » entre les territoires ruraux, producteurs massifs d’énergies renouvelables, dont la consommation décroît, et les villes/métropoles européennes, qui n’atteindront jamais l’autosuffisance énergétique, mais capteront souvent la croissance et l’intelligence numérique.
Les réseaux sont le lien indéfectible entre nos différents territoires, qui permet à la fois d’accueillir les initiatives et les projets locaux, tout en les articulant entre eux. Capitalisons sur cet atout d’avoir su construire, au cours du dernier demi-siècle, des infrastructures énergétiques modernes, porteuses de solidarité et de développement économique réussi pour notre continent !
*Secrétaire général, ENEDIS
Maître de conférences à l’Institut d’Etudes politiques de Paris
Professeur au Collège d’Europe de Bruges
Michel Derdevet*
[1] In La nouvelle société du coût marginal zéro.
[2] Cf. « Energie, l’Europe en réseaux », rapport remis en 2015 au président de la République