Les « Communs » sont de retour. En force, depuis qu’Elinor Ostrom a été distinguée par le prix Nobel d’économie en 2009. Célébrité oblige, son œuvre maîtresse, Governing the Commons, a été traduite en français dans la foulée, vingt ans après l’édition américaine. Depuis lors, le nombre de publications consacrées à un paradigme qui se propose de renouveler la pensée économique a explosé. Notre Nobel, Jean Tirole, n’a pas manqué d’apporter sa pierre à la construction intellectuelle en publiant Economie du bien commun (PUF 2016) alors même que ses travaux ont peu à voir avec la philosophie des Communs. Il est vrai que ce terme de « commun » est tellement polysémique qu’il y a de la place pour tous entre lieux communs et commun des lieux. Entre commune, communauté, communautarisme, communion et communisme, le commun des mortels n’a que l’embarras du choix. Difficile de s’y retrouver, d’autant que l’effet de mode médiatique, en s’emparant de ce mot-valise, brouille la compréhension du surgissement de quelque chose qui dit peut-être beaucoup de nos sociétés en mal de repères.
Car c’est bien d’une vision du monde globale, d’une Weltanschaaung repensée, dont il s’agit. La première réunion de l’European Common Assembly s’est tenue à Bruxelles des 15 au 17 novembre 2016. Les Communs sortent de la clandestinité. L’Agence française de développement en fait désormais un des axes de ses réflexions : en atteste la conférence « Communs et développement » organisée à Paris les 1er et 2 décembre 2016 pour débattre de la question « Quels apports et limites des communs pour l’aide au développement ? ». Gaël Giraud, économiste en chef de l’AFD depuis 2015, n’est pas étranger à l’inflexion des orientations de l’Agence : prêtre jésuite, conseiller scientifique de Nicolas Hulot, il est très engagé dans ce mouvement de pensée et d’action humaniste qui cherche à corriger les dérives d’un capitalisme devenu insoutenable dans ses formes actuelles. La résurgence des Communs s’inscrit dans ce contexte de crise favorisant la quête d’autres valeurs que celles du marché, expérimentant des pratiques fondées sur d’autres visions que celles de l’homo economicus, de la propriété privée, de la domination du capital, dans une aspiration à substituer la solidarité à l’exclusion. Utopie dira-t-on, non sans raison, mais comment sans utopie répondre aux attentes plus ou moins clairement formulées d’une société qui ne peut plus dissimuler le malaise qui la mine ?
Il ne faudrait pas pour autant voir dans les Communs une sorte de deus ex machina de lendemains qui chantent. L’histoire nous a suffisamment convaincus des dangers mortels que portent les solutions miracles aux désarrois collectifs. La philosophie qui sous-tend l’adhésion aux Communs récuse toute tentation totalitaire. Elle inclinerait, sinon à une forme d’anarchisme, du moins à une prise de distance vis-à-vis de l’État en privilégiant l’autogestion, le partage, la communauté, dans un mouvement de rejet de l’individualisme.
Prosaïquement, les pratiques quotidiennes du Commoning (difficile à traduire en français si ce n’est par « faire commun ») s’expriment dans l’usage partagé d’un même bien : covoiturage, colocation, coworking, partage de l’information, open access, Wikipedia, etc. Matériels ou immatériels, les Communs rejoignent les notions de « Biens publics mondiaux » et de patrimoine, qu’il s’agisse de l’échelle locale ou de celle des patrimoines mondiaux de l’humanité (les airs, les océans, le vivant…).
Le regain d’intérêt avéré pour les Communs ne doit pas faire oublier que ceux-ci sont en réalité aussi vieux que l’humanité. Ils jalonnent un processus de socialisation qui a toujours eu recours à des formes de « mise en commun ». La vaine pâture, l’affouage et bien d’autres droits d’accès à des ressources communes ont marqué la France d’Ancien Régime. Même si la Révolution et le code civil ont scellé le triomphe de la propriété privée, il en est resté quelques traces sous forme de biens communaux, notamment dans les régions de forêt et de montagne (alpages et estives). Les enclosures en Angleterre furent beaucoup plus radicales ; elles restent le symbole de l’individualisme agraire triomphant, le contre-modèle des réformes agraires et de la collectivisation de la terre expérimentées au cours du XXe siècle. Si cette dernière a partout échoué c’est parce qu’elle était imposée d’ « en haut », par un Etat totalitaire, selon un processus contraire à celui des Communs, par définition porté par les dynamiques communautaires « du bas ». Toute la difficulté pour comprendre les Communs réside dans la définition du périmètre des communautés, aujourd’hui mises à toutes les sauces mais gâtées par les références identitaires.
La question des Communs rencontre un écho particulier en Afrique, comme dans la quasi-totalité des pays dits du Sud qui, avant le contact avec les Européens, ignoraient la propriété privée individuelle, vivant sous un régime général de Communs. En Afrique du Nord, les droits fonciers musulmans distinguaient différents statuts de la terre selon leur usage (biens melk, biens habous, terres collectives, etc.). En revanche, en Afrique noire, les réalités foncières étaient beaucoup plus floues et non codifiées dans des sociétés sans écriture. La mémoire tenait lieu de cadastre, la parole de notaire. Les statuts fonciers fondés sur des usages souvent variables dans le temps et l’espace étaient incompréhensibles pour une administration coloniale aux référents juridiques incompatibles avec les pratiques autochtones, qu’il s’agisse de nomadisme pastoral ou d’agriculture itinérante. Les rapports à la terre n’étaient jamais ceux d’une appropriation individuelle, les droits relevaient d’un groupe (lignage, clan, tribu), pouvaient porter sur la terre, ou sur l’eau, ou sur l’arbre, et n’étaient pas nécessairement exclusifs, autorisant des superpositions d’usage sur la même parcelle. Dans les colonies françaises, l’administration en appela à la fiction des « biens vacants et sans maître » pour statuer sur les terres qu’elle estimait inoccupées : les États indépendants ont pris le relais en versant dans le domaine public tout ce qui n’est pas considéré comme « mis en valeur ». Les procédures prévues pour l’inscription sur un livre foncier et pour la délivrance d’un titre de propriété sont si complexes que seule une petite minorité effectue les démarches, au demeurant onéreuses, et essentiellement en ville, afin de protéger des investissements immobiliers. Droits coutumiers et droits modernes coexistent, des formes hybrides de garantie foncière hors des procédures étatiques se développent au rythme de l’urbanisation. En milieu rural, seules les plantations pérennes ont suivi le parcours de l’appropriation. Partout ailleurs les droits coutumiers continuent à gérer les rapports des individus et des communautés à la terre. Ils privilégient la réalité de l’usage à toute forme d’appropriation privative, des tribunaux coutumiers ayant pour mission de résoudre les conflits d’accès aux ressources.
Les plus emblématiques de ces conflits opposent pasteurs et agriculteurs dans les espaces sahéliens. La mobilité des éleveurs et sa variabilité structurellement dépendante des conditions climatiques provoquent régulièrement des affrontements avec les paysans sédentaires. La résolution coutumière des conflits privilégie les approches de type gagnant-gagnant qui valorisent une coopération entre les groupes d’acteurs, génératrice de gains réciproques : par exemple, pâturages sur les chaumes après récolte, fumure des champs par stationnement des troupeaux. Cela n’est pas nouveau. Dans le delta intérieur du Niger, les superpositions d’usage d’un même espace en fonction des saisons régissent depuis longtemps les complémentarités entre agriculteurs, éleveurs, pêcheurs. Les traditions de coopération d’une part, la primauté de la communauté sur l’individu d’autre part (même si elles n’évitent pas les tensions entre détenteurs de l’autorité et cadets sociaux) régulent l’accès aux ressources pour en garantir la pérennité. La grande question est en effet celle de la durabilité d’une ressource ouverte, sinon à tous, du moins à un collectif dont les membres pourraient être tentés d’abuser. A cet égard, de multiples exemples de gestion de biens communs (forêt, pâturage, puits, faune) vont à l’encontre des thèses de Garrett Hardin sur la « tragédie des communs » (The Tragedy of the Commons, 1968) dont la postérité inspira des décennies d’une pensée économique considérant la privatisation de la terre comme condition du développement. Le préalable de la transformation du paysan africain en propriétaire, jugée indispensable à la stabilité de la tenure et par suite au progrès agricole, a longtemps été un dogme au sein d’institutions comme la Banque mondiale. Mais d’autres pratiques foncières ont fait leur preuve, distinguant notamment entre usus et abusus. Les droits coutumiers reconnaissent l’usage privatif d’une parcelle, exploitée généralement dans un cadre familial, sans que l’attributaire puisse l’aliéner car elle doit demeurer au sein de la communauté. De facto, c’est la réalité de la mise en valeur qui crée le droit sur le sol et l’inscrit dans la durée. Au-delà du domaine permanent de culture, la maîtrise foncière relève de la communauté, village ou clan : elle s’exerce sur la partie du finage ouverte aux activités non agricoles, chasse, cueillette, pêche, etc.
L’accès à ces biens communaux n’est cependant pas totalement libre. Les Communs ne signifient pas, loin de là, omnia sunt communia, autrement dit « tout est à tous ». Ils n’abolissent pas l’exclusivité d’accès aux ressources, accès réservé à une ou des communautés contractuellement associées. Le système des droits minimise la propriété individuelle tout en protégeant les droits communautaires. Dans le bassin du Congo, la législation forestière reconnaît l’existence de forêts communautaires, y compris à l’intérieur des concessions des exploitants forestiers. Dans les régions saharo-sahéliennes, l’apparente indifférenciation spatiale recouvre en fait un enchevêtrement de droits, portant sur l’accès aux points d’eau, mares et puits, aux pâturages, aux parcours de transhumance. Dans ces milieux arides, tout comme dans les forêts équatoriales, l’individu isolé n’est rien, seul le groupe peut assurer la survie, prédisposant à adhérer à des pratiques sociales relevant des Communs.
Ces pratiques sont pourtant menacées. Les politiques de développement n’ont eu de cesse de les affaiblir, remportant ici ou là un certain succès. L’urbanisation, créatrice quels que soient les contextes, d’une rente foncière et immobilière, sape les fondements socioculturels hérités de sociétés rurales valorisant la communauté. Enfin et surtout, la brutalité de la croissance démographique fait exploser les cadres de vie, menace les régulations ancestrales dès lors que la rareté de la terre et des ressources compromet une économie des Communs. Ce n’est pas l’idéologie propriétariste mais l’explosion démographique qui remet en cause les fondements de la vie sociale dans les milieux ruraux africains en restreignant les espaces ouverts à des usages communs. Sous le poids du nombre, les espaces fluides aux limites incertaines cèdent chaque jour du terrain face au bornage et à la privatisation.
Le devenir des Communs est ainsi paradoxal. Dans les sociétés d’abondance du Nord, la remise en question de la domination du marché, de la consommation et de l’individualisme, couplée aux préoccupations de protection de la planète et de son avenir, incite à explorer les voies d’un renouveau du contrat social incluant la réhabilitation des Communs et leur élargissement à de « néo-communs » qu’impose la globalisation du monde, comme par exemple le climat.
Dans le même temps, dans les sociétés en voie de développement du Sud et spécialement en Afrique, les pratiques communautaires ancestrales, considérées comme archaïques par les modernistes qu’inspirent les trajectoires occidentales, plient sous la charge exponentielle du nombre d’habitants, génératrice de compétition foncière et d’aspiration à davantage d’individualisme. Ces dynamiques divergentes n’invitent-elles pas à militer pour un dialogue de civilisation au bénéfice mutuel d’une humanité commune mais riche de sa diversité ?