L’émotion fut immense. En juin 2015 naissait un agneau à la peau à la fois translucide et fluorescente, prélude au possible marquage des organes humains à transplanter. Il avait été conçu par transgénèse. OGM, Ovin Génétiquement Modifié, il incarnait dans l’opinion la grande peur des manipulations génétiques. Il annonçait, tel un cinquième cavalier de l’Apocalypse, la bascule de l’humanité dans la science postmoderne, dans l’avènement du transhumanisme, celle de l’homme post sapiens.
Personne ou presque par contre ne s’était ému quelques mois plus tôt, le 1er avril 2015, quand une équipe de chercheurs de l’université de Guangzhou en Chine avait publié ses travaux sur l’« Edition Génomique » d’embryons humains, en d’autres termes sur la modification intentionnelle par manipulation du génome d’embryons humains. Une première. (Puping Liang et al. CRISPR/Cas9-mediated gene editing in human triplonuclear zygotes Protein &Cell 2015 ; 6 :153). La technique utilisée, par extrême simplification, peut se résumer de la façon suivante : le complexe d’Endonucléase CRISPR (Clustered Regularly Interspaced Short Palindromic Repeat)/Cas9-ARN représente le couplage entre la protéine Cas9 et un « guide » ARN. Introduit dans une cellule (ici par l’intermédiaire de streptococcus pyogenes SF370), ce complexe est capable de couper avec une parfaite précision, telle une paire de ciseaux, les deux brins d’ADN du génome de cette cellule (ici des embryons humains), sur le site d’un gène déterminé (ici le gène de la béta globine, à l’origine de l’hémoglobine). Ce gène peut être désactivé ou, par l’insertion de petits fragments adjacents d’ADN, restauré, réparé.
Bien sûr, ces embryons humains, obtenus en Chine par fécondation in vitro dans le cadre d’un traitement de stérilité, n’étaient pas viables. Au lieu normalement de deux noyaux, (un noyau venant de l’ovocyte, l’autre du spermatozoïde), ils avaient trois noyaux par dispermie, une fécondation anormale par deux spermatozoïdes. Il n’était donc pas question de transférer ces embryons pour une grossesse, ni avant, encore moins après la manipulation génétique. Bien sûr également, il ne s’agissait que d’une phase expérimentale préalable, de la mise au point d’une technique qui demanderait à être validée. Elle comportait encore un peu, mais désormais très peu, d’effets indésirables, dits « off targets », la section d’autres gènes hors cible, non visés a priori.
Cette technique génétique d’endonucléase, d’inspiration française d’ailleurs, n’est pas nouvelle, elle existe depuis le milieu des années quatre-vingt. Elle a été largement utilisée, encore grossière, sur des cellules animales, son imperfection étant alors de peu de conséquence. Mais elle s’est, au fil de temps, considérablement affinée. Elle est devenue depuis quelques années d’une telle précision que, avec une raisonnable fiabilité, elle permet de prévoir comme à portée de main la modification sécurisée du génome humain par manipulation génétique d’embryons. En filigrane de leur article, les Chinois font comprendre d’ailleurs que leur but est de traiter des embryons humains porteurs du gène anormal de la béta thalassémie. La béta thalassémie est une maladie génétique de l’hémoglobine, source de profonde anémie, par mutation du gène normal de la béta globine. En Chine, la béta thalassémie est un fléau. Quoi de plus vertueux par conséquent que de vouloir en débarrasser des familles d’abord, la population ensuite ? Et puis, pourquoi pas, se protéger après contre d’autres maladies ? On connaît un gène qui, introduit dans les lymphocytes T adultes, immunise, quoique au prix de dérégulation pernicieuse d’autres gènes, contre le virus du sida. Demain contre le paludisme, le virus Ebola… ? Peut-être, mais après le Chinois restauré, quoi et qui ? La porte s’ouvre à tous les eugénismes, bénéfiques ou criminels, fondés ou fantasmatiques.
L’eugénisme médical et l’eugénisme criminel
Il existe indiscutablement un eugénisme médical généralement admis comme légitime. La traque de la trisomie 21 chez toutes les femmes enceintes, la pratique des interruptions médicales de grossesse pour les fœtus atteints de maladies d’une particulière gravité, ressortissent à l’eugénisme médical. Les populations de Sardaigne, de Sicile, où la béta thalassémie connaît aussi une forte prévalence, ont fait l’objet d’une politique officielle de dépistage systématisé avec interruptions de grossesses. En Israël, l’effroyable maladie neurodégénérative de Tay Sachs donne lieu à un programme de dépistage et d’éradication.
Mais comment distinguer entre l’eugénisme médical, qui se veut bénéfique, et l’eugénisme criminel qui se veut (se voulait, ose-t-on croire) politique ? Certes l’eugénisme médical est légal et socialement accepté, il est librement consenti. Sauf que l’eugénisme criminel, en clair l’eugénisme nazi (ou quelques autres), était lui aussi légal et socialement accepté, et même encouragé, dans les pays gouvernés par cette idéologie. Et l’eugénisme médical, tel que nous le pratiquons, est-il aujourd’hui, abstraction faite de certaines pressions sociales ou économiques, toujours librement consenti, et le restera-il demain avec la thérapie génique embryonnaire ? Le propre de la thérapie génique sur l’embryon tient à ce que les modifications induites du génome, parce qu’elles interviennent à un stade très précoce du développement embryonnaire, se transmettent aux cellules germinales, les ovocytes ou les spermatozoïdes. Elles se transmettent donc lors de la procréation à la génération suivante. Et encore à la suivante et à celle d’après, etc. Les descendants de l’embryon initialement traité hériteront donc de la modification génétique initiale supposée bénéfique. Mais elle leur aura été imposée, ils n’auront pas d’autre choix que d’en hériter, la démarche eugénique intentionnelle ne sera plus par eux librement consentie mais subie, alors que le libre consentement constitue justement l’ « ADN » de l’eugénisme médical vertueux.
L’autre conséquence discutable de la thérapie génique sur l’embryon est qu’elle modifie le génome humain, ce qui est strictement interdit. Interdit par le code de Nuremberg, par la déclaration d’Helsinki, par la Convention d’Oviedo, en France par les lois de bioéthique depuis 1994. Il était facile de respecter la loi tant que la thérapie génique embryonnaire chez l’homme restait… embryonnaire. Grâce à ses progrès, elle devient possible, probable, vraisemblable. Elle pulvérisera, tel qu’il existe, le mur de l’interdit. Pour le meilleur mais peut-être aussi pour le pire. Le clonage après la naissance de Dolly avait été interdit. Et l’interdit sur le clonage, du même ordre d’embargo légal que pour la modification du génome humain, semble avoir été respecté et la mesure efficace. En fait, il n’en est rien. Seul le clonage reproductif a été unanimement condamné, celui qui aurait conduit à des grossesses. Mais, sauf en France, le clonage dit « thérapeutique », celui qui fournit les cellules souches embryonnaires si précieuses, a alimenté de nombreux programmes de recherche, en Grande-Bretagne notamment, en quête de clone humain. Or si l’interdit sur le clonage n’a jamais été transgressé c’est que jamais personne n’a réussi à cloner des embryons humains. Tout ce qui vit sur terre, de la bactérie au singe, a été cloné, mais pas l’homme, jamais. Pas faute d’avoir essayé, mais faute d’avoir pu. Sans quoi ce serait déjà fait depuis longtemps, et serait déjà né, défiant le filtre fragile des interdits légaux, le premier clone humain. Pour la thérapie génique embryonnaire chez l’homme, c’est presque sûr, on peut, en tout cas on pourra, y parvenir un jour, sans doute bientôt. Et dès qu’on le pourra, on le fera. Qui arrêterait les Chinois ? Si elle s’imposait, la thérapie génique embryonnaire ne serait pas forcément une catastrophe, mais il faudrait faire bouger les lignes de son encadrement légal.
Le débat sur la thérapie génique embryonnaire humaine n’est pas nouveau. Il a pris de la vraisemblance dès l’avènement de la fécondation in vitro en 1978 en Angleterre. Pour la première fois, on disposait sur une paillasse de laboratoire d’embryons humains dont il était tentant de décrypter le génome, puis de le corriger. La tentation s’est accrue à partir de 1991 avec le développement du Diagnostic Préimplantatoire, DPI. Il devenait possible de prélever à la 48e heure, sur des embryons fécondés in vitro, une ou deux de leurs cellules, d’y chercher la mutation ou la délétion d’un gène malade, hémophilie, mucoviscidose…, de ne transférer pour une grossesse que les embryons sains, qui prospèrent normalement malgré la biopsie cellulaire, et de détruire les embryons malades. Mais au fond, pourquoi les détruire, ces embryons malades, surtout quand ne reste qu’un seul embryon sain qui, tout seul, offre peu de chances de grossesse ? Le parcours de FIV, de la stimulation ovarienne jusqu’à l’enfant dans son berceau, constitue souvent une véritable ordalie, une fois suffit, autant s’éviter une réédition.
La thérapie génique sur l’embryon
Les méthodes de thérapie génique sur l’embryon, hors l’actuelle « édition génomique », sont nombreuses : la transgénèse micro-injecte un gène dans la cellule, mais au hasard, et au risque d’une insertion nocive sur un site d’oncogenèse incontrôlable. Autre technique, l’électroporation vise à faire pénétrer le gène sauveur le long d’un courant d’induction à travers la membrane cellulaire/nucléaire. Ailleurs, des maladies ont été corrigées en introduisant, expérimentalement chez la souris mais pourquoi pas chez l’homme, une cellule porteuse du gène sain dans la cavité, on dit le blastocèle, d’un embryon aux gènes malades, au stade, déjà un peu loin du zygote primitif, de blastocyste. Il en naîtra une chimère dont une partie des cellules adultes portera les gènes malades, mais une autre partie portera le gène sain, en nombre suffisant pour effacer en pratique le désordre génétique. Aucune de ces méthodes n’approche la précision du système Cas9 utilisé par les Chinois. Lui-même malgré tout demeure imparfait. Outre qu’il n’élimine pas toujours les effets « off targets », il n’obtient au bout du compte que 14 % d’embryons « corrigés », et encore ceux-ci sont-ils souvent eux-mêmes, en l’état actuel des techniques, des chimères, mi-cellules défectueuses (y compris les cellules germinales), mi-cellules réparées. La faute au temps qui passe. La correction serait complète si la thérapie génique s’appliquait à un embryon à deux cellules, juste fécondé. Or avant d’intervenir, force est d’avoir identifié le diagnostic de la maladie à corriger. Donc d’avoir obtenu le séquençage du génome des biopsies des cellules prélevées sur l’embryon au stade de huit cellules, donc de respecter un délai obligé d’au moins 48 heures. Le nombre de cellules de l’embryon, un multiple de 8 fonction du nombre de jours écoulés, ne permet plus alors de les traiter toutes par le gène correcteur, notamment pas toutes les cellules germinales, d’où la chimère. Mais la technique, prochainement, surmontera cet obstacle.
Alors de la thérapie génique embryonnaire humaine, que faut-il penser ? Elle offre des perspectives à l’évidence bénéfiques, s’il s’agit de guérir ou de prévenir les maladies. Et rien n’empêche, techniquement, éthiquement, on peut en discuter, de traiter des embryons humains, même et sans doute surtout pour ceux qui les tiennent pour sacrés. Contrairement à ce qu’on peut penser la simplicité ne consiste pas à détruire les embryons malades, mais bien à les guérir. Rien n’oblige d’ailleurs à tout permettre d’emblée. Dans un premier temps, on pourrait se limiter à autoriser la recherche, sur des embryons surnuméraires, ou des embryons donnés à la science, stockés dans les centres de FIV, la loi le permet. Pour savoir, comprendre, connaître le génome embryonnaire et les conséquences de sa manipulation. Encore faut-il définir qui est le « on » qui permettrait, et surtout celui qui interdirait les pratiques délictueuses.
Buts malsains
La thérapie génique embryonnaire humaine pourrait en effet poursuivre des buts franchement malsains. La quête sans doute illusoire d’un gène de l’intelligence serait un moindre mal. La volonté de génétiquement fabriquer un « surhomme » s’avérerait nettement plus inquiétante. Elle supposerait d’introduire par génie génétique des gènes d’augmentation des performances humaines. On quitterait la dimension comparativement bisounours du dopage sportif, du cannabis potache, des amphétamines, du simple café qui aide à réfléchir, ou même, plus hard, du LSD, pour basculer dans l’ère de l’homme augmenté, de l’homo post sapiens, de l’homme manipulé, dans l’ère du transhumanisme. On a peur. Car qui nous en protégerait ? L’ONU, qui n’a pas été capable d’éviter le génocide au Rwanda? (Elle n’aurait pas empêché l’homme cloné s’il avait été possible). L’Unesco, qui a vu détruire sous son nez les manuscrits de Tombouctou et les vestiges de Palmyre ? Une Agence de sécurité génétique qui exigerait des Chinois l’inspection de leurs laboratoires d’embryons, avec autant d’efficacité que l’Agence internationale de sécurité nucléaire a pu contrôler les sites de production d’énergie atomique en Iran ? Combien de temps faudrait-il pour distinguer un Chinois génétiquement « augmenté » d’un Chinois au QI naturellement supérieur ? On manque d’idéogrammes pour traduire les interminables palabres, recommandations, et autres moratoires dont accoucheraient les sociétés savantes.
Alors Monsieur Hulot, repeint de vert en Superman ou Flash Gordon ? Regardons en effet le climat. Là aussi, ça craint. Les Chinois n’ont pas trop intérêt à réduire leur émission de gaz à effet de serre, leur CO2, leur industrie. Les Américains non plus d’ailleurs. Et pourtant il semble qu’on avance, qu’on s’achemine vers un projet d’accord de coopération, de résolutions contraignantes, de transparence mutuelle, de légère dissipation de la méfiance et de la pollution. Le génome comme le climat appartient au patrimoine de l’humanité, il nous revient de les préserver. Alors demain, une COP21 du génome ? Un Sommet du chromosome et de la chromatine? On tiendrait là, enfin, la vraie révolution génétique.
Jacques.Milliez
*Jacques Milliez, Professeur des Universités, membre de l’Académie de médecine