Il y a un peu plus d’une dizaine d’années un collègue de l’université de Jérusalem se trouvait en visite à Paris à l’Institut national des études démographiques (INED), la Mecque française des démographes. L’INED est un organisme public soutenu par un fond d’Etat.
A peine entré dans ce grand et prestigieux Institut, le collègue – un juif de langue maternelle russe, traditionaliste modéré, qui à l’époque avait l’habitude de porter la kippa – fut approché par son hôte – l’un des plus célèbres démographes français – qui lui ordonna d’ôter immédiatement ce couvre-chef à crochet. Explication : ici nous sommes dans des locaux institutionnels français, et l’Etat français laïque ne tolère pas l’exhibition en public des symboles religieux. Inutile d’ajouter que le dirigeant zélé de l’INED était d’origine juive, comme on dit aujourd’hui avec un ton semi-conspirateur, ou, dit plus simplement, il était juif autant que mon collègue hiérosolymitain. Tout cela plusieurs années avant que la France et d’autres pays européens n’aient la moindre intuition sur de possibles tensions à propos des goûts et des normes de vastes segments de la population immigrée dans les dernières années ou issue de la précédente vague migratoire, et encore moins la perception de possibles actes de terrorisme exécutés par des groupes extrémistes de matrice islamique sur le continent. Mon collègue rentra choqué de Paris et me jura qu’il ne remettrait jamais plus les pieds à l’INED.
L’épisode parisien de la kippa revient dans l’actualité ces jours-ci où l’on discute de l’admissibilité du burkini (un vêtement inventé il y a dix ans) sur les plages française et italienne. Ce qui suscite l’intérêt, c’est la transversalité des prises de position dans un sens ou dans l’autre par rapport aux formations politiques et religieuses conventionnelles. Personnellement, sur cette question, j’ai ressenti une affinité avec les mots de Monseigneur Nunzio Galantino, évêque et secrétaire de la Conférence épiscopale Italienne (CEI). A la question posée par Luigi Accattoli dans les colonnes du Corriere della Sera : « [Pape] François [a dit] que si une femme musulmane souhaite porter le voile, elle doit pouvoir le faire », Monseigneur Galantino répond : « Je le dis moi aussi et je pense à nos sœurs, je pense à nos mères paysannes qui le portaient jusqu’à hier et certaines d’entre elles le portent encore aujourd’hui. De même, on comprend que cela devrait valoir pour un catholique qui voudrait porter une croix, ou pour un juif qui se coiffe d’une kippa. » Revenons au point de départ et relevons ainsi deux positions, l’une uniformisante et donc autoritaire, l’autre flexible et donc pluraliste.
Il est avilissant de constater comment, sur cette question, se mélangent deux courants de discours qui ne sont que partialement connectés : l’un plus spécifique, concernant la position de la femme, l’autre plus vaste, sur les libertés et les règles de la cohabitation dans les sociétés occidentales désormais irréversiblement multiculturelles à la suite des renversements démographiques de ces dernières années. Il est regrettable que le débat en cours sur les plus vastes et complexes questions d’ordre philosophiques, juridiques et politiques soit tombé sur le thème réductionniste qui se limite à la manière de présenter le corps humain ou le rapport interpersonnel entre les sexes. La discussion sur le burkini se trouve clairement dans une impasse. Face à la gamme infinie d’options de vêtements observables sur toutes les plages et qui concernent également – rappelant Cecco Angiolieri – jeunes filles gracieuses et vieilles hideuses, certains affirment que le burkini, la couverture presque totale du corps féminin, est une position sexiste. Toutefois, selon la thèse féministe la plus courante, même sa nudité est une exploitation sexiste. Comment démontrer alors que la sobre option intermédiaire n’est pas aussi sexiste ? L’effort de mesurer avec un mètre le respect des lois et ainsi le sens commun de la pudeur fut réalisé en vérité dans les premières années des années 50 par le ministre de l’Intérieur italien Mario Scelba. Il lança sur les plages des policiers, lesquels délivraient des contraventions après avoir mesuré très attentivement la surface textile sur le corps des baigneuses. La grotesque disposition d’inspiration démo-chrétienne ne dura pas longtemps. La seule conclusion possible est que les femmes (et les hommes) s’habillent comme elles (ils) le souhaitent à condition qu’elles (ils) le fassent librement. L’imposition de la part des autres n’est pas facile à démontrer.
Par contre, n’a jamais été sérieusement envisagé en Europe le problème fondamental de la diversité tolérable dans une société démocratique et toujours plus hétérogène – ce qui dans des pays comme les Etats-Unis ou Israël a trouvé solution, même si partiellement et de manière pas encore pleinement satisfaisante. En Europe, au sujet de cette différence admissible, plusieurs tests effectués à travers le temps ont concerné les us et coutumes traditionnels des communautés juives. Il a été mis en discussion la légitimité de l’abattage rituel d’animaux, ce qui est illégal dans certaines nations, et certains on cherché à rendre illégal la circoncision, sans succès pour l’instant. Evidement, ce qui est sacré pour les uns n’est que barbarie pour les autres, mais de ce conflit de principe n’est jamais née une philosophie juridique qui admette pleinement la pluralité des hypothèses. L’Union européenne est une confédération imparfaite d’Etats nationaux qui, chacun à sa manière, garde l’illusion de pouvoir préserver l’homogénéité socioculturelle de l’ethnie ou de la culture fondamentales. Dans un pays comme la Belgique, les cultures fondamentales sont mêmes deux ou trois. Mais au-delà des institutions paneuropéennes qui souvent avec succès ont créé des flux et des processus transnationaux, un concept unifié qui traduise la véritable identité européenne n’a jamais vu le jour. En conséquence, les normes concernant ce qui est admis ou non, et surtout, ceux qui ont le plein droit d’appartenir à la société civile ou non, se réduisent à une interprétation dictée par ce qui est estimé d’une manière esthétique et normative comme la coutume dans chaque pays. Les normes supposées universelles ne sont que la norme particulière du groupe dominant. Aux Etats-Unis, même de manière imparfaite, le code de base est constitué par le respect de la Constitution que tous les citoyens sont supposés connaître et suivre. Mais en Europe la Constitution est un gigantesque document que personne ne connaît et, bien plus que d’établir des principes moraux supérieurs, il s’attarde sur de nombreuses dispositions.
Il est intéressant à ce propos d’observer le cas d’Israël. Ici, à travers d’innombrables problèmes toujours plus croissants ces dernières années, la pratique consiste dans la reconnaissance de l’existence parallèle de quatre tribus majeures (dans les mots du président de la République Reuven Rivlin). Chacune d’entre elles jouit d’une autonomie tacitement reconnue et résumée par une instruction publique constituée de quatre systèmes séparés, trois hébraïques – orthodoxe religieux, religieux national, national séculaire – et un arabe. A l’intérieur de la société israélienne, il ne manque pas de préjugés, de tensions et de moments de violences civiles. Le préjugé, il faut le reconnaître, frappe premièrement celui qui par rapport à la majorité s’habille différemment ou qui a une couleur différente de peau ou qui a un accent différent. Mais au-delà de la sanction légale contre la discrimination, il existe aussi la tentative de trouver des solutions qui offrent à chacun la possibilité d’être reconnu dans sa singularité propre, sans briser les droits d’autrui. A titre d’exemple, les piscines publiques dont l’accès est réservé pendant certains horaires de la semaine, soit uniquement aux hommes soit uniquement aux femmes. Les universités israéliennes ont introduit un programme d’études destiné à la population très orthodoxe ou arabe jusqu’avoir des classes séparées. Le but est de faciliter l’intégration de groupes marginalisés dans le sillon général de la société. Le projet doit être nécessairement intégrationniste et égalitaire, mais, pour rejoindre ce but, différentes voies sont possibles : admettre la diversité ou avoir la prétention de l’abolir. L’essentiel, c’est le projet. Mais en Europe, le projet vraiment intégrationniste n’est jamais né ou n’a jamais suffisamment grandi. La « crise du burkini », au-delà de la nécessité de lutter avec tous les moyens possibles pour prévenir et combattre le terrorisme, est en réalité la crise de l’identité européenne.
*Démographe, Professeur à l’Université hébraïque de Jérusalem.
Sergio Della Pergola*