poursuivre le dialogue israélo-palestinien
Chaque année, à l’approche du mois de novembre, un fantôme nous hante, un revenant nous guette : Yitzhak Rabin n’en finit pas de se retourner dans sa tombe, et son souvenir qui s’estompe d’une année à l’autre nous dépouille de nos dernières certitudes. Lors de sa disparition, il nous laissait un engagement en forme de testament pour la paix, toujours la paix, surtout la paix. L’espoir d’une paix imminente, pour conjurer l’intention préméditée de l’assassin, contrebalançait le chagrin de sa perte. Cet espoir est aujourd’hui à l’agonie, y compris parmi ceux qui revendiquaient fièrement il y a vingt ans leur engagement pour cette cause. C’est pourquoi on devrait se recueillir à double titre tous les 4 novembre : parce que Rabin est mort, parce que cet espoir de paix est moribond.
Il est vrai que cette commémoration instituée par une loi votée à la Knesset en 1997 était, dès le départ, placée sous le signe de l’ambiguïté. Célébrer la mémoire de l’homme d’Etat assassiné en constitue le passage obligé : on évoque ses faits d’armes sur le champ de bataille comme dans l’arène politique ; son style de leadership, discret et rigoureux ; son parler-vrai inimitable ; son intégrité morale au nom de laquelle il avait remis sa démission comme Premier ministre en 1977 en signe de solidarité avec sa femme qui allait être traduite en justice pour avoir omis de fermer son compte en banque aux Etats-Unis à une époque où c’était encore illégal.
Certes, plus de vingt ans après, il devient plus difficile pour des jeunes de s’identifier à Rabin puisqu’ils sont tous nés après sa disparition. Sa voix ne leur dit rien, ses traits ne leur rappellent rien, c’est pour eux de l’histoire ancienne, touchante, étrange, pas un événement dont ils peuvent dire comme nous : « Nous étions au moment où nous avons appris sa mort en tel lieu ou à tel endroit, défaits, stupéfaits, atterrés, comme si la terre avait tremblé sous nos pieds. » On a donc recours au mythe, à la légende, à l’image d’Epinal, à la minute de silence que ces jeunes enfants respectent parce qu’on le demande, non parce qu’ils en éprouvent le besoin. Chaque secteur éducatif respectif (laïc et religieux) arrange le héros à sa sauce. Il s’avère que dans certaines écoles religieuses on s’est rendu compte que la date hébraïque de l’assassinat de Rabin correspondait, jour pour jour, à celle de la disparition de Rachel la matriarche. Le saviez-vous ? Quelle aubaine, alors, du coup. On escamote le souvenir du premier au profit de la commémoration de la seconde. Et lorsque, sans aller jusqu’à cette extrémité, on préfère éviter de convoquer le fantôme d’Oslo et ses déchirements consécutifs, rien de tel que de se ruer sur la prise de la vieille ville par Rabin, alors chef d’état-major, ou sur la réunification de Jérusalem proclamée en 1967 qui, justement, réunit tout le monde dans un consensus bienvenu. Passe encore l’exaltation de la démocratie, le rappel des règles du jeu politique à respecter, le respect du suffrage universel, et le rejet de la violence, encore que sur ce point il est difficile d’expliquer que les trois balles tirées dans le dos de Yitzhak Rabin ont été inutiles, qu’elles n’ont eu aucun effet politique. Nul ne pourrait déclarer solennellement : « Ces balles ont tué un homme, pas son idéal. » Car… comment dire…, c’est que…, en effet… pour le coup…, la réalité actuelle est bien copie conforme à celle que souhaitait Yigal Amir en préméditant son crime. Contrairement à l’attentat du Petit-Clamart par lequel ses auteurs souhaitaient éliminer le général de Gaulle qui avait déjà commis l’irréversible en évacuant la France de l’Algérie, Yigal Amir voulait supprimer celui dont il pensait, à tort ou à raison, qu’il était le seul leader qui parviendrait à faire la paix. Autrement dit, il voulait arrêter à temps la catastrophe et faire rebrousser chemin à l’Histoire. C’est chose faite. Yigal Amir s’en réjouit tous les jours du fond de sa cellule, et il peut décidément penser que le sacrifice de sa liberté est peu de chose par rapport à la situation qui, somme toute, est bien celle qu’il souhaitait faire advenir avec une paix au point mort et la Judée-Samarie toujours bien entre les mains d’Israël.
Car le vrai problème posé par ces commémorations du 4 novembre est bien la politique de paix du Premier ministre assassiné. Comment commémore-t-on un échec ? Comment célèbre-t-on un espoir avorté ? Comment explique-t-on que tel était son projet, mais que ses successeurs ont en jugé autrement, et notamment le dernier d’entre eux. Alors, faute de pouvoir en parler, « car, comprenez-vous, la paix, c’est politique, ce n’est pas consensuel », eh bien, on se noie dans de grandes déclarations sur Rabin, le grand homme, Rabin le héros, Rabin le chef d’état-major; on rapportera une anecdote inédite de son chauffeur, de son aide de camp, d’un compagnon d’armes ou d’un voisin de palier pour cerner la vérité du personnage hors du commun, et simultanément dissimuler le vide, l’abîme, l’aporie, et refouler ce qui gêne.
Yitzhak Rabin reste donc comme un pionnier sans relève, un maître sans disciple, un roi sans héritier, un homme riche dont on rejette l’héritage jugé trop encombrant, comme un génie de la musique dont l’ultime chef-d’œuvre serait une symphonie inachevée. Et si d’aucuns ne se défilent pas devant ce non-dit, c’est pour expliquer et asséner aussitôt que c’est l’ennemi, toujours l’ennemi et rien que l’ennemi qui ne voulait pas de la paix et n’en veut toujours pas.
La disparition, le mois dernier, de Shimon Pérès est apparu comme une étape de plus dans cette via dolorosa que traverse le camp de la paix. Pérès n’en était-il pas le dernier symbole tant il s’était identifié lui-même à cette noble cause avec la persévérance et l’optimisme qui le caractérisaient ? A cet égard, ses funérailles en grande pompe avaient quelque chose de troublant : autant que pour l’honorer, les grands de ce monde semblaient se recueillir devant la dépouille mortelle de la paix définitivement ensevelie. Netanyahou, dans son oraison funèbre, en a donné une illustration remarquable en soulignant ses divergences avec Pérès : Netanyahou pensait que la sécurité est prioritaire et que c’est par elle qu’on aboutit à la paix, tandis que Shimon Pérès estimait que la paix elle-même est la sécurité par excellence. Mais Netanyahou a eu beau dire qu’ils avaient raison tous les deux, l’enjeu n’est pas là : paix et sécurité ne sont nullement contradictoires, et tous savent bien que le règlement du conflit inclura des garanties de sécurité de nature territoriale, militaire et diplomatique.
Des obsèques de Pérès à la commémoration de Rabin, il convient d’ajouter une autre date à ce calendrier du deuil, et qui sera, sans aucun doute, plus controversée encore : le cinquantième anniversaire de la guerre des Six-Jours, de Jérusalem réunifiée, des implantations qui ont crû et multiplié ou, pour les rabat-joie que nous sommes, cinquante ans d’occupation. On a longtemps désigné par « camp de la paix » tous ceux qui se ralliaient à cette cause et ont soutenu Rabin dans sa démarche. L’expression laisse entendre que le Likoud constitue celui de la guerre, ce qui occulte le fait que le premier accord de paix fut signé, avec l’Egypte, par Menahem Begin, fondateur et leader du Likoud. Il serait plus adéquat de les désigner ainsi : le camp de la décolonisation contre le camp du statu quo et du maintien de l’occupation ou, si le mot gêne tout comme celui de « colonie », le camp des implantations. C’est là la ligne de partage, le clivage irréductible. La gauche s’est longtemps accommodé des territoires, elle s’en accommode de moins en moins. Elle estime, pour un ensemble de raisons morales, politiques, diplomatiques et économiques, que l’exercice continu de cette domination exercée sur une population étrangère est préjudiciable aux intérêts à long terme de l’Etat d’Israël.
Le camp de la paix, ou plutôt le camp de la décolonisation, est aujourd’hui en crise. Les facteurs sont nombreux, au premier rang desquels un climat régional et international qui ne prédispose pas à l’optimisme et à la confiance. Rappelons-le, Oslo avait eu lieu dans ce même temps suspendu de la fin de l’apartheid, la chute du mur de Berlin, et la reprise du Koweït des mains de Saddam Hussein. Mais le répit fut de courte durée. Le nouvel ordre international, érigé en « fin de l’Histoire », avait sa part d’ombre tragique, laquelle l’a submergé : génocide au Rwanda, épuration ethnique en ex-Yougoslavie, les attentats du 11 septembre, la seconde guerre du Golfe… Enfin, après le paradigme heureux des révolutions en Tunisie et en Egypte qui furent l’exception, le « printemps arabe » en Syrie a tourné au cauchemar, plongeant la communauté internationale dans la confusion la plus totale puisque voilà que du camp des libérateurs censés s’affranchir du dictateur a surgi une mafia terrifiante, sordide et barbare, faisant de l’autre barbare une nouvelle persona grata par défaut. Dans ce contexte, on ne peut être surpris que l’optimisme du début des années 1990 apparaisse aussi déplacé, inadéquat, anachronique.
Car c’est là la victoire la plus subtile remporté par les partisans du statu quo. Plus besoin d’être contre la paix, il suffit de montrer qu’elle est inadaptée. Longtemps, le statu quo était voué, même par ceux qui le défendaient, à être temporaire pour laisser place un jour, fût-il différé, à cette dynamique pacifique qui finirait par triompher des antagonismes. Aujourd’hui, le statu quo apparaît aux Israéliens comme le moins mauvais des régimes, car tout en conférant une autonomie bien relative aux Palestiniens des grandes villes de Cisjordanie, ce qui dispense Israël d’en assumer les responsabilités civiles, la sécurité militaire de la région reste entre les mains de Tsahal. Dans ce contexte régional chaotique, on peut comprendre la prudence et la réticence de mes concitoyens : nombreux redoutent qu’un traité de paix inaugurant une nouvelle ère se retourne et s’effondre sous le poids des forces hostiles à la paix qui subsisteraient encore. Autrement dit, ils craignent de lâcher la proie pour l’ombre.
Le climat actuel est à la fermeture, à la xénophobie, à la méfiance généralisée. Quiconque plaide pour d’autres voies est aussitôt taxé de « bisounours ». La violence terroriste qui s’abat régulièrement sur l’Europe n’incite guère à des révisions politiques. Il est extrêmement difficile dans ce contexte de plaider la cause de la paix et de la réconciliation. En outre, les Palestiniens sont sceptiques sur la détermination des Israéliens à la faire et cherchent une issue du côté des instances internationales. Celles-ci ne pourront ne leur offrir que des compensations symboliques sous forme de condamnation rituelle des agissements d’Israël, non assortie de sanction car s’il y a injustice, déni de liberté, refus du droit à l’autodétermination et violation du droit international, comme le réitèrent la majorité des membres des Nations unies au grand dam d’Israël, le conflit demeure cependant « de faible intensité » et, de surcroît, Israël constitue dans la région un facteur de stabilité stratégique, en plus d’être une puissance nucléaire, militaire et énergétique.
Alors que faire ? Faute d’une alternance politique valable, il faut revenir aux initiatives bottom-up pour que Palestiniens et Israéliens, en dépit de l’asymétrie de leurs conditions respectives, se rencontrent, dialoguent, redessinent l’espoir, multiplient les échanges entre eux. Ces démarches sont indispensables, car ce qui mine la volonté de paix, c’est le sentiment de menace et de peur qui habitent les deux parties réciproquement. Cette dimension psychologique est le plus grand obstacle à une culture de paix, laquelle ne peut plus aujourd’hui être pensée comme consécutive à la paix, mais doit la précéder, comme on dit de la guerre qu’elle est annoncée par une culture de guerre.
Pas plus que 1789 n’était la faute à Voltaire et la faute à Rousseau, il me paraît trop simplificateur de penser que, s’il n’y a pas la paix, c’est la faute à Netanyahou ou la faute à Mahmoud Abbas. Le président américain Barack Obama avait dit lors de sa première visite en Israël en 2013 – il était venu soutenir le processus de paix que John Kerry voulait relancer : « Des leaders politiques ne prennent de graves et lourdes décisions que si leurs peuples les obligent à les prendre. »
Ce travail-là est à faire, à mener, à poursuivre. Il est de longue haleine. Certains lui préféreront sans doute le combat contre le BDS et la lutte contre les résolutions de l’Unesco. Ce militantisme-là est parfois opportun, on s’y réchauffe, mais s’il est le seul combat qu’on mène, qu’est-il alors sinon la continuation de la guerre par d’autres moyens ? Un combat n’exclut pas l’autre, mais quiconque mène le premier sans daigner poursuivre le second rend un tribut à la cause d’Israël, pas à celle de la paix qui fut le dernier combat d’Yitzhak Rabin. Nous sommes en guerre, nous dira-t-on, mais il y a ceux qui s’en contentent (je n’ai pas écrit : « qui s’en réjouissent ») et ceux qui, engagés dans cette guerre, refusent de déserter la cause de la paix qui doit être menée de front.
Rencontrer des Palestiniens lorsqu’on est un juif israélien, rencontrer des Israéliens lorsqu’on est un Palestinien, c’est s’aventurer sur un terrain miné, entouré de sables mouvants et exposé aux vents mauvais qui dénoncent Israéliens et Palestiniens engagés dans ce dialogue comme des « traîtres » et des « collabos ». Entamer ce dialogue, c’est faire des premiers pas timides, hésitants, dans un no man’s land ; c’est accepter de laisser à distance certitudes et préjugés réciproques ; c’est essayer de voir l’interlocuteur qui vous fait face autrement qu’avec les lunettes manichéennes qui identifient si commodément lequel des deux est le bien, lequel des deux est le mal ; c’est mettre un visage là où l’on voyait la figure difforme de l’ennemi ; c’est comprendre que personne n’a le monopole de la souffrance, mais que la douleur est partagée, parce que des deux côtés on a payé, des deux côtés on se rend au cimetière pour pleurer les proches qu’on a perdu dans cet âpre combat d’un siècle déjà. L’exercice est difficile, lent, déstabilisant. Il ne s’agit ni pour les uns ni pour les autres de changer de rive et d’épouser la cause de l’adversaire, mais de faire l’effort de concilier et réconcilier des fidélités contradictoires. De redonner espoir, sans illusion et sans naïveté, de faire incursion dans une terre promise qu’on a tort d’abandonner aux cyniques et aux indifférents qui n’en ont cure.
*Sociologue, politologue, universitaire
(Open University, Israël)
Dernier livre paru : Israël et ses paradoxes
Editions du Cavalier.
Article publié sur Blogazoi
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Denis Charbit*