Je me voyage
Kristeva Julia
Fayard
On ne s’étonne pas de cette liberté du titre de la part de quelqu’un dont on connaît l’attachement à la sémantique, le gout du jeu des mots… La jeune Julia Kristeva, au joli nom paternel, se définit d’abord dans ce livre (et pour l’ensemble de son œuvre) comme ayant eu un fort désir de France. Elle y ajoute je suis une lettre, un amour infini du langage, vecteur de la pensée. Et une force de vie qui déplace les montagnes, empruntant à Colette cette devise : « Renaître n‘a jamais été au-dessus de mes forces… » Ce livre l’aide à se reconnaître. En effet sa notoriété la rend un peu étrangère à elle-même ; ce qu’elle paraît en tant qu’à la fois auteure, linguiste et psychanalyste n’est pas exactement la vraie femme telle qu’elle se sait. Telle que cette autobiographie tâche de découvrir et de faire partager. Elle écrit ce récent ouvrage pour rendre soutenable son image. On découvrira la force de cette volonté…
Naître en Bulgarie et y grandir à la fin de la Seconde Guerre mondiale, lorsque se resserre l’étau du totalitarisme de l’Est est une entrave, voire un danger pour la personne. Y épanouir un esprit audacieux n’est possible qu’avec le solide soutien du père et de la mère. L’un et l’autre complémentaires, assez avisés pour diriger, assez généreux pour lâcher prise. Mais ce sont les difficultés qui développent l’instinct non seulement de survivre mais de vivre avec éclat : beaucoup de personnes ayant migré vers un autre univers l‘expérimentent sans cesse ! Ainsi la jeune fille qui voulait être cosmonaute (ce qui plaisait à sa mère biologiste, à l’esprit scientifique) fut-elle nourrie de lettres, de livres et du gout des langues, dirigée vers la pensée philosophique (par son père médecin qui fut théologien). Ainsi s’entraîna-t-elle au journalisme, qui lui offrait l’usage des mots et des langues étrangères, et put satisfaire le désir incessant de découvertes. Ainsi débuta la chaîne de toutes les rencontres prestigieuses que la vie lui offrit désormais sans discontinuer.
Nous ne pouvons retracer toutes les étapes de ces aventures et commencerons par la majeure : celle de la venue à Paris, sans argent bien sûr, avec une bourse « de Gaulle » offerte au mérite aux résidents d’au-delà du rideau de fer. Julia n’a pour armes que son sourire et l’empathie qu’elle sait susciter auprès de personnes qui justement… ne sont pas n’importe qui ! Commence la ronde des rencontres de l’intelligentsia germanopratine et de la Sorbonne : la jeune étudiante sait choisir et se faire choisir. Elle présente dans le tourbillon de Mai 68 sa première thèse destinée à lui permettre d’enseigner à l’université de Sofia, sur le roman et la structure, association tout à fait nouvelle qui devait faire florès. Citons en vrac Lucien Goldmann et Roland Barthes, Derrida, Jean-Claude Chevalier pour sa deuxième thèse en 1971, Lacan et la lecture de Freud dont son père cachait à la maison les livres trop dangereux pour l’opinion du moment.
Bref, la voici rencontrant la psychanalyse, encouragée par un jeune homme qui prend soin d’elle, un certain Philippe Sollers… Pardon encore une fois d’omettre certains qui ont tant compté pour elle. Allons au plus court, le livre en dit davantage… Toute la vie de Julia Kristeva tourne désormais autour de Saint-Germain-des-Prés jusqu’aujourd’hui. Elle s’y est ancrée très vite. Elle y a connu les courants d’avant-garde et n’a cessé d’y participer brillamment. Sa notoriété passe les océans, elle est invitée à l’étranger (visiting professor à Columbia par exemple) ; son cercle, celui des penseurs, des révolutionnaires du langage poétique (tel Marek Halter) s’élargit. Les découvertes des romans anciens fécondent la recherche sur les constituants de l’humain : intérieur, inconscient, rapport à l’autre, fantasmes, etc. Elles poussent, avec la rencontre du linguiste russe Roman Jacobson, ou celle de Benveniste, à approfondir une nouvelle science très vite répandue : la sémiologie… Son expérience et sa pensée sont nées certes de lectures mais surtout de ces rencontres « qui font la différence »…
Alors que s’éloigne un peu pour bien des raisons le lien avec sa famille, Julia Kristeva ressent aussi que les Français la voient comme une étrangère. Ce qui la surprend, alors qu’elle se sent profondément française. Elle découvre la solitude. Elle la sait mortelle. Encore un nouveau combat à mener. Il y en aura bien d’autres… Elle participe aux mouvements féministes, en jeune lectrice de Simone de Beauvoir. Mais préfère Colette, Mélanie Klein ou Hannah Arendt dont elle épouse l’idée du mal radical universel. Mal à combattre désormais par tous les moyens. Surtout là où les femmes sont privées de droits, d’éducation et réduites à la double fonction reproductrice et ancillaire. Mais sans s’inscrire dans aucun cadre, aucune école. (Gérard Pommier vient d’écrire justement que « le féminisme est une révolution sans fin »…)
Mais cet accomplissement doit à Philippe Sollers. Il convient de l’expliquer maintenant. Une relation connue mais protégée des médias. Elle la célèbre dans les plus belles pages du livre. Pour parler du mariage considéré comme l’un des beaux-arts, elle choisit L’Etoile des amants, titre d’un roman de son mari. Elle raconte longuement une œuvre écrite à deux, un lien que rien ne peut briser. Aucun tumulte n’a empêché ni n’empêchera, outre la passion, l’accord total des corps et des esprits, cette communion, cette fraternité absolue. De la part de deux époux (qui chacun parle de l’autre dans ses personnages) et qui vivent l’écriture, la célébrité, sans s’éloigner jamais, quelle étonnante aventure ! Aventure qui, avec la liste des romans écrits l’un après de l’autre, est l’objet du final de Je me voyage. Il y a aussi l’enfant voulu, le fils qui ne peut (sur)vivre sans soins incessants. Les amants aussi père et mère. Mais la mère doit en faire… un peu plus. David dira « Papa est un joyeux célibataire. » Elle affirme : « Le souci ne vous rend pas nécessairement soucieux, […], il maintient simplement le contact le plus intense avec l’étrangeté du prochain comme de soi […] pas facile mais pas impossible. »
L’existence de Madame Joyaux (à l’état civil) se doit d’être organisée comme celle d’une bourgeoise – dit-elle en riant ! – car les préoccupations multiples qui la remplissent doivent être surmontées au jour le jour. D’abord David, le soin jaloux de ses journées à Ré ou ailleurs. Les patients reçus à Paris. La bousculade des semaines parisiennes où sans être mondaine on ne vit pas en ermite… Il est vital pour moi, dit-elle, de donner beaucoup de mon temps à la langue française : lectures, découvertes, écriture. Transmission. De cette langue, j’ai tellement pris, et depuis si longtemps ! Et j’ai un autre amour : le jardin du Luxembourg : « Mon désir de France s’incarne ici, palpable dans la continuité entre l’âge classique, les Lumières, les intellectuels, les étudiants, les bébés… La France éternelle parce qu’éternellement jeune… » Concernant la psychanalyse, elle tient à former des générations nouvelles, des étrangers aussi (parce qu’elle sait être les autres quand il le faut et faire partager son amour de la langue autant qu’ouvrir les portes vers les horizons divers qu’elle a pu connaître).
« La traversée des frontières » : une démonstration, s’il en était besoin, de sa vitalité. Les universités américaines s’ouvrent dans les années 70, Julia Kristeva intervient à Columbia. Elle en parle avec flamme. Par une prise de conscience du risque d’uniformisation des cultures, il y a de nouveau une French Theory appréciée maintenant, aux Etats-Unis. Elle s’y implique, militante de toujours, ne se lasse jamais de revenir à New York, sans cesse redécouvert. Chicago l’invite ; à nouveau New York en la faisant Docteur honoris causa. A la New School University for Social Research, elle va souvent seule : « Solitude toujours présente et peuplée, mais droite comme la ville ». Liée aussi à l’Amérique par Teri Wehn-Damisch, américaine à Paris, l’amie de longtemps, la réalisatrice d’Histoire d’amour et de passerelles… C’est aussi l’Amérique du Tennessee qui fonde un Kristeva Circle. Il y a mille lieux encore où Julia Kristeva est reconnue. Celle qui dit que « l’écriture conjure la mortalité » est partout vivante et partout soutenue dans ses ambitions.
Quelles sont-elles, ses ambitions ? Nombreuses mais d’abord redonner un sens au mot humanisme, sur tous les fronts : culturel, politique, philosophique. Et aussi « transvaluer l’incroyable besoin de croire comme une composante psychique au même titre que le besoin d’apprendre ». Transvaluer, joli verbe pour un voyage dans ces mondes obscurs où de brillants esprits sont aventurés…
Jeanne Perrin