La volonté de l’homme à s’améliorer existe depuis toujours. Depuis la nuit des temps, l’homme a toujours cherché à augmenter ses capacités naturelles, par la création d’outils depuis l’homme préhistorique, jusqu’au dopage pour augmenter les performances physiques, les drogues psychotropes.
L’arsenal thérapeutique médical, tant en médecine (synthèse moléculaire endocrinienne) qu’en chirurgie (matériel prothétique), relève de cette démarche qui pousse l’être humain à « persévérer dans son être » (Spinoza, L’Ethique, IV, Prop XX).
Mais, les progrès des sciences et des techniques ont été tels, ces dernières décennies, que certains s’interrogent sur les dérives potentielles pouvant être induites. Ceux qui, après Rabelais, savent que « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme », ont la désagréable impression que certains, se réclamant d’une science toute-puissante, pourraient être des apprentis sorciers, et voudraient contraindre les lois de la Nature, avec, in fine, l’idée de vaincre la mort (objectif parfois, ouvertement assumé). L’homme ne serait, alors, plus seulement fait à l’image de Dieu, il deviendrait lui-même Dieu (l’hubris). Il serait le centre du centre de l’univers (le narcissisme).
L’erreur d’un tel ciblage ne relève pas de la démarche scientifique, laquelle concerne ce qui est de la matière et dont l’évaluation a l’avantage d’être quantitative, donc mesurable, donc objective. C’est plutôt dans les ressorts psychiques les plus profonds de l’être humain que peut être recherchée l’erreur. Cela relève de l’esprit, donc du qualitatif, lequel ne peut, par nature, être quantifié. Mais, il est possible de lui reconnaître une cohérence (ou une incohérence).
L’hubris de l’humanité
Dans la Grèce antique, l’hubris était la démesure, l’orgueil inacceptable de la part d’un mortel qui entraînait une punition cruelle de la part des dieux immortels. Mais, puisque, depuis Nietzsche, Dieu est mort, il n’y aurait plus rien à craindre ! Seulement, voilà ! « Dieu existe nécessairement », ainsi que le démontre « géométriquement » Spinoza. Il l’identifie à la Nature : « Deus sive Natura », Dieu ou la Nature (Ethique, IV, Prop IV). A partir de là, Spinoza prouve que Dieu existe nécessairement ; qu’il est une substance unique, dotée d’une infinité d’attributs dont l’homme ne peut en concevoir que deux : l’attribut de la pensée (c’est-à-dire l’esprit) et l’attribut de l’étendue (c’est-à-dire la matière).
La nécessaire existence de Dieu peut être déduite plus aisément par le « huit intérieur psychique » de Lacan (Séminaire, XI), « lorsque la boucle supérieure s’est invaginée dans la boucle inférieure ». Le bien-fondé de ce schéma est confirmé par son analogie avec le schéma de Freud sur « les relations structurales de la personnalité psychique ». Il visualise la connaissance intuitive suivante : « Tout organisme vivant est constitué de trois parties : une partie périphérique (le « surmoi » ou le « personnage ») en contact avec le milieu extérieur, une partie interne (le « moi » ou la « personne ») et une zone d’échange entre le milieu extérieur et le milieu intérieur (le « ça » ou la « sexualité psychique ») ».
Si on considère que l’humanité est un organisme vivant, il faut lui reconnaître ces trois éléments et, donc, qu’il existe, au-delà d’elle-même, un milieu extérieur qui l’englobe. Ce milieu extérieur n’est autre que le « Deus sive Natura » de Spinoza. Dire que Dieu n’existe pas consiste à nier la nécessité d’une partie périphérique à l’humanité qui, dès lors, n’aurait plus les critères d’un organisme vivant. Elle ne serait plus un organisme vivant. Ceci est insensé !
De même, la négation de Dieu rendrait inutile la zone d’échange qu’est la sexualité psychique d’une humanité, alors, renfermée sur elle-même, sans possibilité d’échange entre lui et son milieu extérieur. Et, comme tout corps sans échange avec « son » milieu extérieur serait condamné, elle serait condamnée !
Jacques Lacan, dans son Séminaire, XI, parle de la pulsatilité, au rythme de l’inconscient, de cette fente de la sexualité psychique.
Il a, aussi, dénoncé dans les années 70, les « orthopédeutes anglo-saxons qui, en psychologisant la psychanalyse » se sont occupés de fermer cette fente au prétexte que, si les problèmes venaient cette fente (« les larves qui en sortent, nous ne les avons pas nourries de sang »), il suffirait de fermer l’endroit d’où viennent les problèmes, pour qu’il n’y ait plus de problèmes. Il prévoyait, logiquement, des effets secondaires fâcheux à cette fermeture (la théorie du genre et le transhumanisme étaient en gestation).
Toute la démesure, l’orgueil de cette forme de castration psychique (fermeture de la sexualité psychique), trans générationnel, post sexuel est affirmé par son objectif : il n’y aurait plus de différenciation sexuelle ! Mais, voilà ! La loi naturelle fait que l’humanité vivante est scindée en deux parties : la différence anatomique sexuelle (attribut de l’étendue) entre femme homme (« sexualité » vient du latin « seccare » : couper).
Si l’humanité est scindée entre les hommes et les femmes anatomiquement (sous l’attribut de l’étendue), elle l’est tout autant psychiquement (sous l’attribut de la pensée). En effet, sous l’attribut de la pensée, l’humanité est scindée entre les enfants et les adultes. Ainsi, comme il y a toujours eu, il y aura toujours des hommes et des femmes physiquement ; il y a toujours eu, il y aura toujours des enfants et des adultes psychiquement. Et l’absence de l’une ou l’autre de ces deux (fois deux) catégories entraînerait la disparition de l’humanité en une seule génération, comme foudroyée par la colère de Zeus. Le narcissisme peut expliquer l’absence de différenciation psychique entre un adulte et un enfant.
Le narcissisme dans l’humanité
Lorsque Liriopé l’Azuréenne, jadis violée par le fleuve Céphise, demanda à l’aveugle Tirésias si son fils, Narcisse, vivrait vieux, le devin lui répondit : « S’il ne se connaît pas. » (Ovide, Métamorphoses, Livre III) On sait, malheureusement ou heureusement, ce qu’il advint lorsque Narcisse découvrit sa beauté et l’impossible amour de soi.
La conscience collective a retenu du mythe de Narcisse l’idée de l’homme amoureux de son image, au point d’en perdre la vie. Pourtant, Narcisse a passé sa vie sans jamais se regarder, puisque c’est lorsqu’il se découvre dans le reflet d’une source pure qu’il se suicide, dans la foulée. Le suicide de Narcisse peut avoir une autre signification symbolique : Narcisse meurt lorsqu’il prend conscience de soi, moment reconnu en psychanalyse sous le terme : « processus d’individuation ».
C’est Jung qui a « conscientisé » ce processus alchimique de transformation du plomb en or (ainsi qu’il le décrit). Il a montré qu’il était indispensable à la bonne santé psychique de l’être humain qui ne peut rester psychiquement un enfant, alors que physiquement il est adulte depuis bien longtemps.
Comment comprendre la nécessité de cette difficile « puberté psychique » ?
Selon Aristote (Ethique à Nicomaque, Livre I), l’âme est constituée de deux parties : une partie de l’âme pourvue de raison et une partie de l’âme dépourvue de raison. Ça ne peut être que dans la partie de l’âme dépourvue de raison que se trouve l’inconscient. Le rôle capital de l’inconscient, contrairement aux apparences (c’est-à-dire son inapparence puisque c’est l’inconscient), est attesté par la réalité suivante :
– il est possible de reconnaître au système nerveux humain deux parties : une partie consciente, lieu de la réflexion, des cinq sens, de la parole ; et une autre partie totalement inconsciente, le système nerveux végétatif faisant que le cœur bat, les poumons respirent, les intestins digèrent. Le fait est que, pour la vie de ce corps, le cerveau végétatif est plus important que le cerveau conscient ;
- si, selon Spinoza, « l’ordre et la connexion des idées est le même que l’ordre et la connexion des choses » (L’Ethique, PII, Prop VII), il faut bien admettre que l’inconscient psychique est, pour la survie de l’âme, aussi important que le système végétatif l’est pour le corps.
La vie du fœtus in utero, le mimétisme, l’apprentissage construisent la partie de l’âme dépourvue de raison, laquelle gouverne l’être humain selon ce qui lui a été appris jusqu’à ce qu’il comprenne, à un moment douloureux de sa propre vie (la rencontre avec le réel, le principe de réalité), que cela n’est plus possible et que sa vie doit, désormais être contrôlée par la partie de l’âme pourvue de raison. C’est, à ce moment-là, que la vie change.
Tant que la puberté psychique n’est pas faite, la partie de l’âme dépourvue de raison dirige cet individu. Mais, ne pouvant avoir conscience de cette réalité (puisque celle-ci est inconsciente), cet individu est gouverné, sans le savoir, selon des normes inculquées et non selon sa propre décision. Lorsque le processus d’individuation a eu lieu, alors, la partie de l’âme pourvue de raison gouverne. La conscience peut contrôler le préconscient, alors qu’avant c’était le préconscient qui contrôlait le conscient de façon souterraine.
Ce n’est qu’après la puberté psychique que l’individu sort du vécu de son enfance (avec son cortège d’idées reçues) pour entrer dans le réel de sa propre vie. Selon Jung, il s’agit de modifier la focale de l’inconscient vers le conscient, afin que « le moi » devienne « le soi ». Cet homme, alors « libéré » de son histoire, découvre les lois de la Nature, qu’il respecte et auxquelles il se soumet, seule façon de pouvoir, transitoirement, s’en affranchir.
Effectivement, ce n’est pas en ignorant les lois de la pesanteur que l’homme peut, temporairement, s’en affranchir ; et, lorsqu’il s’en libère, il doit anticiper le retour à l’ordre de la Nature, afin que celui-ci ne soit pas suicidaire. « Mourir pour des idées, d’accord, mais de mort lente. » (G. Brassens). Dès lors, plutôt que de rêver vouloir changer le monde, il s’adapte. Il peut, si ça l’intéresse, comprendre que si l’humanité ne fonctionne pas aussi bien qu’il le voudrait, c’est, aussi, parce qu’elle est plus gouvernée par la partie de l’âme dépourvue de raison que par celle pourvue de raison.
De nombreuses démarches spirituelles (religieuses, initiatiques) utilisent le concept de mort puis de résurrection, afin de rendre visible la métamorphose de la puberté psychique. Ne dit- on pas : « Laisser mourir le vieil homme en soi » ? Ou : « On ne vit que deux fois, monsieur Bond » ?
N’est-ce pas cette même puberté psychique qui est manifestée par la parole du Christ : « Je séparerai l’homme de son père, la fille de sa mère, la belle-fille de sa belle-mère » (Mt 10,35) ? Cette interprétation psychanalytique rend, alors, plus conforme à l’idée que l’on se fait de cette religion, la phrase précédant cette citation : « Je ne suis pas venu apporter la paix, mais le glaive » (Mt 10,34). Le glaive pour séparer (seccare) psychiquement.
Ainsi, de la même manière qu’il y aura toujours des hommes et des femmes, il y aura toujours des enfants et des adultes. Et, vouloir faire disparaître cette double différence ne peut qu’aboutir à la disparition de l’humanité en une seule génération (la vengeance des Dieux). Démesure manifestée il y a maintenant un certain temps, par Job : « Et je dis : « Tu viendras jusqu’ici ! Tu n’iras pas plus loin. Ici s’arrêtera l’orgueil de tes flots ! » » (Livre de Job, 38,1,11).
Orgueil de tes flots ou flot de ton orgueil ? Mais « ici » est bien le lieu du « passage », dans la filière pelvi génitale (où, mécaniquement, le fœtus passe d’autant mieux que sa tête est bien fléchie) psychique.
Pour conclure
Affirmer que « Dieu existe nécessairement » est philosophiquement et psychiquement cohérent. Mais les hommes ont du Dieu unique une image différente. Les problèmes liés à la religion relèvent donc de la pensée humaine et non de la nécessaire existence de Dieu.
L’homme pense par sa partie de l’âme pourvue de raison et par sa partie de l’âme dépourvue de raison. Ceci explique qu’il peut y avoir des idées différentes d’une seule et même chose, surtout lorsque cette partie de l’âme dépourvue de raison gouverne celui qui réfléchit, alors, en toute inconscience. Celui-là peut être, alors, reconnu comme n’ayant pas encore fait sa puberté psychique, son processus d’individuation.
Comme il y a toujours des enfants, il y aura toujours de l’hubris et du narcissisme dans cette humanité qui n’en finit pas de naître et de mourir : « La mer, la mèr(e), toujours recommencée » (Paul Valéry, Le cimetière marin).
Alors, après tant d’années de savoir quantitatif, un peu de savoir qualitatif aide à se libérer de l’hubris et du narcissisme de sa propre humanité.
Dr Charles Lenck