Luc Ferry met depuis bientôt 30 ans la philosophie à la portée de tous. Avec un incontestable talent didactique. Il ne cache pas son point de vue éthique : partisan de la « vie bonne », il en suppose le désir au cœur de tout humain. Il en voit un modèle dans le passé, dans la conception des Grecs, dans la vie d’Ulysse qui décida de quitter Calypso, ses délices et sa proposition d’immortalité pour retrouver Pénélope, la tisseuse, son épouse. Et s’affronter aux prétendants pour finir par repartir vers le terme de toute vie humaine : la mort. Luc Ferry voit dans le récent mariage d’amour une évolution qui a modifié favorablement les vies des humains dans notre société. Mais il critique ce qui « casse » l’image humaine : l’œuvre de Picasso, par exemple, qu’il trouve ravageuse ainsi que ce permanent besoin de « nouveau » qui caractérise notre société de consommation et qui, pour lui, détruit l’héritage classique, si formateur pour les jeunes et… les moins jeunes.
Son dernier ouvrage, La révolution transhumaniste, s’intéresse à tout un mouvement de chercheurs, d’expérimentateurs, de philosophes prêts, dans la pratique ou la théorie, à passer de la vie bonne à la vie meilleure, à la vie augmentée de propriétés supposées l’améliorer. Depuis les Lumières, la médecine, comme en Grèce, visait à éradiquer la maladie. Mais c’est oublier que le christianisme a apporté à l’humanité un nouveau Dieu : un homme qui a vaincu la mort, un Dieu ressuscité d’entre les morts. Nul mieux que Mathias Grünewald n’a illustré le contraste inouï entre le corps mort parsemé de taches nécrotiques du Christ sur la Croix, la tête tombant par la seule force de la gravitation, et le Christ en gloire debout auréolé d’une lumière faite de toutes les nuances de l’arc-en-ciel. Le retable d’Issenheim était d’ailleurs destiné à l’hôpital des Antonins où se soignait le mal des ardents lié à l’ergot de seigle qui pouvait donner des hallucinations provoquées par un de ses constituants qui n’est autre que le LSD. La maladie était guérie par miracle par des hommes d’Eglise qui étaient alors canonisés. Quelques médecins avaient renoncé à la saignée et obtenaient de meilleurs résultats…
Pour les parents, chaque naissance d’un bébé est un miracle. Autrefois on découvrait l’enfant, ses particularités, à la naissance. Puis les progrès de la science et des techniques ont peu à peu évité aux bébés de mourir, permis aux femmes dites stériles d’enfanter, et donné à tous des renseignements à l’avance sur l’état du fœtus. De ces possibilités techniques provient non le désir de percer ces inconnues, car il a toujours existé, mais la possibilité de le réaliser. Aujourd’hui, sont apparus des projets et des réalisations qui vont jusqu’à la manipulation du génome humain réunis sous le terme de transhumanisme : idéal d’amélioration, d’augmentation, de l’espèce humaine qui connaît un développement considérable et rapide.
En quoi est-ce une révolution ? Lacan nous a fait remarquer qu’elle est retour au point de départ. Dans nos sociétés occidentales, le christianisme, qui reposait sur le miracle, l’attribuait à Dieu et posait des impossibles pour les humains. L’éthique repose sur ces limitations. Le transhumanisme peu à peu se joue de ces recommandations et, comme dans d’autres domaines, roule tout seul avec pour but avoué : « toujours plus fort, toujours plus grand, toujours plus beau » jusqu’à envisager la création d’une surhumanité promise par Nietzche. Un homme augmenté sera-t-il toujours un homme ? En Chine, les limites éthiques ne sont pas les mêmes, comme le rappelle Jacques Milliez[i]. Et ce depuis tant d’années ! Ainsi, les annales des Han qui régnèrent du IIe siècle avant J.-C. au IIe siècle après J.-C., comportaient 4 catégories. La dernière s’intitule : « Méthode et recettes pour devenir immortels » !
Luc Ferry reconnaît avec des auteurs américains les dangers et les risques de transformer l’espèce humaine comme des apprentis sorciers. Mais le passage de la vie bonne en vie meilleure ne lui est pas totalement étranger. A nous non plus, d’ailleurs.
Le transhumanisme est-il une « biopolitique » ? Terme forgé par Michel Foucault pour définir une forme d’exercice du pouvoir qui ne porte pas sur les territoires en s’appuyant sur la force et le droit, mais sur la vie des corps, poussant à la prise en compte de leur état de santé pour mener des actions politico-sociales. Il donne comme exemple le traitement des épidémies de peste. Depuis la mort de Foucault, l’épidémie de sida a poussé les Etats à de vastes campagnes de sensibilisation. Puis les progrès techniques visant à transformer certains impossibles de la nature ont amené l’Etat à prendre acte des progrès de la science et à en donner des limites : en France, le Comité consultatif national d’éthique a cette mission. Limite au pouvoir sur les corps biologiques, comme le Comité national des droits de l’homme pose une limite aux lois visant les droits de tout humain dans une société donnée. Les découvertes scientifiques majeures ayant abouti au milieu du XXe siècle à la réalisation de la bombe atomique, tout un chacun est maintenant conscient de la nécessité d’une réflexion éthique qui prenne en compte les avantages et les risques de toute étape nouvelle.
Un ouvrage récent de psychanalyse, écrit par Eric Laurent, a pour titre L’envers de la biopolitique. Pour une écriture de la jouissance.
La biopolitique a, me semble-t-il, dans cet ouvrage un sens différent de celui forgé par Michel Foucault. Depuis sa mort, une discipline a pris une ampleur particulière : la neurobiologie. Jean-Pierre Changeux en a établi l’hégémonie. Pour lui, « tout » est dans le cerveau et l’homme se contente de dérouler un programme déjà inscrit dans son système nerveux. Récemment, au Collège de France, il a d’ailleurs dit que c’était Jacques-Alain Miller qui avait voulu caractériser sa conception en lui pointant : « Vous voulez parler de l’homme neuronal. » Ainsi fut trouvé le titre qui devait assurer le succès de l’ouvrage. Et à Jean-Pierre Vernant qui lui disait : « Mon histoire de la Grèce antique ne fait pas partie de ton programme », il répondit : « Mais si, ça y est déjà. C’est déjà dans le cerveau. »
Eric Laurent répond donc à Jean-Pierre Changeux, en le citant, à partir de sa connaissance de l’œuvre de Jacques Lacan, qui fut et resta psychiatre avant d’être psychanalyste, et de son exégète Jacques-Alain Miller, qui vient du champ de la philosophie. Si je peux me permettre de parler de moi après des noms aussi prestigieux, j’écrirai tout de suite que je pense à partir de ma formation médicale mais aussi au titre d‘élève de Lacan que j’aime toujours malgré sa mort et le temps qui a passé. L’ouvrage d’Eric Laurent est passionnant et s’appuie essentiellement sur le séminaire Le sinthome qui date de 1975/1976.
Freud a découvert l’importance d’Eros, du sexuel, dans la vie psychique et a développé ses thèses à partir de 1893. L’honnêteté intellectuelle qui le caractérisait l’amena à poser une limite, voire un renversement de sa propre théorie en 1920 : avec L’au-delà du principe de plaisir et l’hypothèse de la pulsion de mort. Lacan, quant à lui, débute son œuvre par le rôle pour la psyché de ce qu’il appelle « la métaphore paternelle », créée par les lois du langage et dont la forclusion entraîne la psychose. Comme Freud, Lacan va prendre acte que des forces échappent à cette construction et il va se diriger vers un versant de la psyché qui pousse à « la jouissance », une force mue par autre chose que la cause du désir et qui semble même renoncer au complexe d’Œdipe et à l’amour du père.
Le séminaire Le sinthome développe sa pensée à partir de l’écriture de James Joyce. Séminaire qui comporte tous les jeux de langage dont Lacan se sert brillamment, qui s’appuient sur la décomposition que James Joyce lui-même jusqu’à Finnegans Wake : « Joyce a un rapport à joy (la jouissance)… la seule chose que de son texte nous puissions attraper. Là est le symptôme en tant que rien ne le rattache à ce qui fait la langue elle-même. »[ii] Il en découle les expressions particulières au langage lacanien, tel le « parlêtre » qui, toutefois, ne se contente pas d’être parole mais est émise par un corps. Le langage advient au sujet parce que, pendant sa petite enfance, il a baigné dans ce bain de langage qui peu à peu lui donne accès au dire. « Notons combien le parlêtre lacanien s’oppose d’emblée aux thèses cognitivistes qui supposent une inscription naturelle des traces signifiantes dans le cerveau de l’individu, identifié à son corps. » (Eric Laurent, p. 64). La pensée très complexe de Lacan, souvent élucidée par Jacques-Alain Miller est relatée pas à pas par Eric Laurent. Oui, tout n’est pas dans le cerveau dès la naissance mais la question que je voudrais amener est celle qui précède pour chacun d’entre nous l’accès au langage et donc rendra compte le langage si la parole est pleine d’un mystère qu’abordent aussi tous les artistes.
Je vais la problématiser dans ce moment de passage entre les premières conceptions de Freud sur Eros et Thanatos et de Lacan qui lui aussi cherche à dépasser le centrage du petit bébé et ses conséquences sur sa dépendance à sa mère tant sur le plan du besoin que sur le plan de ce qu’ils ont tous deux découvert, à savoir un objet abstrait dit « objet partiel » ou « objet cause du désir », nécessaire au départ à la vie même du bébé, et souvent représenté par une sphère. Les artistes de la Renaissance ont régulièrement représenté l’enfant Jésus la portant dans sa main. Partant de la pédopsychiatrie, je donne un éclairage différent mais complémentaire, j’espère. Lacan cherche à montrer comment un sujet créateur, comme l’est Joyce, va pouvoir se servir de son art pour inventer une œuvre qui, parlant à tous, grâce à une écriture, sera aussi pour lui ce supplément qui lui évite une chute de lui-même dans un puits sans fond A cette époque, Lacan va créer un néologisme qu’il appelle « l’S.K.beau » qui va permettre de faire chuter non le sujet mais la sphère qui représente l’objet a. Dans quel but ? Dans le but, explique Eric Laurent, de passer à ce qui est pour Lacan de l’ordre de la sublimation, laquelle va être écriture sur un autre type d’objet et va se servir du parchemin lui-même sur lequel repose toute œuvre écrite. Remarquons que l’objet a n’est pas le sein lui-même mais un objet perçu à travers l’expérience de la tétée, et dont le plaisir s’inscrit dans la mémoire. C’est déjà une forme de sublimation puisque d’une expérience de besoin se dégage un objet cause de désir, cause d’une pulsion, Eros, qui dépasse et excède la fonction purement corporelle.
De fait il y a deux conceptions d’une lettre :
Ou bien elle est écriture d’un objet sur un autre, concevant qu’un objet puisse marquer une trace sur un autre objet, tel un parchemin. Conception hébraïque puisque Dieu est lettre uniquement et que la Loi de Moïse est inscrite sur des Tables. Dans le judaïsme, l’objet cause du désir qui s’étaye d’abord sur la succion du bébé du sein de sa mère – un sujet est juif par sa mère – se déplace dans la relation entre le fils et le père par sa puissance d’écriture et l’étude de la Torah. Rempart contre la pulsion de mort qui, à travers les siècles, a attisé l’antisémitisme. Si je puis à mon tour utiliser un jeu de mots, je ferai remarquer qu’il fallut plus qu’un S.K.beau pour peindre la Création du monde. C’est un échafaud-d’-âge dont Michel-Ange a dû se servir pour peindre le plafond de la Sixtine, signant par là l’assomption de la pulsion de mort et de la question du temps, comme l’écrit d’ailleurs Eric Laurent.
Ou bien la lettre est la matérialité même, la pureté de l’enveloppe et Lacan finira d’ailleurs son œuvre en disant : « Le réel, c’est le tissu. » Le christianisme déplace le père du coté du Réel que Lacan appelle père-version dans cette mystérieuse Trinité.
Revenons à la biopolitique. Il est étonnant qu’il n’ait pas été répondu par un psychanalyste à Jean-Pierre Changeux en invoquant l’observation la plus connue : Proust est devant sa feuille de papier, le stylo à la main. Lui revient l’odeur de la petite madeleine dont il nous régale depuis qu’il en a couché la jouissance sur le papier. La petite madeleine était-elle dans le cerveau de Proust depuis l’origine ? Non, il a fallu que l’objet existe en dehors de lui-même, qu’il le mémorise, pour que dans un second temps le cerveau lui restitue ce souvenir ému qui gisait à la limite entre son inconscient et son conscient. Le refoulement et la mémorisation de cet événement ont été nécessaires pour qu’il puisse secondairement, par l’art de l’écrivain, nous émouvoir à notre tour. Car nous sommes nous aussi sujets de cet inconscient qui n’est pas donné d’avance mais d’abord fruit de la relation d’amour entre la mère et son bébé. De ce refoulement, l’artiste vient nous rendre compte. L’inconscient nous parvient donc grâce à la mémoire, phénomène neurologique différent de l’instinct, qui se présente dans une forme particulière à l’espèce humaine. Si Jean-Pierre Changeux a pu imposer que la synapse gouverne tous nos émois de façon primaire, c’est simplement que, plus qu’un autre, il sut imposer une forme de pouvoir politique qui n’est pas au point de départ de la psyché et encore moins du système nerveux !
La race humaine qui s’est dégagée de l’animalité par rapport à l’existence de l’univers a pour caractéristique sa prématurité. Le bébé est d’abord dans la dépendance totale de sa mère. J’ai déjà émis l’hypothèse qu’un objet lui parvient qu’il représentera plus tard comme tissu, avec la souplesse et les plis propres à un tel objet. D’abord voile dont l’endroit et l’envers son identiques, il va dans un second temps s’accrocher à la seconde particularité de la race humaine : se tenir debout. Les travaux de Geneviève Haag ont montré l’importance dans les fantasmes des enfants qui sortent de l’autisme de la colonne vertébrale qui se redresse peu à peu : dans le dos de l’enfant. Le tissu souple s’accroche à cette verticale tel le bâton qui supporte l’objet tissu. Le drapeau donnera au sujet le représentant de ce qui alors lui advient, le fait même d’être humain avant toute sexualité : ainsi se bâtit le genre humain. Remarquons tout de suite qu’un tissu + un bâton = un drapeau : un + un = un ; un objet + un objet = un objet
Joyce lut lui-même un passage de Finnegans Wake. Un enregistrement en fut fait que j’ai eu la chance d’écouter. Il vient du chapitre intitulé « Les lavandières ». Ce qui n’est pas pour nous étonner, puisque que le Réel, dont Joyce veut nous rendre compte, est d’abord tissu. Une phrase m’a particulièrement frappée. On y entend, sans orthographe « back Bach Bach ». Joyce joue des signifiants entre les langues : pour moi, back, c’est le dos en anglais, Bach, c’est le ruisseau en allemand, Bach, c’est Jean-Sébastien, le père de la musique. Ainsi est cerné dans le corps même d’un enfant plongé dans le monde sonore des femmes qui bavardent en tapant le linge ce moment où en lui-même va s’ébaucher les sensations qui le redressent et l’amèneront à la fonction du Symbolique. Le tissu, élément passif, se laisse accrocher par le bâton, élément actif qui lui donne cadre. Dans son admirable leçon du 11 mai 1976, Lacan repère le rôle pour Joyce de l’encadrement « lié pour lui à l’étoffe même de ce qu’il raconte ».[iii] Moment crucial pour l’enfant. Et quand j’écris crucial, c’est en voulant utiliser les équivoques de ce mot en français : fondamentalement important, et directement articulé à « La Croix », ce moment de l’histoire du Christ qui le représente avec dans son dos deux bâtons qui se croisent à angle droit, représentation qui a tellement envahi le monde chrétien qu’il ne frappe plus que les enfants : « Je ne veux plus voir ce mort », me disait l’un d’eux, en refusant d’entrer dans une église. Moment crucial aussi car il détermine la fermeture entre le conscient, qui pourra dire : « je pense donc je suis » d’avec ce qui était au préalable et qui devient « il était un + un = un » qui devient inconscient, séparé du conscient mais que le retour du refoulé exprime dans les lapsus, les rêves et les symptômes.
M’informant sur la pensée de Jean-Pierre Changeux, j’ai trouvé sur la Toile, qui du Réel est parvenu, par la technique, à flotter sur nos têtes, une critique du concept d’objet de Jean-Pierre Changeux. Elle est d’un astrophysicien, Etienne Klein. Dans sa conférence présentée sur You Tube : « Qu’est-ce qu’un objet ? », il résume ce qui, pour lui, est essentiel à la physique quantique. Il explique qu’un objet peut s’interpénétrer avec un autre, ne faisant plus qu’un avec lui et ne laissant plus rien à son ancienne place. Je fais remarquer tout de suite que ce que je décris après la naissance du sujet humain relève exactement d’un même phénomène. Un tissu s’accroche à un bâton qui transforme son moi d’objet flottant en objet fixé, relevé. Opération qui a refoulé les sensations qui l’ont fait exister les premiers mois de sa vie. Puis, nouveau phénomène caractérisant le cerveau et la psyché humaine, ce qui a été perçu à l’intérieur par la perception, venant de l’extérieur, va pouvoir à nouveau se projeter à l’extérieur par le biais de la représentation, qui se différencie et se sépare de la perception interne, comme Freud l’a expliqué très clairement. Et qui est sans doute le moment sur lequel s’appuie la pensée de Changeux qui ne dit pas que c’est une étape secondaire, mais incontestable de la pensée humaine. A partir de là, sort un nouveau type d’UN, une représentation qui sera à la base du signifiant phallique, qui lui, à l’inverse, « court comme un furet ». La fonction phallique a démarré sa course.
Récemment, je vis l’exposition Picasso au MUCEM de Marseille. La première salle comporte des merveilles, plusieurs portraits de Paule De Lazerme en catalane, puis un petit film montrant l’artiste face à une toile. Il prenait un pinceau, le trempait dans une peinture et dessinait un taureau dont la ressemblance était évidente. Le taureau était-il depuis toujours dans son cerveau ? Comme pour la madeleine de Proust, il a fallu que sa mémoire enregistre sa forme et que par son génie il nous le restitue sans avoir besoin de le revoir. Au sortir de l’exposition, je pris une photo de ce qui advenait à mon regard. La dentelle grise du musée laissait apparaître le Fort Saint-Jean, superposition dans l’image dont la dimension sexuelle est incontestable. Elle pourrait ouvrir d’ailleurs à une autre part de l’œuvre de Picasso axée sur l’érotisme. Mais arrêtons-nous à ce moment. Comme je montrais cette photo à une personne profondément chrétienne, je m’aperçus que cette représentation la choquait. Pour Lacan la pensée humaine commence, écrit encore Eric Laurent, à partir du moment où émerge de la représentation phallique – ein Zeichen –, écrit Freud, qui sera prise en charge par le langage. Car à partir du moment où ce symbole phallique émerge, à qui l’attribuer ? La question « qui l’a et qui ne l’a pas » inaugure pour l’enfant celle de la différence sexuelle. Qui l’a ? Le père ou la mère ? De la réponse dépend l’homo ou l’hétérosexualité du sujet mais non le genre humain qui lui, redisons-le, est préalable. Dans l’homosexualité féminine la position phallique n’est d’ailleurs pas centrale. Et de plus le sujet peut refuser son sexe biologique, pour choisir celui qu’il ressent être le sien. Mais la pensée bien sûr dépasse largement la question sexuelle !
La pensée naît donc de la possibilité de représentation entre Symbolique et Imaginaire. Au préalable l’enfant était dans un monde perceptif, Réel, pré-langagier, qui s’exprimera chez l’adulte par la foi – en l’amour – sans qu’il n’y ait encore de pensée. Le symbole phallique qui s’est détaché ne vient plus inscrire sa marque sur la toile, la laissant ainsi vierge de toute souillure pour reprendre la terminologie chrétienne. Dans cette éthique qui a fait chuter l’objet cause du désir, le réduisant à rien. Le christianisme nous a d’ailleurs habitués à cette affirmation : Un + Un = Un. Comme il est troublant que l’astrophysique retrouve cette « augmentation » constitutive et relative, tout en préservant le même, de notre identité d’homme et de femme vivant sur la terre. La clinique du criminel, Jacques Sédat le précise dans son Introduction à l’œuvre Freud, démontre que c’est pour faire advenir du phallus séparé de l’UN que souvent le criminel tue. Pour le christianisme cette séparation du signifiant et de sa représentation, origine du sexuel, est le péché originel lui-même, que le Christ est venu laver pour les hommes par sa mort et sa résurrection. Car de leur point de vue, par son détachement, elle porte atteinte à l’Un divin. Alors l’objet premier n’est plus la cause du désir qui s’inscrit sur le parchemin du Réel comme l’a privilégié le peuple juif, mais le père attaché à l’objet tissu lui-même, objet devenu pure « raison de l’amour » qui porte désormais le nom du père, siégeant dans les nuages, comme Titien en particulier l’a si bien peint au-dessus de la Vierge dans son Assomption vénitienne dans l’église des Frari. Dieu a subi un déplacement donc de l’écriture de la cause du désir en Nom qui emporte le linceul toujours attaché à la mort du Christ, à sa Croix, elle-même dépassée par sa résurrection, qui lui redonne corps, par le grand Autre et non par le sexuel. Remarquons que le Christ a « donné son corps » comme nourriture désirable, comme cause du désir : il reste juif. Mais si on veut, comme Eric Laurent l’affirme, que l’objet a soit vide de toute trace alors il est pur tissu dans sa virginité. Conception d’un christianisme qui a rejeté l’essence même du Dieu créateur à partir de l’écriture de l’Ancien Testament. Donc d’un côté « ein Zeichen » et le début de la pensée, de l’autre retour au processus primaire et croyance en « Un = Un + Un ». Les Uns avec majuscule traduisant la transformation d’objets qui organisent l’inconscient en personnes divines.
Remarquons d’ailleurs que nous ne sommes pas dans la même temporalité, si nous écrivons : un drapeau = un bâton + un tissu ou un tissu + un bâton = un drapeau. Cette dernière proposition respectant seule le temps biologico-psychique de l’articulation du Réel au Symbolique dans la mémoire puis l’inconscient de l’enfant. Serait-ce là une source du travail qui a valu en 1982 à Alain Connes la médaille Fields pour ses travaux sur la non-commutativité algébrique et ses conséquences dans l’espace géométrique ? Comme on le comprend dans une interview que fait Etienne Klein avec Alain Connes, on pourrait croire que 3 = 1 + 2 est égal à 3 = 2 + 1. Vrai dans l’arithmétique classique. Mais Alain Connes a prouvé qu’il n’en est rien. Bienheureux les scientifiques ! Comme il serait bon de pouvoir, en psychanalyse, confronter nos recherches !
Je ne suis pas seule à avoir caractérisé la psyché du bébé par la présence du tissu, Bernard Golse a aussi utilisé l’araignée qui, filant sa toile, garde en mémoire les chemins par lesquels elle peut descendre et remonter. Restait à comprendre comment du tissu pénètre de l’extérieur à l’intérieur de la psyché. Au passage, remarquons que, toujours sur You Tube Etienne Klein interviewe Bernard d’Espagnat, physicien et philosophe, qui affirme que l’univers nous apparaîtra toujours voilé. La question posée par le dialogue Changeux – Etienne Klein, qui affirme que l’objet extérieur préexiste à l’homme, est relancée : le voile est-il dans l’univers ou est-il au départ dans notre cerveau par des voies purement neurologiques ? A la question : comment le voile advient-il à l’enfant, j’ai émis l’hypothèse qu’il existait en dehors de nous-mêmes, qu’il pénétrait par la peau à l’intérieur de la psyché de l’enfant pour en constituer le fond, exception faite de l’enfant autiste, grâce à une fonction sensorielle particulière au bébé et transitoire. Quelqu’un l’avait dit avant moi, Antonin Artaud : « C’est par la peau qu’on fera rentrer la métaphysique dans les esprits. » L’idée soutenue par Jacques-Alain Miller, écrit Eric Laurent, que la psychose permet d’accéder à la vérité se voit illustrer. Je n’ai osé, pour moi-même, émettre cette hypothèse qu’après la mort de mon père. Car au bout du drapeau se constitue le père, signifiant du un + un = un, après son détachement ou peut-être au moment même de la constitution de ce UN augmenté qui peut s’écrire un + un = un + rien. Si j’ai bien compris la théorie quantique qui s’adapte admirablement à la psyché telle que Lacan nous l’a enseignée. Pour retrouver le premier objet de cet Un, il faut le casser, et donc casser le signifiant du père. Là est la tragédie et le mystère de la pulsion de mort pour retrouver les premiers « uns » qui le constituent. La jouissance est le drame que vit notre corps pour retrouver le bonheur de ces premiers émois liés à la fonction sensorielle qui apporte le tissu interne à la psyché et qui ne se vivent que quelques mois pour chacun d‘entre nous. « Là où ça était », « Là où il me faut ré-advenir », selon la formule freudienne, reprise par Lacan. La psychanalyse est l’expérience possible de cette rencontre ineffable pour laquelle il nous faut d’abord un corps interface entre les phénomènes purement neurologiques et le labyrinthe de la psyché. Ensuite il faut un psychanalyste qui maintienne l’angle droit de la fonction phallique qui doit donner un cadre à l’analysant. Que ce soit Gérard Pommier, qui dans son dernier ouvrage, dit son choix de retour à Freud pour poser des limites au Grand Autre maternel et reconnaître le désir pour le Père, ou que ce soit Jacques-Alain Miller, fervent défenseur du « dernier Lacan » mais qui parlant des membres de son école dit : « Je ne veux voir que des têtes droites. » Afin de leur permettre de frôler peut-être, mais de leur éviter une chute trop grave dans la psychose. Laquelle résulte de l’impossibilité de s’être constitué comme sujet après le refoulement du « un = un + un ». Soit parce que cette somme n’est pas advenue pour former l’inconscient et que l’esprit alors se divise en deux, caractérisant la schizophrénie, soit parce que l’objet trouvé n’est pas le voile qui recouvre nos amours, mais un objet plus ancien, le souvenir de ce placenta que nous perdons tous à la naissance et qui est devenu absolu déchet, « ombre tombée sur le Moi ». Alors le corps du mélancolique se transforme en cadavre abandonné par le père. En attendant l’alternance qui le conduit à la rencontre directe avec un grand Autre, lieu d’une bousculade du langage. Lequel fournit alors l’activité débridée de l’état maniaque, sans médiation et sans l’articulation du Réel au Symbolique et à l’Imaginaire. Grünewald, que nous avons déjà évoqué, aura été un des témoins les plus clairvoyants de ce renversement de la mort en lumière que cherche le sujet maniaque à grands frais sans toutefois l’obtenir. Seul le Christ est ressuscité des morts pour ceux qui ont la foi en lui. Quant au paranoïaque, il vit la pénétration du bâton dans le tissu du réel comme événement persécuteur. Et comme il la veut, ça se répète encore. D’où toutes les lettres qu’il écrit pour s’en plaindre.
Mon désir est d’aller plus loin dans cette problématique avec ceux qui accepteront de séparer la question du pouvoir institutionnel de la puissance de la sublimation. Rendons au pouvoir temporel son champ séparé de celui de l’art, de la science qui n’existent qu’à y renoncer et traversons donc les clivages qui animent les groupes de la psychanalyse, obéissant trop souvent à des rivalités majeures. La recherche pluridisciplinaire s’impose qui tente de ne tenir compte que des enjeux qui traversent sciences humaines et sciences de la nature. Le comportementalisme a voulu s’emparer du pouvoir et nier le champ de la psyché ; ne soyons pas en miroir mais dans la quête de l’au-delà des mystères de cette « augmentation » primaire qui nous constitue en ne laissant que le rien et qui peut-être anime aussi l’actuel transhumanisme : un + un = un.
Marielle David
*Marielle David est psychiatre et psychanalyste
[1]Luc Ferry, La révolution transhumaniste, Plon.
[1] Etienne Klein, You Tube, « Qu’est-ce qu’un objet ? ».
[1] Eric Laurent, L’envers de la biopolitique, Navarin Le champ freudien.
[1]Jacques Milliez, La manipulation du génome humain Transgression ou transmission, Revue Passages.
[1] Eric Laurent, op. cit.
[1] Jacques Lacan, Le séminaire, livre XXIII ; Le sinthome, Seuil, p. 14[iv][v][vi]
[i] Jacques Milliez La manipulation du génome humain Transgression ou transmission
Revue Passages
[ii] Eric Laurent op. cité p.
[iii] Jacques Lacan Le séminaire livre XXIII Le sinthome Seuil p.147
[iv] Luc Ferry La révolution transhumaniste Plon
[v] Etienne Klein You Tube Qu’est-ce qu’un objet ?
[vi] Eric Laurent L’envers de la biopolitique Navarin Le champ freudien