Passages : Il semble étrange dans un numéro de Passages consacré au transhumanisme de donner la parole à un psychanalyste, auteur d’un livre intitulé La Condition humaine n’est pas sans conditions. En effet, le transhumanisme parle d’« augmenter l’homme physiquement, intellectuellement, psychiquement » – son logo est H+ –, alors que le titre même de votre livre montre, aux yeux de la psychanalyse, qu’une limite vient brider en quelque sorte la condition humaine.
Vous faites allusion, plusieurs fois, à ces philosophes qui parlent de « posthumanité » ou de « cyborgs », pour désigner des sujets qui seraient le résultat d’une fusion entre être organique et machine.
Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur le point de vue de la psychanalyse, « une sorte d’antidote au scientisme », dites-vous.
Jean-Pierre Lebrun : Il est assez évident que notre époque pousse à ce que les Grecs appelaient l’Hubris, la démesure. Ou encore à la pléonexie, au fait d’en vouloir toujours plus ! Ceci n’a rien de très surprenant vu les potentialités nouvelles qui sont celles qu’offre la science et ses développements ; cependant, il ne faut pas être grand sage pour garder la mesure des choses et ne pas nous laisser nous illusionner par les discours qui prétendent en finir avec la maladie, le risque, l’accident, l’insatisfaction… et aussi la mort. Les transhumanistes font partie de ces vendeurs de mensonges, même s’ils se donnent quelques nouveaux outils pour faire reculer les limites. Mais vouloir les faire reculer n’a jamais été équivalent à vouloir les faire disparaître.
Passages : Vous écrivez : « Nous ne disposons que de deux manières de lire notre condition d’humains. Soit on considère qu’au départ tout va bien puis qu’ensuite seulement les problèmes commencent, par exemple parce que le péché nous a atteints. Soit on soutient que dès le départ cela ne va pas bien, qu’on est d’emblée confronté à une faille et qu’il s’agit de « faire avec », comme on dit. C’est ce que fait la psychanalyse. » Qu’est-ce que cette faille ? Pouvez-vous nous parler de la loi d’interdit de l’inceste et des lois du langage ?
Jean-Pierre Lebrun : Cette faille n’est rien d’autre que le prix que nous payons à la condition spécifique qui est la nôtre, celle d’être des animaux qui parlons, des parlêtres, aimait à dire Lacan. Le fait de parler, à savoir de devoir en passer par un système discontinu de mots, plus précisément de signifiants, par une découpe de la langue pour rendre compte d’un sensible qui, lui, est continu, fait d’emblée entendre que quelque chose sera irrémédiablement perdu. Nous n’arriverons jamais à nous dire entièrement. C’est là le vice de structure qui nous habite tous. Comme l’écrit le poète Valère Novarina, nous sommes les seuls animaux à avoir un trou dedans ! Ceci rejoint d’ailleurs le propos de Paul Valéry lorsqu’il écrivait : « Ma présence est poreuse. »
Cette faille, ce trou dedans, cette porosité, n’est donc pas un avatar, elle est constitutive de notre condition de parlants. Et la loi d’interdit de l’inceste – au sens fort où pour Lacan, le seul véritable inceste est celui de l’enfant à la mère – est bien cette loi sans auteur qui « constitue » l’être parlant, rend la parole possible du fait d’exiger de renoncer à la satisfaction pleine, à la jouissance fantasmatiquement saturante qui serait portée par la relation à la mère.
C’est en ce sens que je dis volontiers qu’interdit de l’inceste et possibilité de langage sont synonymes.
Passages : Il est clair que le père joue un rôle majeur dans la formation de l’enfant. Vous en parlez comme d’une « altérité sexuée ». Qu’est-ce à dire ? La fonction paternelle a été considérée de façon différente par Freud et Lacan. Pouvez-vous en dire quelque chose.
Jean-Pierre Lebrun : C’est Freud qui a mis en évidence l’existence chez chaque enfant de ce désir incestueux et donc aussi de la nécessité d’y renoncer. Et il pensait que c’était le père qui avait ainsi la charge de séparer l’enfant de la mère, mais aussi bien la mère de l’enfant. Lacan, quant à lui, a saisi que c’était là une manière mythique de dire les choses, et qu’il ne s’agissait précisément au travers de ce mythe que de cerner ce que le langage imposait à chacun de nous. Autrement dit, ce n’était pas tant le père qui était responsable de cette limite imposée à l’enfant mais le fait du langage lui-même.
Passages : L’amour maternel et l’amour paternel, aussi nécessaires l’un que l’autre à l’enfant, en quoi diffèrent-ils ?
Jean-Pierre Lebrun : Effectivement, on peut dire que l’amour maternel doit assurer ce qu’il faut de « présence » pour que vive et grandisse l’enfant, cela vu que son immaturité à la naissance le rend totalement dépendant de l’Autre – Winnicott disait qu’un nourrisson seul n’existait pas ! L’amour paternel – il n’y a du père, à distinguer du géniteur, que parce qu’il y a les mots –, quant à lui, doit a contrario rendre présente la polarité de l’« absence » pour que la dialectique présence-absence en quoi consiste le fait de parler se trouve inscrite dans la tête de l’enfant.
Passages : Vous constatez dans notre société « une mutation sociale » en cours depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale ; de ce déclin de l’autorité paternelle, de la contestation de toute place d’exception, quelles en sont les conséquences sur la société, sur la famille et sur l’individu ?
Jean-Pierre Lebrun : Bien plus que de déclin d’autorité, il faut simplement constater que l’évolution démocratique exige un déclin programmé de la figure paternelle, fût-ce pour que le sujet puisse se soutenir de lui-même et ne pas se satisfaire de sa soumission au père. Mais voilà, l’air du temps semble avoir été de jeter le bébé avec l’eau du bain, car en voulant se débarrasser du père, c’est à la fois le père de l’éventuel abus et le « principe paternel » de la mise en place du langage qui se sont trouvés devoir passer à la trappe. Et c’est, du coup, ce qui devait inscrire l’ « absence » au cœur du psychisme qui s’est trouvé mis à mal. S’ensuit un supplément de pouvoir donné à la figure maternelle ou à ce qui polarise la « présence » et un discrédit de plus en plus net à l’égard de l’ « absence » entraînant pour l’enfant une difficulté d’autant plus grande à s’approprier ce que parler implique.
Passages : Qu’en est-il du passage d’une société pyramidale – selon un modèle théologico-politique – à une société horizontale ?
Jean-Pierre Lebrun : Mais justement, le modèle où le père était prévalent impliquait d’emblée une différence des places et une légitimité qui allait de soi était donnée à celui qui occupait la place du père, du chef, etc. Avec le vœu d’horizontalité démocratique, la légitimité du sommet a été battue en brèche, et il ne reste plus alors qu’une pluralité d’avis, ceci n’étant nullement à discréditer bien au contraire, mais rend néanmoins compte de la difficulté pour encore oser décider.
Passages : Oui, vous écrivez : « Ce qui aujourd’hui prévaut c’est la pluralité des avis, l’équivalence des places. » Pouvez-vous dire ce qu’est devenu le lien social ? Qu’en est-il de la société du consensus, du déni d’altérité ?
Jean-Pierre Lebrun : Justement, quand il n’y a plus de places différentes, il n’y a plus de lien social. Celui-ci a besoin, je ne peux même pas dire que la dissymétrie existe car elle est inéluctable, mais qu’elle soit représentée par des couples d’opposés et permette la conflictualité. Au lieu de cela, aujourd’hui, très souvent c’est le vœu de consensus qui prévaut, ce qui entraîne aussitôt que n’apparaît plus nécessaire le travail à faire pour que la violence ne soit pas délétère. Or ce soi-disant pacifisme – cette fausse paix – du consensus ne va absolument pas de soi et le travail à faire pour éponger la destructivité est à refaire sans cesse, à chaque génération et sans relâche ! C’est de contourner ce travail incessant qui me fait parler de déni d’altérité.
Passages : Pourquoi le discours de la science a-t-il remplacé le discours religieux ? En quoi le discours néolibéral s’accommode-t-il du discours de la science ?
Jean-Pierre Lebrun : Le discours de la science a émergé dans une historicité facile à repérer depuis le vœu des Grecs de rendre compte de la réalité par la rationalité, le moment cartésien où la science est devenue épistémologiquement possible et l’actualité où les bénéfices de ce discours se sont démultipliés au point de fournir de multiples nouvelles possibilités. Dans ce contexte, spontanément la science peut donner à croire qu’il serait possible de se passer de toute place, de dire que la seule cohérence des dits qui l’organise pourrait nous servir d’orientation… et dès lors nous dispenser d’encore devoir nous énoncer, engager notre singularité dans la lecture et l’interprétation des faits. De plus, le néolibéralisme a tout intérêt à favoriser le décapitonnage, voire la décapitation de tout ce qui reste de dire de telle sorte que seuls les dits organisent le monde et qu’ainsi il soit laissé la voie entièrement ouverte à un fonctionnement acéphale.
Passages : Conséquences sur la famille : vous parlez de « confusion des places ». Vous écrivez : « Quand les parents deviennent tributaires des enfants pour les décisions, ils donnent à ceux-ci un excès de pouvoir qui, paradoxalement, les annule dans leur position d’enfants. Ceci veut dire que les enfants sont rendus orphelins de l’appui de leurs parents pour s’approprier les contraintes de l’humanisation. »
Jean-Pierre Lebrun : Oui, c’est la conséquence inattendue d’une volonté démocratique qui se veut implicitement sans limite, comme l’avait déjà bien perçu Tocqueville. A pousser le vœu démocratique au maximum, je n’aurai plus de quoi justifier la différence des générations, ni non plus de prévalence du « tous » sur les uns, de l’ensemble sur l’individu.
Passages : Conséquences individuelles : dans cette société où le père est « désactivé », il semble que dans votre pratique vous ayez à faire à un nouveau type de patients, « absents à eux-mêmes », au « discours non subjectivé », en un mot à « une crise du désir ». Vous écrivez : « La tradition faisait coïncider père et limite, père et interdit, on peut aujourd’hui considérer que cette coïncidence n’est pas ou plus une nécessité. Il n’empêche que la nécessité de la prise en compte de la limite et de l’interdit persiste. »
Jean-Pierre Lebrun : Il m’apparaît évident que la clinique se trouve modifiée par l’évolution dans laquelle nous sommes emportés. Le tout est de savoir si ces modifications sont phénoménologiques ou structurales. Pour le dire à ma manière, je vois de plus en plus de sujets comme portés par le désir maternel et ayant à faire aux conséquences de cette façon nouvelle dont s’est alors construite la constitution subjective. C’est comme si le monde d’aujourd’hui n’était plus d’emblée coiffé par les exigences de la société, comme si le seul rapport à la mère venait à suffire pour faire le sujet. S’ensuit un narcissisme surinvesti et une difficulté à faire sa place à l’altérité. C’est alors un sujet qui, souvent, n’est comme pas vraiment individué même si par ailleurs il présente les traits extérieurs de l’autonomie tant revendiquée.
Passages : Vous intitulez un chapitre : « L’humanisation est toujours à faire ». Vous écrivez : « Ce qui m’intéresse, c’est de savoir comment l’être humain s’humanise. Ce qui implique bien sûr de savoir comment un sujet vient à la parole. » Cette faculté de symboliser ne nous est pas donnée à la naissance. Vous dites : « Le propre de notre espèce, c’est la nécessité que chacun se réapproprie cette virtualité et la fasse advenir. Le tigre naît tigre et sera tigre. L’humain naît homme mais il faut, en plus, qu’il le devienne. »
Jean-Pierre Lebrun : Ce qui a l’air en effet d’être quelque peu oublié, voire dénié, c’est que c’est le travail de chaque génération que de devoir contraindre les nouveaux venus à accepter l’interdit structurant, et ainsi recommencer sans cesse le travail de la pensée et de l’élaboration psychique, bref accomplir ce travail de la culture – Kultuurarbeit – dont parlait Freud, qui consiste à renoncer au meurtre et à l’inceste tant que faire se peut, et cela singulièrement aussi bien que collectivement.
Passages : Pour vous, pour les psychanalystes, l’humanisation « ne peut être pensée hors de cette différence des places », hors « d’une place de surplomb ». Notre société réussira-t-elle à la maintenir ?
Jean-Pierre Lebrun : La différence des places dont vous parlez est la cicatrice de ce que nous sommes soumis à la parole. C’est le fait de parler qui impose de prendre en compte qu’il y a des places différentes – celle de l’auditeur et celle du locuteur par exemple. A partir du moment où je participe d’un système symbolique comme l’est le langage, je suis contraint d’intégrer la perte de l’immédiateté. Et chaque parole véhiculera de ce fait « un trou à l’intérieur d’elle-même », comme le dit le poète. Malgré notre vœu bien légitime de démocratie, il nous sera impossible de nous débarrasser de cette dissymétrie, contrairement à ce que certains espèrent et font espérer. Pourtant, à y réfléchir, il n’y a pas d’opposition entre vouloir l’égalité et consentir à la différence des places. Ce n’est pas parce que vous occupez une place différente que vous n’êtes par virtuellement mon égal ! En revanche, à vouloir que l’égalité résorbe toute dissymétrie des places, on se condamne à courir après une égalité sans limite qui ne pourra plus être distinguée d’une revendication narcissique à tous crins.
Propos recueillis par Michèle Mayer
*Jean-Pierre Lebrun, psychiatre, psychanalyste à Namur, auteur de plusieurs ouvrages