Des objectifs communs…
Dans leur politique énergétique, l’Allemagne, le Royaume-Uni et la France partagent deux objectifs fondamentaux :
– réduire fortement la consommation d’énergie finale : -50 % à l’horizon 2050 ;
- favoriser l’implantation des énergies renouvelables (EnR), mais pas à n’importe quel prix.
Réduire la consommation d’énergie finale, c’est évidemment un excellent moyen de maîtriser les émissions de gaz à effet de serre (GES), mais l’objectif affiché implique des efforts considérables, notamment pour améliorer l’efficacité énergétique ; certaines projections laissent d’ailleurs supposer qu’il ne sera pas tenu. En toute logique, ce sont les secteurs de l’habitat et des transports qui devraient être les premiers concernés car ils représentent une part très importante de la consommation d’énergie finale.
Par ailleurs, il ne faut pas perdre de vue que le pétrole vient en tête des types d’énergie utilisés par les consommateurs finals (46 % en France, contre 22 % pour l’électricité et 21 % pour le gaz). Si le défi majeur des prochaines décennies, c’est de lutter contre le réchauffement climatique et, pour cela, de limiter les émissions de GES, la transition énergétique doit donc prioritairement :
– réduire la part des hydrocarbures, en développant l’électrification des usages (par exemple avec les véhicules électriques et les pompes à chaleur) ; les villes du futur seront largement électriques car c’est une condition sine qua non pour qu’elles soient vivables ;
- s’intéresser au bâtiment et aux transports, secteurs dont l’évolution présente une grande inertie.
La priorité donnée au développement des EnR dans l’Union européenne s’est traduite par un investissement massif en leur faveur. Sur la période 2000-2013, en effet, les investissements dans le secteur de l’énergie se répartissent ainsi :
– production d’électricité à partir d’EnR : 55 % ;
– production d’électricité à partir d’énergies non renouvelables : 9 % ;
– transport et distribution de l’électricité : 20 % ;
– gaz : 20 % ;
- pétrole : 13 %.
La manière la plus efficace de promouvoir l’éolien et le solaire, c’est évidemment de surmonter l’intermittence, leur principal défaut, en faisant progresser les techniques de stockage de l’énergie. Cela n’exclut pas les soutiens financiers, mais on en a souvent abusé en fixant des prix trop élevés pour le rachat de l’électricité ainsi produite, offrant aux propriétaires une rente notoirement excessive. On peut y voir aussi des transferts injustes entre catégories sociales : la consommation d’électricité d’un ménage (et donc le montant des taxes qu’il paie à ce titre et qui contribuent à financer l’introduction des EnR) dépend assez peu de ses revenus ; mais ceux qui tirent bénéfice de l’installation de panneaux photovoltaïques sur leurs toits ne sont pas, en général, parmi les plus pauvres.
Pour attirer les investisseurs et éviter qu’en cas de profit excessif la rente ne soit accaparée par le producteur, les trois pays vont abandonner progressivement les prix d’achat garantis (feed-in tariffs) au profit de mécanismes davantage corrélés au marché de gros de l’électricité (feed-in premiums). Le producteur d’électricité renouvelable vendra au prix du marché et recevra un complément de revenu sous forme d’une prime fixée ex ante ou ex post (selon le pays). Un tel système est déjà expérimenté en Allemagne, où il est prévu de revoir les tarifs de rachat à la baisse si la technologie connaît une forte expansion. La France envisage, en plus, de verser au producteur une indemnité de gestion couvrant les coûts de transaction induits par le marché de gros et de lui retirer les revenus perçus sur le marché de capacité (voir plus loin).
Le Royaume-Uni a opté pour les contrats de différence (CFD), qu’il prévoit d’étendre au nucléaire si la Commission européenne donne son accord. L’Etat s’engage, pour une période de 15 ans, à payer la différence si le prix du marché est inférieur à un coût de production de référence défini pour chacune des composantes du mix.
…mais une divergence fondamentale sur le mix énergétique visé
Les trois pays divergent considérablement sur la place du nucléaire dans le mix énergétique qu’ils visent :
– sortie du nucléaire en Allemagne ;
– relance du nucléaire au Royaume-Uni ;
- forte réduction affichée en France.
En Allemagne, la reconstruction économique après la Seconde Guerre mondiale s’est faite largement à partir du charbon ; puis les décisions de construire des centrales nucléaires ont été prises dans les années 1960-70. Mais la technologie restait controversée dans une partie notable de la population, ce qui a notamment conduit à la formation du parti Vert dans les années 1970. Au niveau gouvernemental, le désir de remplacer progressivement les combustibles et l’uranium par des sources renouvelables a été exprimé dès 1991 ; la fermeture des centrales nucléaires, évoquée en 1998, s’est concrétisée dès le lendemain de la catastrophe de Fukushima. Aujourd’hui, la part du nucléaire dans la production d’électricité est tombée à 16 %, alors que celle des EnR atteint déjà 26 % (dont la moitié pour l’éolien).
Le bilan de cette évolution comporte des aspects positifs. Le secteur allemand des EnR a embauché plus de 400 000 personnes dès 2011. Il a globalement renforcé son positionnement sur la scène internationale, mais la concurrence asiatique est sévère. L’industrie allemande détient plus du quart du marché mondial de l’éolien ; pour les panneaux solaires, sa partie avait atteint un maximum de 20 % en 2010.
Mais les conséquences négatives sont très importantes. D’une part, le coût supplémentaire induit par les EnR s’élève à plus de 20 G€ par an, dont près de la moitié pour l’énergie photovoltaïque ; les ménages financent 35 % de ce coût supplémentaire. D’autre part, l’accélération de la sortie du nucléaire a conduit les grandes compagnies électriques du pays à revenir au charbon, ce qui constitue la pire solution au plan du réchauffement climatique. De l’expérience allemande, nous pouvons tirer deux conséquences :
– a transition énergétique représente une lourde charge financière ;
- sortir prématurément du nucléaire entraîne, en matière climatique, des conséquences désastreuses.
Le Royaume-Uni a été un pionnier dans l’utilisation de l’énergie nucléaire en Europe – l’exploitation commerciale du premier réacteur nucléaire britannique remonte à 1956 – et, en 1997, l’énergie nucléaire assurait 26 % de sa production d’électricité. Puis certains réacteurs vieillissants ont été mis à l’arrêt et la proportion d’électricité d’origine nucléaire est tombée à 16 %. En 2008, le Royaume-Uni a été le premier pays à se doter d’objectifs juridiquement contraignants sur les émissions de GES. Il lui est apparu rapidement que la relance du nucléaire était le moyen le plus économique d’atteindre ces objectifs. En octobre 2010, le gouvernement a donné son feu vert pour permettre aux investisseurs privés de construire huit nouvelles centrales. Par ailleurs, à l’instar de plusieurs pays européens, dont la France, le Royaume-Uni a décidé de prolonger de huit à dix ans, en toute sûreté, la durée de fonctionnement de son parc de centrales nucléaires.
Un accord stratégique entre EDF et CGN (China General Nuclear Power Corporation) vient d’être signé à Londres pour la construction et l’exploitation de deux EPR à Hinkley Point. Cette signature, qui s’est déroulée en présence du président chinois Xi Jinping et du Premier ministre britannique David Cameron, est un fort témoignage de la relance de l’industrie nucléaire en Europe.
Aujourd’hui, la France réalise une très belle performance dans la lutte contre les émissions de GES. Ainsi, par habitant, elle émet la moitié de ce qu’émet l’Allemagne. Ce résultat est dû au fait que notre mix associe majoritairement l’énergie nucléaire et l’énergie hydraulique, en ajoutant de l’éolien et du solaire. Un élément important de ce mix, c’est la souplesse qui a été introduite sur les réacteurs nucléaires ; par exemple, un réacteur de 1 000 MW peut descendre jusqu’à 200 MW à la vitesse de 50 MW par minute. Cette souplesse est indispensable pour faire face à l’intermittence de l’éolien et du solaire. Notre mix est très compétitif sur le plan économique : le prix correspondant est de 15 à 20 % inférieur à la moyenne européenne et ne représente que la moitié du prix allemand. De plus, il est peu exposé à la fluctuation des prix des matières premières car l’uranium ne pèse que quelques % dans le coût de production de l’électricité, alors que, par exemple, dans sa filière, le gaz pèse 60 % de ce coût.
La loi de transition énergétique impose de réduire les émissions de CO2 d’au moins 40 % entre 1990 et 2030. Elle fixe, de plus, deux limitations importantes au nucléaire :
– pour sa capacité : celle du parc actuellement en exploitation ;
– pour sa part dans la production d’électricité : 50 % à l’horizon 2025.
Dans ce cadre et à partir d’une situation très favorable, nous devons assurer un mix nucléaire-EnR qui soit économiquement efficace et très faiblement émetteur de CO2. Pour y parvenir, nous disposons de trois leviers : le nucléaire, les EnR et l’efficacité énergétique. De plus, nous ne pouvons pas oublier que le système européen sera de plus en plus intégré au fur et à mesure que se développeront les interconnections ; si elle veut poursuivre sa décarbonisation à un rythme rapide, l’Europe a besoin du potentiel français d’énergie décarbonée.
Nous devons donc prolonger en toute sûreté la vie de notre parc nucléaire et préparer son renouvellement, en partie par du nucléaire, en partie par des EnR. Le grand carénage démarrera en 2025 ; son coût est estimé à 55 G€, soit environ 4,5 G€ par an (à comparer aux 3 G€ qu’exige l’entretien du parc actuel). Les améliorations de sûreté permettront d’atteindre le même niveau que les réacteurs de troisième génération qui apparaîtront alors. Puis, à la fin des années 2020, nous commencerons à renouveler notre parc nucléaire de manière maîtrisée, sûre et compétitive. Il conviendra évidemment d’optimiser le calendrier de l’opération car les impératifs industriels imposent d’établir un certain lissage dans les dates d’arrêt des réacteurs ; les plus anciens pourraient vraisemblablement être amenés aux environs de 50 ans et les plus récents aux environs de 60. Il ne faut pas perdre de vue non plus qu’en cessant de construire des réacteurs pendant une dizaine d’années, nous avons perdu du savoir-faire ; il faut en tenir compte dans l’estimation des délais des futurs projets, même si des expériences récentes et difficiles ont déjà permis de redresser la barre.
Certains objecteront qu’on observe actuellement aux Etats-Unis la fermeture de certains réacteurs pour des raisons de rentabilité. C’est exact : lorsqu’un réacteur de petite puissance est seul sur un site, il lui est difficile de se maintenir sur le marché. Mais n’oublions pas qu’il s’agit d’un pays où le gaz de schiste progresse considérablement dans un contexte de large ouverture à la concurrence…
Les marchés : un fonctionnement à revoir
La mise en œuvre des politiques des trois Etats exige une évolution profonde des marchés concernés. En effet, ceux-ci sont fortement déréglés et délivrent aux agents économiques des mauvais signaux (surtout dans un contexte où le pétrole est à 50 $ le baril !). Les processus d’investissement s’en trouvent inhibés.
En Allemagne, le marché de l’électricité représente 16 à 17 G€ par an et les subventions associées dépassent 23 G€ !
Dans un contexte où la demande d’énergie est relativement faible, la forte injection d’électricité d’origine éolienne ou photovoltaïque a fait chuter les prix SPOT (prix au comptant pour une livraison immédiate) sur le marché de gros de l’électricité. Cette situation n’incite guère les opérateurs à investir. Elle pourrait profiter au consommateur et favoriser l’électrification des usages. Il n’en est rien car elle est compensée par une augmentation des taxes, notamment de celles qui participent au financement des EnR ; en Allemagne, ce prélèvement est passé de 1,5 à 6 centimes/kWh en six ans.
Les payeurs, ce sont souvent ceux qui ne polluent pas, par exemple les consommateurs français d’électricité bas carbone via la CSPE.
Les responsables politiques affirment leur volonté de décarboner ; mais, en même temps, l’extrême déprime du marché des ETS (Emissions Trading System) rend le carbone à peu près gratuit et incite fortement les acteurs industriels à consommer du charbon ou du lignite, donc à émettre du CO2. Ce phénomène est particulièrement marqué en Allemagne, où l’un des effets collatéraux est de tuer le gaz, qui pourtant est moins polluant.
La réforme du marché de gros de l’électricité passe par la mise en place d’un marché de capacité. En effet, la première difficulté, accentuée par la progression des EnR, c’est de faire face aux pointes de consommation. Certes, on pourrait se contenter de réguler par les prix (energy only), mais cette solution présente deux inconvénients : d’une part, elle est difficilement compatible avec les règlementations tarifaires et, d’autre part, les prix pourraient parfois atteindre des sommets ! On s’oriente donc plutôt vers une régulation par les volumes (marché de capacité).
Un marché de capacité peut également donner une valeur à la capacité d’effacement, c’est-à-dire à l’engagement à consommer moins au moment où la demande est la plus élevée. Cet engagement peut être pris par un fournisseur qui obtient de certains clients un contrat prévoyant qu’ils consommeront plutôt en période creuse. Le mécanisme d’effacement est généralement considéré comme un bon système car il évite d’investir quand on peut simplement réduire la demande. Il va être généralisé. C’est l’objet, en France, de la loi Brottes et du mécanisme NEBEF (notification d’échanges de blocs d’effacement) ; par l’intermédiaire des réseaux intelligents, beaucoup de consommateurs de taille modeste (notamment les PME) pourront participer activement à cet effacement. Le fait que les effacements puissent être vendus ou achetés sur le marché présente cependant un risque : faire naître des stratégies de surestimation de sa propre consommation pour revendre aux heures de pointe.
Pour le marché de capacité, deux mécanismes peuvent être envisagés.
Un marché de capacité décentralisé ou marché d’obligation de capacité. C’est la solution retenue par la France. Chaque producteur doit détenir, soit sous forme de capacité, soit sous forme d’un portefeuille d’effacement, la quantité d’énergie nécessaire pour passer la pointe. Il peut vendre ses capacités excédentaires à ceux qui en ont besoin. Le gestionnaire du réseau ne fait que comptabiliser la situation.
Un marché de capacité centralisé ou marché d’enchères de capacité. Le gestionnaire du réseau est responsable de l’ensemble du système, ce qui revient à nationaliser la réserve nécessaire à la sécurité d’approvisionnement. Dans cet esprit, le Royaume-Uni a mis en place un système d’enchères inversées, alors que l’Allemagne a opté pour un système de réserves, la réserve stratégique utilisant des capacités (par exemple des centrales au lignite) totalement déconnectées du marché de gros.
Les trois pays admettent qu’il faut donner un prix au carbone. Compte tenu de l’échec du système des ETS, la création d’une taxe carbone constitue vraisemblablement la meilleure solution. C’est celle dans laquelle le Royaume-Uni s’est engagé, aboutissant à un prix de 23 £ par tonne de CO2 ; le gouvernement aurait souhaité monter à 30 £ cette année mais, dans un contexte où les prix européens sont généralement inférieurs à 10 £, il n’a pas voulu pénaliser davantage ses industries intensives. Après de nombreux atermoiements et plus modestement, la France a introduit une Contribution climat-énergie. Quant à l’Allemagne, elle a relevé les taxes pesant sur les combustibles et sur l’électricité, ce qui a entraîné une baisse de la demande, mais le charbon n’est pas touché. Il reste donc beaucoup de chemin à parcourir avant de donner au carbone un prix suffisamment élevé et lisible pour influencer le comportement des agents économiques.
En conclusion…
La divergence fondamentale qui sépare nos trois pays concerne le mix énergétique qu’ils visent et traduit directement l’influence de la propagande antinucléaire sur l’opinion publique. Les antinucléaires se sont toujours présentés comme d’indéfectibles défenseurs de l’environnement. Si un jour les citoyens français et allemands constatent que leurs paysages sont défigurés par les éoliennes, alors que leur électricité coûte trop cher et qu’on a négligé la lutte contre le réchauffement climatique, ils prendront peut-être conscience de la supercherie et permettront à nos gouvernements de mieux faire converger leurs objectifs énergétiques.
Ceci étant, certaines évolutions technologiques sont très rapides et il sera toujours difficile de se projeter dans le très long terme. Il y a évidemment des tendances fortes et pérennes : développement des smart grids et des systèmes de pilotage de la consommation, progrès considérables sur le stockage de l’énergie (batteries et autres). Nous allons sans doute nous libérer un peu des intégrations fondées sur les réseaux ; il y aura un enchevêtrement du global et du local, avec une difficulté à trouver le bon équilibre entre les deux. Face à l’incertitude, il convient toujours de conserver une certaine souplesse. Les voies seront tracées progressivement, en liaison avec les collectivités, les territoires et les consommateurs, en fonction de ce qui fait sens pour eux, tout en étant économique et bas carbone. Car l’acceptabilité ne se décrète pas ; elle se construit dans la durée.
Claude Liévens
*Le colloque Allemagne – France – Royaume-Uni : regards croisés sur l’énergie s’est tenu le lundi 26 octobre 2015, au Palais du Luxembourg, salle Monnerville.