La transition énergétique étant une évolution vers un nouveau modèle économique et social, un modèle de développement durable qui renouvelle nos façons de consommer, de produire, de travailler, de vivre ensemble.
- La décentralisation de la production d’électricité, avec les sources d’énergies renouvelables, l’émergence des véhicules électriques ou encore les technologies numériques, modifie en profondeur les usages qui sont faits des réseaux et placent les réseaux de distribution au cœur de la transition énergétique. De nouveaux besoins apparaissent, et les gestionnaires de réseaux de distribution (GRD) sont, par conséquent, amenés à faire évoluer leur rôle et leur gestion du réseau. Ces évolutions vont par ailleurs être facilitées par le déploiement des compteurs intelligents et des réseaux intelligents, puisque ceux-ci vont permettre d’innover en matière de services, d’échanges d’information, d’efficacité de gestion et de signaux tarifaires.
- Cette transition va mobiliser de lourds investissements, et l’efficacité économique du signal envoyé aux utilisateurs du réseau et consommateurs d’électricité apparaît indispensable pour conduire ce changement. Il convient de s’interroger sur la façon dont la structure du tarif de réseaux de distribution pourrait et devrait évoluer pour favoriser la transition énergétique, en véhiculant des signaux économiques efficaces auprès des utilisateurs du réseau qui deviennent des « consomm’acteurs », acteurs clés de la transition énergétique.
Engager la réflexion sur une tarification intelligente du réseau intelligent
- La réflexion à mener sur l’évolution de la structure du tarif de réseaux de distribution doit intégrer trois éléments bien distincts :
La définition de la fonction de coût des gestionnaires de réseaux. Il s’agit notamment d’établir un lien entre les différents services rendus par le gestionnaire de réseau aux différentes catégories de client – à savoir (i) desserte, (ii) la garantie de puissance, (iii) la qualité de la tension, (iv) l’acheminement-gestion des pertes, et (v) le comptage et la relation client – et les inducteurs correspondant. Sur la base de cette fonction de coût, il est possible d’attribuer le coût imputable à chaque consommateur ou catégorie de consommateurs.
La construction d’un tarif de distribution à proprement parler dont on sait qu’il a deux fonctions principales : recouvrement équitable des coûts des ressources engagées et orientation efficace des décisions des parties prenantes.
La définition d’une approche de « pricing » pour les variables/les modes de facturation les plus pertinents pour responsabiliser les consommateurs finals et autres parties prenantes sur les conséquences de leurs décisions.
- Afin d’obtenir des éléments permettant d’engager la réflexion sur l’évolution de la tarification du réseau de distribution, nous avons d’une part synthétisé les conclusions de la littérature académique sur le sujet, et d’autres part effectué une étude comparative des pratiques des gestionnaires de réseau de distribution en Europe.
Enseignements de la revue de littérature économique
- La théorie économique apporte une réponse claire quant à la tarification des réseaux électriques mais traite toutefois peu des particularités de la distribution d’électricité, bien que les enjeux soient de plus en plus prégnants[2].
- La majorité des économistes préconisent une tarification au coût marginal[3]. C’est, en effet, le coût marginal qui donne aux utilisateurs du réseau les signaux économiques pertinents pour guider leurs choix, que ce soit en matière d’utilisation du réseau ou d’investissements. Cette approche soulève toutefois la question de la définition et du calcul des coûts marginaux à prendre en compte, en particulier pour les réseaux de distribution, à savoir les coûts marginaux de court-terme (coût des pertes, coûts en termes de moindre qualité et risque d’énergie non distribuée) et/ou les coûts marginaux de long-terme (coûts d’investissements générés par l’utilisation du réseau).
- De plus, une tarification au coût marginal ne garantit pas une couverture intégrale des coûts des gestionnaires de réseaux. Les économistes recommandent d’appliquer la méthode de Ramsey-Boiteux pour assurer l’adéquation des revenus[4]. Le principe de cette approche consiste à recaler les tarifs en se fondant sur les élasticités des consommateurs, de sorte à s’éloigner le moins possible de l’optimum, tout en assurant la couverture des coûts de réseaux. Le tarif de réseau ainsi défini maximise le surplus économique, tout en respectant la contrainte d’équilibre budgétaire. Il n’est toutefois pas aisé d’estimer les élasticités qui fondent les réallocations.
- En outre, notons qu’historiquement des tarifs binômes ou trinômes[5] ont permis d’améliorer l’efficacité par rapport à des tarifs monômes[6].
- D’autres méthodes ont également été étudiées pour allouer les coûts de réseaux aux différents utilisateurs, aux différentes composantes du tarif et sur les différentes plages temporelles. Il s’agit, par exemple, des méthodes fondées sur les modèles de réseaux de référence[7] ou sur la théorie des jeux coopératifs[8], telles que les méthodes de Shapley. Ces méthodes présentent chacune un certain nombre de propriétés, d’avantages et d’inconvénients. Toutefois, en visant principalement un reflet global des coûts et une certaine notion d’équité, ces méthodes sont susceptibles de s’éloigner fortement de l’optimum économique car elles ne véhiculent pas un signal économique fondé sur les coûts marginaux.
Enseignements du benchmark européen
- La revue des tarifs de distribution en Europe montre la disparité des approches, tant en matière de méthodes de construction sous-jacentes que d’allocation des charges de raccordement, de répartition des coûts entre part fixe/capacité et part variable ou de différenciation temporelle ou géographique. Cette disparité est illustrée en Figure 1.
Figure 1 : Structure des tarifs de réseau européens
Source : European Commission (2015), “Study on tariff design for distribution systems”
Carte : FTI-CL Energy
- La Figure 2 compare les proportions entre la part proportionnelle à l’énergie soutirée et la somme des parts fixes et en capacité. On observe que les gestionnaires de réseaux de distribution qui tarifient le réseau de distribution notamment à la puissance souscrite recouvrent environ 50 % de leurs coûts via la part fixe et/ou la part puissance. Ce ratio se situe entre 20 % et 30 % seulement pour la France, en fonction du type de consommateur concerné, sans prendre en compte les charges liées au comptage (entre 23 % et 42 % en les prenant en compte).
Figure 2 : Part fixe/capacité des tarifs de distribution européens, 2015
Note : Pour la France, l’étude a exclu les charges liées au comptage ; en incluant ces charges, la part fixe/capacité pour les clients résidentiels – respectivement professionnels et PME – passe à 29 % – respectivement à 4 2%.
Source: European Commission (2015), Study on tariff design for distribution systems https://ec.europa.eu/energy/sites/ener/files/documents/20150313%20Tariff%20report%20fina_revREF-E.PDF
- L’étude des pratiques dans d’autres pays permet d’observer une tendance vers une part abonnement ou puissance plus importante. Cette tendance est généralement motivée par une volonté de mieux refléter les coûts de réseaux, par nature plutôt constitués de coûts fixes, notamment dans un contexte de développement important de la production et du stockage décentralisés et de l’autoconsommation : régulateurs et gestionnaires de réseaux craignent qu’à termes, nombre de consommateurs (de « prosumers ») n’utilisent le réseau qu’en dernier recours ou ponctuellement, nécessitant de maintenir un réseau développé et de qualité, mais sans contribuer financièrement à hauteur des coûts qu’ils engendrent.
- Il ressort de ce benchmark que les méthodes d’allocation utilisées par des régulateurs et les gestionnaires de réseaux de distribution européens ne semblent pas – au moins dans la plupart des cas – se fonder sur des théories et des approches économiques élaborées. Elles partagent une même volonté de refléter les coûts, et s’inscrivent ainsi dans une démarche de costing. La dimension pricing – c’est-à-dire la conception du tarif de distribution au-delà du simple reflet des coûts – ne semble pas véritablement discutée/considérée. Par ailleurs, notons que les méthodes numériques d’allocation des coûts de réseaux étudiées s’avèrent souvent difficiles à implémenter et nécessitent d’un certain nombre de simplifications et d’hypothèses – qui ne garantissent pas que les propriétés théoriques de la méthode choisie soient conservées.
- En définitive, le benchmark renforce le constat dressé lors de la revue de littérature. Il n’existe pas aujourd’hui de réponse claire quant à la manière dont devrait évoluer le tarif de distribution dans les années à venir. Un nombre important de pays ont entamé cette réflexion et, pragmatiquement, engagé des évolutions, sans pour autant aboutir à une réponse complètement satisfaisante.
Conclusions
On observe actuellement en Europe – et en France en particulier – une volonté de faire évoluer la méthode de construction du tarif de distribution de réseaux pour répondre aux nouveaux enjeux de la distribution d’électricité, et plus généralement pour répondre aux défis de la transition énergétique.
Pour l’essentiel des méthodes de construction tarifaire utilisées dans différents pays d’Europe que nous avons étudiées, l’efficacité économique[9] est seulement l’un des principes de la conception tarifaire. Selon les acteurs questionnés (gestionnaires de réseaux, régulateurs), le reflet global des coûts, l’équité, ainsi que le principe de stabilité ou le gradualisme[10] sont tout aussi importants, dans la mesure où ils participent à rendre le tarif acceptable. La réaction de consommateurs aux signaux de prix est peu, voire pas du tout, prise en considération.
Cependant, dans le contexte actuel et au regard des enjeux auxquels le système fait face, il nous semble important de replacer l’efficacité économique au cœur de la tarification des réseaux et de prendre en compte davantage la capacité et la volonté des utilisateurs du réseau, notamment des consommateurs ou « consomm’acteurs », de s’engager et de devenir des acteurs clés et moteurs de la transition énergétique.
C’est pourquoi le tarif de réseaux devrait évoluer afin de véhiculer des signaux économiques efficaces auprès des utilisateurs du réseau et, dès lors, plus que du simple costing, il convient de réfléchir au pricing des services réseaux, les signaux de prix permettant d’aiguiller – dans une certaine mesure – le comportement des consommateurs.
A cet égard, la théorie économique apporte une réponse claire quant à la tarification efficace des réseaux électriques, à savoir une tarification au coût marginal avec un ajustement Ramsey-Boiteux. Elle traite toutefois peu des particularités de la distribution d’électricité, bien que les enjeux soient de plus en plus prégnants. Il convient ainsi de repenser les enseignements de la littérature économique au regard de la transition énergétique, et plus particulièrement de la (nouvelle) structure du secteur de la distribution d’électricité. Il semble par ailleurs essentiel d’assurer la cohérence des signaux entre production et distribution.
Si cette réflexion n’en est encore qu’à ces débuts, plusieurs chantiers peuvent déjà être identifiés, à savoir :
La définition de la nouvelle fonction de coûts de production des services rendus par les gestionnaire de réseau (costing) ; et
la construction des tarifs des tarifs de distribution à proprement parler (pricing) avec les pistes de réflexion suivantes :
- Le tarif devrait signaler le coût marginal des services « contingent » à leur utilisation. Il s’agit ici d’assurer une utilisation optimale du réseau. Ainsi, par exemple, une tarification différenciée par poste horo-saisonnier devrait se généraliser ; les plages temporelles pourraient être différenciées par zone géographique pour gérer une éventuelle dé-corrélation potentielle entre pointes locales et pointes nationales. Par ailleurs, le tarif pourrait inclure des variables du type puissance atteinte pour expliquer au mieux la fonction de coûts et donner les bons signaux économique.
- L’estimation des élasticités des consommateurs permettrait une allocation des coûts résiduels non couverts plus efficace économiquement. Alternativement, ces coûts étant fixes, c’est-à-dire qu’ils ne dépendent pas directement de l’utilisation du réseau, ils pourraient être portés par la composante abonnement du tarif pour limiter les distorsions du signal économique.
- Notre étude apporte des premiers éléments de réponse pour chacun de ces chantiers. Il reste néanmoins beaucoup à faire : une réflexion commune et ouverte de toutes les parties prenantes semble indispensable.
[1] *Professeur Associé, CGEMP, Université Paris Dauphine et Chercheur Associé de la Chaire « European Electricity markets » (CEEM).
[11]et **Charles Verhaeghe
Vice-Président Senior du cabinet de Conseil économique Compass Lexecon
[1] *Professeur Associé, CGEMP, Université Paris Dauphine et Chercheur Associé de la Chaire « European Electricity markets » (CEEM). **Vice Président Sénior du cabinet de Conseil économique Compass Lexecon. Email: fabien.roques@dauphine.fr, froques@compasslexecon.com
[2] Brown, Toby, and Ahmad Faruqui (2014). Structure of electricity distribution network tariffs: recovery of residual costs.Prepared for the Australian Energy Market Commission.
[3] Nelson, J. R. (Ed.). (1964). Marginal cost pricing in practice. Prentice-Hall.
[4] Boiteux M. (1956), Sur la gestion des Monopoles Publics astreints a l’équilibre budgétaire, Econometrica, Vol 24(1) pp 22-40 ; Ramsey, Frank P. A Contribution to the Theory of Taxation. The Economic Journal 37.145 (1927): 47-61.
[5] Comportant une part fixe (ou abonnement, en €/compteur) et une part puissance (souscrite et/ou atteinte, en €/MW), en complément de la part énergie (€/MWh)
[6] Wilson, R. B. (1993). Nonlinear pricing. Oxford University Press ; Joskow, P. L. (2007). Regulation of natural monopoly. Handbook of law and economics, 2, 1227-1348.
[7] Rodríguez, M.P., Pérez-Arriaga, J.I., Rivier, J., Peco, J.: Distribution network tariffs: a closed question?, Energy Policy, 2008, 36, pp. 1712–1725.
[8] Young, H. P. (Ed.). (1985). Cost allocation: methods, principles, applications. North Holland ; Boyer, M., Moreaux, M., & Truchon, M. (2006). Partage des coûts et tarification des infrastructures/Partage des coûts et tarification des infrastructures.
[9] Bonbricht, J. (1961). Principles of public utility rates (pp. 250-254). New York: Columbia University Press ; Bonbright, J. C., Danielsen, A. L., & Kamerschen, D. (1988). Principles of Public Utility Rates. Arlington, Virginia: Public Utilities Reports.
[10] Il s’agit d’éviter les changements soudains dans le niveau des tarifs, pour assurer la stabilité des revenus et de la facture des consommateurs.
[11] *Professeur Associé, CGEMP, Université Paris Dauphine et Chercheur Associé de la Chaire « European Electricity markets » (CEEM). **Vice Président Sénior du cabinet de Conseil économique Compass Lexecon. Email: fabien.roques@dauphine.fr, froques@compasslexecon.com