Comme toujours lorsqu’il s’agit de faire face à des circonstances d’une gravité exceptionnelle, telles que celles que connaît la France aujourd’hui du fait du terrorisme islamiste, resurgit l’éternel débat entre ceux qui rejettent toute mesure permettant de renforcer la sécurité des citoyens (soi-disant au nom des libertés, mais en fait pour des raisons idéologiques, politiques ou même exclusivement électoralistes), et ceux qui pensent au contraire avec réalisme que priorité doit être donnée à la protection des Français, et que c’est parfaitement possible en respectant l’état de droit et les libertés.
La vérité est qu’il est absurde d’opposer sécurité et liberté, et qu’il faut, à l’opposé, chercher en permanence à les équilibrer, comme le fait le juge constitutionnel lorsqu’il impose au législateur de concilier protection des libertés et sauvegarde de l’ordre public[1], reprenant ainsi les dispositions de l’article 10 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 selon lequel « nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi ».
Le fait est que, sans préservation de l’ordre public, il ne peut exister de liberté réelle, sauf malheureusement aujourd’hui celle d’être tué, égorgé ou massacré, lors d’un attentat dont on sait désormais qu’il peut viser n’importe qui, n’importe où, n’importe quand et n’importe comment.
Il est temps de comprendre que le péril qui menace le pays est d’une ampleur et d’une gravité sans précédents dans l’Histoire. Parce qu’il est à la fois extérieur, intérieur et de longue durée, et qu’il met en cause l’avenir même de la France, de son modèle de société et de civilisation, de sa paix civile et religieuse, de ses valeurs républicaines et démocratiques. Face à ce danger mortel, les gouvernants ont-ils réagi comme ils l’auraient dû ? A l’évidence, la réponse est non.
D’abord, parce que les mesures qui ont été prises jusqu’ici sont insuffisantes ou inappropriées.
La première d’entre elles, l’état d’urgence, a été et reste une réponse certes nécessaire, mais tout à fait insuffisante compte tenu des enjeux. Les perquisitions administratives, assignations à résidence, interdictions de séjour et autres dispositions ont été pratiquées à grande échelle, mais avec des résultats plutôt décevants. C’est pourquoi la loi votée en juillet 2016 pour proroger l’état d’urgence comporte un dispositif destiné à renforcer la lutte contre le terrorisme (comme des saisies informatiques ou la fermeture des lieux de culte incitant à la haine et à la violence), dont on ose espérer qu’il sera plus performant. Ce dont on peut douter lorsqu’on rappellera que depuis trente ans ce ne sont pas moins de seize lois antiterroristes qui ont été adoptées, sans que leur efficacité soit d’une totale et incontestable évidence.
Les mesures qui ont suivi ont été inappropriées. Tel a été le cas de la volonté d’inscrire la déchéance de nationalité dans la Constitution, qui a donné lieu à des polémiques stériles et s’est soldée par un échec mortifiant pour ceux qui en avaient pris l’initiative. Il était en effet totalement inutile de modifier la Constitution, puisqu’il suffit d’appliquer les articles 23-7, 23-8, 25 ou 25-1 du Code civil, qui correspondent parfaitement au cas des djihadistes « français », à la condition évidemment d’avoir le courage politique de le faire[2].
Si la France est en guerre, comme on ne cesse de le répéter, l’heure n’est plus aux tergiversations et aux demi-mesures.
L’heure est au contraire à un changement total de logiciel en matière de lutte contre le terrorisme islamiste et à un véritable réarmement des consciences, seul capable de modifier profondément les mentalités et les façons d’agir. Les Français attendent en effet de leurs gouvernants autre chose que des discours compassionnels, ou, ce qui est pire, des appels au fatalisme ou à la soumission, qui ne sont rien d’autre que des aveux d’échec et d’impuissance.
Ce qu’ils veulent, ce sont des actes forts. Ce qu’ils ne veulent plus, c’est que le gouvernement se réfugie derrière de faux prétextes juridiques pour ne rien faire. Le premier d’entre eux étant ce sempiternel « état de droit » repris en chœur ad nauseam par les tenants du politiquement et du médiatiquement correct, qui ignorent en réalité la signification réelle de l’expression et qui l’utilisent à tort et à travers. L’« état de droit », qui s’écrit avec un « e » minuscule, a été inventé par des juristes allemands du XIXe siècle pour l’opposer à l’« état de police » et caractériser un système juridique où les droits et les libertés des citoyens sont protégés et garantis, sans que cela veuille dire pour autant que ce système soit immuable ou intangible. Ce que voudraient pourtant faire croire ceux qui invoquent aujourd’hui l’« État de droit », qui s’écrit lui avec un « E » majuscule, et qui signifie tout simplement que l’État est assujetti au droit et qu’il ne peut agir qu’au moyen du droit, mais ce qui ne veut absolument pas dire, ici encore, que le droit en question soit gravé dans le marbre et figé pour l’éternité.
Au contraire, comme l’a très bien dit le Président du Sénat, Gérard Larcher, que nul ne peut taxer d’extrémisme, « l’état de droit doit s’ajuster à l’état de guerre ». Car on oublie – ou on feint d’ignorer – que si le propre de l’état de droit est, certes, de protéger les libertés en imposant que les normes juridiques n’émanent pas d’un pouvoir arbitraire, qu’elles respectent la Constitution et les Conventions internationales, et que leur application soit toujours soumise au contrôle d’un juge, cela ne signifie nullement que des mesures d’exception ne puissent pas être prises lorsqu’une situation de crise, de péril imminent ou de danger vital pour la nation l’exige.
Pour qui connaît le droit, qu’il soit national ou international, les circonstances exceptionnelles justifient toujours des mesures exceptionnelles. C’est ce que permet le droit constitutionnel français (notamment par l’article 16 de la Constitution et l’état de siège prévu à l’article 36), et c’est ce que permet aussi, n’en déplaise à certains, le droit européen et international. Ainsi, par exemple, l’article 15 de la Convention européenne des droits de l’homme autorise les États à déroger à la préservation de certaines libertés « en cas de guerre ou d’autre danger public menaçant la vie de la nation ».
Au-delà, si le droit tel qu’il existe ne suffit plus, et s’il est nécessaire, par exemple, de créer de nouvelles incriminations pénales[3] ou de mettre en place un système de rétention administrative, il faudra éventuellement procéder à une révision constitutionnelle. Et que l’on ne vienne pas dire que cette procédure, qui a été utilisée à 24 reprises sous la Ve République, est une atteinte à l’état de droit !
Par Olivier Passelecq*
*professeur à l’IPAG de l’Université Paris 2 Panthéon-Assas
[1] A laquelle le Conseil constitutionnel confère le caractère d’objectif de valeur constitutionnelle dans sa décision n°94-352 DC du 18 janvier 1995 Loi d’orientation et de programmation relative à la sécurité.
[2] Voir ma chronique sur ce sujet dans le n°186 de cette revue (premier trimestre 2016) : « Nationalité : pourquoi modifier la Constitution, alors qu’il suffit d’appliquer la loi ? »
[3] Comme ce fut le cas par exemple en 1996 avec la création de « l’association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste ».