Nouvelle alerte dans les « dépréciations d’actifs » de 2015
Les arrêtés des comptes des entreprises qui produisent de l’électricité en Europe viennent d’être publiés : pour la vingtaine des plus importantes, les « dépréciations » enregistrées dépassent souvent le milliard d’euros. Déjà en 2014 le total des dépréciations avait atteint quelque 25 milliards d’euros. Des analyses très intéressantes1 avaient été publiées sur ce sujet lourd mais complexe (périmètre examiné ? toutes énergies ? avec les nouveaux services ? Europe ou monde entier ?). Il faut recommander que les résultats de 2015 fassent l’objet du même examen précis mais on doit sans attendre appeler l’attention sur des phénomènes occultés en France par les débats sur l’électronucléaire : les chantiers engagés ne doivent pas masquer les autres urgences des systèmes électriques français et européens. Elles sont sans doute tout aussi lourdes.
Que les entreprises soient ou non cotées sur les marchés internationaux, les normes comptables imposent à présent des « impairment tests »2 : en fonction de l’évolution des marchés et du cadre réglementaire, l’enregistrement de « dépréciations » est maintenant classique dans les comptes annuels d’entités telles que RWE, ENEL, ENGIE, EDF…
Mais, depuis 15 ans, beaucoup d’éléments du référentiel changent profondément sans toujours mobiliser assez l’attention, en particulier à cause d’un décalage de plusieurs années avec les événements qui ont initié chaque évolution : il sera utile de mieux comprendre pourquoi les signaux précurseurs n’ont pas eu plus d’écho. Ces décalages affectent plusieurs dimensions et nous souhaitons appeler à reprendre la réflexion sur la coïncidence en 2016 de changements majeurs sur 6 axes principaux :
- L’accord de Paris obtenu au Bourget fin 2015 montre le chemin parcouru depuis les débats « réchauffistes versus climato-sceptiques » déclenchés en 1997 par le protocole de Kyoto. L’évolution n’a en fait pas eu de rupture depuis 20 ans, Copenhague en 2009 apparaissant a posteriori comme un échec de négociation plus que comme une fracture de l’analyse3. L’enjeu du climat et du niveau des mers sera donc un déterminant durable des énergies, imposant de réévaluer régulièrement chaque option sur le critère des « gaz à effet de serre ». Les prochaines élections aux Etats-Unis et en Europe vont bien sûr braquer les projecteurs sur des fragilités, en particulier dans les « mensonges par omission sur les gagnants et les perdants » ou l’estimation des coûts implicites du CO2 évité mais les débats antérieurs donnent sans doute une vraie robustesse au « consensus réfléchi » actuel. En tout état de cause, il sera sage de veiller à produire régulièrement les tableaux de bord nécessaires pour éviter le retour des polémiques : il faudra se forcer à parler « empreinte », « différenciation », « convergence », « CO2 per capita », « coût/efficacité », se méfier du greenwashing… L’essentiel est que chacun ait durablement les moyens de former son propre jugement.
- La crise mondiale de 2007-2008 aura provoqué une rupture profonde dans l’évolution du secteur électrique européen, avec l’émergence assez générale de surcapacités : la récession se traduit dans beaucoup de pays par un ralentissement ou des diminutions de la consommation, en particulier industrielle, d’où une stabilité globale de la demande depuis 2008. En 2016, introduire une capacité de production supplémentaire impose d’évaluer en emplois et en coûts les arrêts ou réductions d’activité qui en résulteront sur les centrales en service sauf si d’autres initiatives permettent de rentabiliser l’ensemble en remplaçant par l’électricité des énergies plus « carbonées », localement ou à distance. Cette surcapacité électrique appelle des réflexions urgentes, en particulier parce que beaucoup des modélisations, en France et ailleurs, partaient du postulat que « diversification » et « transition » seraient obtenues « gratuitement » grâce à la croissance de la demande ou à l’occasion du remplacement d’unités en service au moment de leur arrêt « naturel » lorsqu’elles deviennent obsolètes techniquement ou économiquement.
Depuis la crise, la reprise de la croissance du PIB per capita4 tarde chez nous plus qu’ailleurs et le chômage monte en tête des inquiétudes dans presque tous les segments de l’opinion. Chacun comprend l’impératif de présenter loyalement l’impact sur les prix et le coût en subventions publiques des options énergétiques envisagées , mais les explications sont d’autant moins audibles que nous n’avons pas assez réévalué nos principes même quand ils se contredisent gravement : nous répétons tantôt que le faible coût de l’électricité est un atout pour les ménages et les entreprises, tantôt que la meilleure des énergies est toujours celle qu’on ne consomme pas, tantôt que toute réduction de la consommation d’énergie serait forcément créatrice d’emplois, tantôt qu’il ne coûtera rien aux ménages ni aux entreprises d’arrêter de gaspiller pour que leurs factures n’augmentent pas malgré la hausse du prix de l’électricité.
- Les prix des hydrocarbures avaient été multipliés par 5 de 2000 à mi-2008, atteignant 140 $ par baril, avant un mouvement en sens inverse déclenché notamment par l’irruption aux Etats-Unis des gaz et pétrole de schiste puis un effondrement mondial à partir de juillet 2014. En 2016, les experts semblent prédire que la restabilisation, qui ne sera d’ailleurs pas immédiate, laissera loin des maxima antérieurs. Pourtant nous continuons à réagir en Europe comme si « les prix allaient être croissants, forcément croissants » – parce que l’épuisement progressif des ressources est physiquement indiscutable – alors que l’actualité reste un prix bas pour le charbon américain comme sur les marchés mondiaux pour le pétrole et le gaz. Et alors aussi qu’il faudra ne jamais exploiter une part importante des réserves de charbon5.
- En 1980, Margaret Thatcher lance une remise en cause brutale des mines et autres industries nationalisées de Grande-Bretagne, qu’elle entendait fermer ou privatiser. A leur tour, la Commission et les Etats de l’Union Européenne s’engageront en 1996 pour le gaz et l’électricité dans une transformation profonde des règles du jeu, avec une stratégie de « libéralisation des marchés » en remplacement d’une organisation qui reposait sur des monopoles nationaux ou régionaux, en général services publics très intégrés verticalement, de la production à la distribution, développés pendant des décennies sur les idées d’économie d’échelle, de péréquation et de sécurité de la fourniture. A l’inverse, le but affirmé du changement était un « marché intérieur » où la concurrence ferait baisser les factures des ménages et des entreprises : échec sur ce plan mais fort développement des principaux électriciens hors de leurs marchés historiques et apparition de nouveaux métiers. Mais le modèle s’hybride très tôt : la préoccupation du climat amène l’Europe à adopter un « paquet énergie-climat » précisément en 2008 (fâcheuse coïncidence) et à engager des budgets publics nationaux importants pour financer la production d’électricité à partir des énergies renouvelables (EnR), budgets dont on disait qu’ils se réduiraient au fur et à mesure de l’augmentation du prix des hydrocarbures…
Même si la nécessité de maîtriser ces subventions (en Espagne notamment) a obligé à différentes réductions politiquement douloureuses quoique facilitées par la baisse des coûts du photovoltaïque et des éoliennes, le résultat a été une augmentation forte de la production électrique à un moment où la consommation totale était décroissante. Surcapacité d’un côté, faiblesse de la demande de l’autre entraînent à partir de 2014 des dysfonctionnements évidents du marché européen de l’électricité : le débouché des moyens de production d’électricité autres que les EnR « régulées » étant ainsi réduit année après année, le « prix de marché » s’est effondré à peu près dans tous les pays européens6. Ce mouvement a conduit à mettre sous cocon ou à arrêter définitivement plusieurs centrales au fuel, au gaz ou au charbon, au-delà de ce qui résultait de la fin d’exploitation des mines de charbon ou de lignite (beaucoup de ces mines ont fermé sauf en Allemagne et en Pologne). Cet « effondrement des prix de gros » de l’électricité engendre d’autant plus d’incompréhension que les prix payés par les ménages sont, eux, en croissance forte compte tenu de deux mouvements qui font plus qu’annuler la baisse : d’une part, le coût du renforcement des réseaux, des développements numériques et de la séparation des rôles auparavant « intégrés », production, transport, stockage, distribution… ; d’autre part et surtout, l’accroissement des taxes qui financent l’achat des EnR (EEG Umlage en Allemagne, CSPE en France…).
- Quelques semaines après Fukushima les autorités allemandes accélèrent une « sortie du nucléaire » initialement bien acceptée par l’opinion mais pour laquelle les électriciens réclament des indemnisations de plusieurs milliards d’euros devant les tribunaux (et dans le cas de VATTENFALL devant la cour d’arbitrage du CIRDI, mécanisme accessible à cette entreprise puisqu’elle est en Allemagne « d’origine étrangère »). Ces procédures seront nécessairement longues dès lors qu’il va falloir chiffrer la « valeur » d’outils construits il y a 30 ans, question qui change beaucoup selon qu’elle apparaît soit immédiatement après Fukushima comme l’a imposé le calendrier électoral allemand, soit après les longs débats internationaux, stress tests, échanges entre les autorités de sûreté nationales, WANO, l’UE et l’AIEA, qui auront été nécessaires à chacun pour réfléchir les renforcements de sûreté appropriés. La question de la « valeur » dans une situation de prix déprimés n’est pas spécifique à l’Allemagne : qu’il s’agisse d’un barrage hydroélectrique en Scandinavie ou en Suisse, d’une centrale au lignite en Mazurie ou d’une centrale nucléaire au Royaume-Uni, quelle valeur prendre en compte s’il y a aujourd’hui une OPA ou une loi d’expropriation ? L’évaluation tiendra-t-elle compte de la dépression forcément transitoire des prix de gros ?
- Dernière dimension enfin : les échelles de temps dans l’énergie sont souvent de plusieurs dizaines d’années (75 ans pour les vieilles concessions hydroélectriques en France). Certes, dans chaque pays, les règles générales sur la nationalisation et les indemnisations sont-elles relativement stabilisées mais on ne saurait en dire autant des différents mécanismes des codes fiscaux ou environnementaux. Les règles d’amortissement, tout comme la fiscalité des « rentes hydrauliques » ou des « rentes nucléaires », ne seront certainement pas stables sur des durées aussi longues. De même, les mines, les barrages et les centrales thermiques ou nucléaires étant dans la plupart des pays européens des « équipements qui font débat », comment probabiliser le résultat d’une enquête publique qui aura lieu dans 20 ans pour renouveler une licence7 ?
Comment par ailleurs apprécier aujourd’hui la pérennité de régulations qui reposent sur des fiscalisations/défiscalisations qui peuvent représenter la totalité des coûts pour 30 % de la production d’électricité d’un pays et des durées de 20 ou 30 ans ? Si une installation perd sa valeur du fait de la concurrence d’une autre technologie qui serait, elle, subventionnée à 100 %, quel mécanisme d’indemnisation sera mobilisé ? Faudra-t-il demander sa nationalisation ou son inclusion dans les « activités régulées » ? La création de filiales distinctes pour les activités régulées est peut-être une démarche préparant une injonction aux pouvoirs publics de clarifier réellement leurs options et d’en expliquer eux-mêmes les conséquences aux ménages et aux entreprises.
Cette situation provoquera des difficultés sérieuses dès 2016, les « prix de marché » de 25 €/MWh ne couvrant pas les simples dépenses directes de fonctionnement des centrales au fuel, au gaz ou au charbon ni des centrales nucléaires existantes voire de barrages hydroélectriques de taille modeste : un déficit d’exploitation qui dure plusieurs trimestres impose l’arrêt ou la mise sous cocon. Et bien
entendu de tels niveaux ne représentent que des fractions comprises entre 20 % et 50 % des coûts complets des différents moyens de production nouveaux proposés, éoliennes, photovoltaïque, hydraulique ou électronucléaire de 3e génération : les débats sur la compétitivité des technologies portent souvent sur les questions complexes d’intermittence, de réseau, stockage, capacité de piloter en temps réel la production et la consommation…, mais négligent le fait que le prix de gros de 25€/MWh doit dissuader tout nouvel investissement.
Que faire à court terme?
Une première urgence devrait être un effort de communication de l’UE pour éviter la mise en accusation des politiques climatiques et énergétiques, les citoyens n’étant pas préparés à l’idée que le développement des EnR puisse entraîner une hausse des coûts ou la délocalisation de certaines activités.
On ne croit plus à la convergence spontanée « réduction des gaz à effet de serre/efficacité énergétique/développement des énergies renouvelables » : pour réaffirmer que l’objectif premier est la réduction des émissions, il faudrait prendre pour règle de chiffrer systématiquement en CO2 d’une part et en euros d’autre part les implications de chaque initiative énergétique et/ou climatique, en veillant à préserver l’expression ouverte et contradictoire des groupes d’intérêts. Il est urgent d’arrêter la critique globale rendant la législation européenne responsable à la fois de la hausse des factures et de l’augmentation des rejets de CO2 tout en mettant en accusation des autorités espagnoles, allemandes, belges, françaises… au motif des conséquences de décisions nationales, taxations rétroactives, annulation de tarifs garantis, réduction de bulles et de niches…
Redonner la priorité à la réduction du risque climatique devrait se traduire par l’établissement d’un prix plancher du CO2 comme en Grande-Bretagne, en France tout d’abord mais aussi au niveau européen dès que ce sera politiquement possible. Une telle décision devrait s’accompagner de l’arrêt des diverses incitations aux énergies fossiles qui constituent autant de prix du CO2 négatifs.
La commercialisation de l’électricité produite avec des énergies renouvelables bénéficiant actuellement d’une obligation d’achat devrait être replacée dans un contexte concurrentiel, avec un premium approprié déterminé en mettant à profit l’expérience britannique.
Les surcapacités en Europe imposent que chacun des pays examine toutes les valorisations possibles de l’électricité, qu’il s’agisse de l’industrie, des logements neufs ou existants (par promotion des pompes à chaleur notamment), du numérique ou des nouvelles formes de mobilité individuelle ou collective. Il sera bien sûr indispensable de s’assurer dans chaque cas de l’intérêt du remplacement des autres énergies par l’électricité en termes de CO2 et en termes économiques, en prenant garde notamment aux dépenses qui n’auraient de temps de retour acceptables que si les prix de l’énergie croissaient fortement, hypothèse qui n’est plus celle des prochaines années.
Le décalage entre consommation nationale et capacité de production disponible en 2016 conduit en France à des prix de marché de gros de l’électricité sensiblement inférieurs à ceux de l’Espagne, de la Grande Bretagne ou de l’Italie, trois pays où le secteur électrique est d’ailleurs plus émetteur de carbone. Il serait raisonnable d’engager les interconnexions réalisables en deux ans qui permettraient d’accroître les exportations françaises (y compris par câbles sous-marins).
Il est difficile de prévoir où se situeront les défaillances dans les mois qui viennent si le prix de marché reste au niveau actuel mais il serait sage de redonner rapidement aux différents fournisseurs d’électricité en Europe davantage de capacités d’autofinancement. En France, la CSPE pèse sur la seule facture d’électricité et obère substantiellement les possibilités d’évolution des prix rendus consommateur. Les changements approuvés récemment par le Parlement devraient améliorer les procédures de décision et rendre plus transparent le pilotage politique et technique d’une dépense publique qui pourrait atteindre 8 milliards par an en 2025 même s’il n’y avait pas de nouveaux engagements.
En termes de méthode, enfin, on devra reprendre un débat collectif sur l’actualisation pour refonder des conventions aussi rationnelles que possible, y compris dans une période de taux d’intérêt négatifs. Au-delà des décisions de court terme comme une mise sous cocon pour trois ans , on a besoin d’un cadre pour comparer des dépenses, des recettes et des garanties qui peuvent s’échelonner sur 50 ou 80 ans : quelle est la valeur d’un stockage d’uranium appauvri ou la valeur du « gaz coussin » d’un stockage de méthane en aquifère ? Combien gagne-t-on ou perd-on à reculer de 30 ans le démantèlement d’un PWR ? L’un des points clés sera le mode de prise en compte sur une longue période des émissions de CO2 pour internaliser le coût de leurs impacts : choisira-t-on de les cumuler arithmétiquement sur 50 ou 100 ans afin de refléter l’incidence climatique ? Une telle convention est cruciale pour refonder par exemple les choix d’investissement sur la thermique des logements.
L’urgence ne doit pas faire sous-estimer les obstacles mais sans doute n’est-il pas trop tard pour affirmer la prééminence de l’objectif de réduire les émissions. On devrait au plus vite généraliser la présentation en « empreinte carbone8 », qui intègre les émissions nationales mais aussi le contenu carbone des exportations et des importations, y compris celles qui correspondent à des délocalisations ou à des relocalisations. Etablir vite un langage robuste et fiable permettra de surmonter ces dialogues de sourds où nous exprimons souvent des préoccupations, des intérêts ou des ambitions de nature très différente dans les champs du nucléaire, de l’éolien ou du gaz aussi bien que sur les questions de compétitivité, de croissance ou de décroissance de l’économie et de la démographie. Les référentiels ont radicalement changé depuis 2 ans et il y aurait beaucoup de risques à une situation d’incompréhension où le citoyen européen de bonne foi viendrait reprocher aux institutions et aux entreprises d’avoir tout décidé à sa place, sans mettre vraiment les cartes sur la table ni accepter de reconnaître et rectifier les erreurs de prévision antérieures.
- Voir notamment EY et Bloomberg. Cf. également David Robinson Oxford IES ou CE Investment perspectives…
- Un test de validité ou « impairment test » permet de valider la cohérence entre la valeur nette comptable des actifs incorporels, notamment le goodwill, et leur valeur de récupération (soit valeur d’usage, soit valeur de marché).
- L’échec était pourtant prévisible : même sur le seul sujet du « burden sharing », les mécanismes adoptés en 1997 pour Kyoto dans une Europe à quinze n’étaient raisonnement pas envisageables au niveau mondial en 2009. Le débat pour l’application par l’UE de l’accord de Paris est devant nous sur ce point.
4 Mais la démographie française est aussi un atout !
- Du moins sauf mise en œuvre des technologies « capture et stockage du CO2 » (CCS) dont il est donc urgent de préciser la faisabilité technique et le coût.
6 Cf. par exemple graphique sur les prix de gros en Allemagne diffusé par EnBW.
- Une issue redoutable étant l’impossibilité de toute décision.8. Cf. par exemple Cour des Comptes ou WWF .
Philippe Vesseron