Un père adoptif qui a participé au débarquement livre à son fils sa vision amère d’ancien G.I. : « La guerre… s’était aussi chargée de retirer à mon père ses illusions. La bête humaine s’était révélée à lui dans toute son horreur. » Ce qui a été historiquement magnifié en héroïsme absolu est perçu par l’expérience normande du libérateur allié comme un « carnage ».
L’adopté, né en 1945, a passé son enfance et sa jeunesse aux États-Unis. Il ne sait pas d’où il vient, il se croit libre « de tout héritage ». Jusqu’à ce que peu à peu le puzzle de ses origines, fragment d’information par fragment d’information, reconstitue cruellement l’histoire de sa naissance sous les bombes et de son adoption et lui donne conscience de son identité de fils d’Allemand. Angoisse : il est un enfant de l’Allemagne nazie… A-t-il eu pour géniteur « un SS, un pervers sadique » ? L’incertitude hante Werner.
Torturées par le doute, cette recherche de soi-même et cette quête des racines vont construire tout au long du puissant roman d’Adélaïde de Clermont-Tonnerre une vaste fresque qui va permettre à la fois de différencier et de ne pas différencier la responsabilité collective des désastres que la guerre provoque universellement.
Entre 1940 et 1945, les bombes des deux camps tombaient massivement et aveuglément sur les populations. Le roman d’Adélaïde de Clermont-Tonnerre agit fortement sur le passé qui en est la trame dont le texte littérairement et historiquement exigeant affine le fil tragique. Aujourd’hui où l’Europe, menacée de l’extérieur et de l’intérieur, a tant de mal à se délivrer de ses contradictions et des démons d’une mémoire entachée de crimes contre l’humanité, il paraît urgent de nourrir d’une réflexion éthique contemporaine les vieilles déchirures, en rendant compte de la Seconde Guerre mondiale dans un langage plus objectif, moins subjectif. C’est précisément la fiction et la liberté qu’elle donne à l’imaginaire, qui peut renouveler notre regard sur les questions fondamentales que posent encore et poseront toujours les drames de la guerre : la naissance, les liens biologiques, la filiation et la justice en perdition. Tous les grands thèmes que développe en profondeur Adélaïde de Clermont-Tonnerre. Le Dernier des nôtres se déploie de 1945 à 1972, de Dresde à New York et explore le domaine infini d’une vérité à la dérive et d’une identification peut-être impossible, peut-être seulement métaphysique. La force de ce roman est, contrairement à celle des historiens et des hommes politiques, de ne pas juger mais de donner corps et forme à des éléments abstraits qui en le captivant et en le guidant permettent au lecteur de se souvenir du passé, de réfléchir au présent et de se préparer à l’avenir.
L’art romanesque d’Adélaïde de Clermont-Tonnerre est une interrogation moderne de l’hérédité : « Pouvais-je être le fruit du mal sans être le mal lui-même ? » Il questionne aussi la décision des alliés de châtier en rasant la ville de Dresde, après la défaite de l’Allemagne en réponse aux V2 lancés sauvagement sur Londres. Aux innocents sacrifiés, on a riposté par d’autres innocents sacrifiés, tous civils passifs, dont, de chaque côté des belligérants, le sort était de subir un déluge de bombes : « Qui d’autre blâmer ?… », se demande l’un des personnages. « Les Anglais qui avaient semé les bombes et fait pousser la mort partout où le regard se portait ? Le destin ? Dieu ? Le diable ? Qui pouvait trouver un sens à cette absurdité ? » Le talent d’Adélaïde de Clermont-Tonnerre, c’est de ne pas répondre et multiplier ces personnages qui émettent des idées indépendantes les unes des autres, porteuses, chacune, d’un éclairage supplémentaire du réel. Le mérite de ce style retenu, c’est de stimuler, d’élargir la pensée, de la rendre intensément sensible.
Le don du romancier et le savoir de l’historien se mêlent dans Le Dernier des nôtres pour nous émouvoir tout en instruisant. La romancière, hautement documentée, révèle « la mission qui a permis en toute discrétion et en toute illégalité de faire venir cinq cents savants et ingénieurs nazis aux États-Unis ». On apprend du personnage Von Braun, qu’Adélaïde de Clermont-Tonnerre fait romanesquement revivre, qu’en 1971 l’ingénieur avait eu beau être l’inventeur des V2 qui avaient terrorisé les Londoniens, « il occupait le poste de directeur stratégique à la NASA ». Le narrateur, rencontrant pour la première fois Von Braun, découvre les compromis de la politique américaine et se demande « comment un homme en apparence si affable, si attentionné et éduqué, avait t-il pu participer à ce carnage ? Comment pouvait-il vivre avec ce poids ?… je le voyais là, dans son bureau… nouveau héros de l’Amérique… et j’avais envie de lui envoyer son passé en pleine face ».
Adélaïde de Clermont-Tonnerre, sous cette forme d’antisaga d’une famille défaite dans les tourments d’un adopté, interroge le cynisme des intérêts « supérieurs » et l’amoralité de la géopolitique. Avec une sobriété classique, ses interrogations sur la nature humaine et ses énigmes s’étagent, des questions individuelles jusqu’aux questions planétaires.
Privé de renseignements, l’orphelin à la recherche de sa génitrice remonte lentement la piste. Il doit discerner entre deux photographies de femmes celle de sa vraie mère, il doit ensuite, entre deux hommes, les deux frères, deviner devant le survivant, si c’est son père ou son oncle et savoir lequel des deux frères fut le criminel nazi, de même qu’il doit, pour s’alléger du fardeau de la honte, dégager de la nation allemande responsable d’Auschwitz et de la Shoah, l’Allemagne d’avant et d’après le nazisme. Enfant de l’Histoire, le jeune Allemand Werner va ainsi occuper sa jeunesse de New-Yorkais à réorganiser sa conscience, s’efforcer de remettre de l’ordre dans le chaos de la guerre et parvenir à reconnaître sa propre histoire de bébé extrait d’une mourante blessée dans le bombardement de Dresde. Sous le gigantisme des monceaux de millions de morts de la Seconde Guerre mondiale, il lui faudra retrouver, dans l’après-guerre, les fondations de la vie, l’homme de qui il est né et, par ce père qu’il n’a pas eu, mais qui est toujours en vie, reprendre sa place dans la chaîne des générations par qui se transmet le lien humain.
C’est ce message d’humanité que nous adresse, non sans poésie, le roman pacifié d’Adélaïde de Clermont-Tonnerre, au terme duquel, symboliquement, se réalise le souhait du neveu du criminel nazi d’avoir un enfant avec Rebecca, la fille d’une mère juive, Judith, restée à jamais traumatisée d’avoir été suppliciée à Auschwitz par l’oncle bourreau. Et si le narrateur, après avoir appris de la bouche de son père retrouvé que ce frère non coupable s’est fait justicier du frère coupable et l’a exécuté de sa propre main, le fils comprend, que pour les victimes, « la vengeance reste la forme la plus sûre de la justice », l’amour de Werner pour Rebecca, fille de déportée, témoigne que l’essentiel pour les descendants de la guerre est de dépasser « la situation horrible » dont ils ne sont pas responsables. Ainsi, cet amour charnel et spirituel d’un parent de nazi pour une jeune femme juive, dans l’Amérique hippie des années 70, met en pratique « l’ambitieuse théorie qui commençait par la réconciliation des peuples et l’oubli des offenses » prônée par l’une des voix optimistes de ce roman inspiré où notre émotion se ressource, en ce début de vingt et unième siècle et d’une nouvelle Europe promise…
Chantal Chawaf
Adélaïde de Clermont-Tonnerre
Grasset, 2016.