Dans un entretien datant de 1927, Freud répondait aux objections auxquelles il s’attendait de la part de quelqu’un qu’il identifiait comme un Américain, à savoir qu’il continuait à trop mettre l’accent sur la sexualité. Il répondit en citant un poème de Walt Whitman. Freud, suivant les questions de G. S. Viereck, dit : « Je réponds avec les mots de votre propre poète, Walt Whitman : “Et pourtant tout viendrait à manquer si le sexe manquait.” » Freud ajouta aussitôt : « Cependant, je vous ai déjà expliqué que je mets aujourd’hui autant l’accent sur ce qui se trouve au-delà du plaisir, – la mort, la négation de la vie. »[1] Cet entretien est intéressant pour plusieurs raisons. Tout d’abord, je l’ai trouvé dans un recueil qui traite beaucoup de nos interrogations présentes, mais il date de 1957. La conversation de Freud et Viereck ouvre le volume d’essais, d’entretiens et de récapitulations sur l’avenir de la psychanalyse en 1957. Ils sont présentés d’un point de vue qu’on peut dire américain. Un chapitre entier est consacré au problème de la « Socialisation » de la psychanalyse dans l’Amérique contemporaine. Goodwin Watson examine La Psychanalyse et l’avenir de l’Education (en 1957). Carl Sulzberger discute de la Psychanalyse de l’avenir de la sexualité, annonçant que des mots tels que « perversion » et « crime sexuel », « crime » vont tomber hors d’usage très vite…
Cet entretien est intéressant de plus à cause de la personnalité discutable de George Sylvester Viereck, qui était né en Allemagne mais était venu aux Etats-Unis dans sa jeunesse, et s’était illustré comme écrivain. Ce fut Viereck qui attira l’attention de Freud sur le travail de Steinach quand il publia en 1923 un livre de vulgarisation intitulé Réjuvénation : Comment Steinach Rajeunit les Gens. Freud en fut frappé, et il eut une opération Steinach en 1926. Freud demandant ensuite à Viereck d’écrire un semblable livre de vulgarisation sur la psychanalyse. Viereck vint donc à Vienne pour l’interviewer, mais juste après, il alla à Munich où il interviewa Adolf Hitler. Viereck était déjà un pronazi. Viereck se fit une spécialité d’interviewer des gens célèbres, tels que le maréchal Foch, Georges Clemenceau, George Bernard Shaw, Henry Ford, Magnus Hirschfeld, et Albert Einstein. Face à Freud, on voit Vierek trahir son impatience de temps à autre, ainsi quand Freud parle de l’antisémitisme. Freud dit : « Je me suis considéré comme un Allemand intellectuellement, et puis j’ai pris conscience de la croissance des préjugés antisémites en Allemagne et en Autriche/Allemagne. Depuis ce temps, je ne me considère plus comme un Allemand. Je préfère dire que je suis juif. » Ce sentiment ne plut pas beaucoup à Viereck, qui confesse : « Je fus un peu déçu par cette remarque. Il me semblait que l’esprit de Freud aurait dû habiter dans les hauteurs, au-delà des préjugés de race, et qu’il n’aurait pas dû se laisser aller à des rancœurs personnelles. Pourtant son indignation même, sa sainte colère, le rendait plus cher et plus humain. Achille serait insupportable s’il n’avait pas son talon ! »[2]
Viereck finit par être emprisonné pendant la Deuxième Guerre comme traître pour ses activités pronazies. De manière amusante, Freud pense que Vierek représente l’esprit des Etats-Unis. Vierek apprécie beaucoup G. B. Shaw, qu’il critique sévèrement. Shaw, comme le dit Freud durement « ne comprend rien à la sexualité ».[3] En revanche, l’écrivain qui comprend la sexualité est Walt Whitman. Et donc Freud cite un poème célèbre, Une femme m’attend.
« Une femme m’attend – elle contient tout, rien ne manque,
Mais tout manquerait si le sexe manquait, ou si manquait le fluide de l’homme idéal.
Le sexe contient tout,
Corps, Ames, Sens, Preuves, puretés, délicatesses, résultats, promulgations,
Chansons, Ordres, Santé, Orgueil, le mystère maternel, le lait séminal ;
Tous les espoirs, les bienfaits, les dons,
Toutes les passions, les amours, les beautés, les délices de la terre,
Tous les gouvernements, les juges, les dieux, les gens traqués de la terre,
Tous sont contenus dans le sexe, comme ses parties et sa justification. »
Ce poème fut écrit en 1856, et il s’intitulait d’abord Poème de la Procréation. Il choqua ses premiers lecteurs en raison de cet hymne si franc à la sexualité. Whitman y apporte plus d’un tour, car il semble d’une part jouer le rôle de l’amant et fécondant :
« Je t’attire à moi, vous les femmes !
Je ne peux pas vous laisser partir, je vais vous faire du bien,
Je suis pour vous, et vous êtes pour moi, non seulement chacun pour chacun mais pour tous les autres ;
Enveloppés en vous dorment de plus grand héros et bardes,
Ils ne se réveillent que si c’est moi qui les touche… »
Whitman ajoute alors une confession surprenante qu’il se sent autant femme qu’homme, car leur étreinte intime est un véritable échange de leurs propriétés.
« C’est moi, vous, les femmes, – j’avance,
Je suis dur, amer, grand, et irréfutable – mais je vous aime… »
A la fin du poème, le sperme abondant de Whitman va imprégner toutes les femmes et produire des générations de futurs poètes :
« Je vais compter sur les fruits de mes flots ruisselants,
comme je compte sur les fruits des flots ruisselants que je répands maintenant,
Je vais chercher les moissons amoureuses de la naissance, vie, mort et immortalité que je plante en terre par mon amour. »
Visiblement, Freud aimait ce poème. Il peut servir de point de départ pour ce que je vois comme l’interpénétration lyrique du « Je » et du « Tu » qui définit cette sexualité vivante et réversible, et dont je vois un symptôme dans une nouvelle forme de salut urbain, qu’on entend dans les grandes villes comme une formule argotique qui se répand de plus en plus : « Hey, Yo ! »
J’ai entendu « Yo ! » pour la première fois quand je suis venu habiter à Philadelphie, en marchant dans la ville Sud, le quartier Italien. Cette interjection argotique dérive, semble-t-il, des Américains-Italiens et des Américains-Noirs de Philadelphie, d’abord pendant la Première Guerre mondiale, puis pendant la seconde. De fait, « Yo ! » était employé par les soldats qui répondaient aux officiers. C’était la manière usuelle de répondre à l’appel. « Yo » signifiait alors « Je suis là. » Mais pour les Italiens, cela évoquait « Io » (je, moi), tandis que pour les Noirs cela faisait plutôt penser à « You ! » Ce n’était pas loin de « Hé vous là ! » Mais à la fin des années 1990 et au début des années 2000, le mot est devenu courant dans les chansons de rap, souvent psalmodié en chœur de manière répétitive en arrière-fond musical, dans les genres hip-hop ou rap gangster: « Yo, check it out, yo. » On l’entend aussi employé souvent par Rocky Balboa dans la série des films de Rocky, films, avec Sylvester Stallone dans South Philly. Maintenant, « Yo » est aussi devenu une exclamation qui ponctue la fin d’une phrase, soit pour attirer l’attention sur un individu précis ou un groupe (« What’s up, yo ? » Comment va, toi/vous ?), ou pour renforcer une remarque (« This music is great, yo ! » ? Cette musique est super).
Je vois dans l’ubiquité de Yo un signe de cet échange systématique entre le « Je » et le « Tu » que Whitman réclame moins pour fonder une érotique de la langue que le tissu social. C’est aussi l’adresse ad hominem ou ad feminam qu’Althusser décrit comme typique de l’idéologie. On retrouverait ici sa théorie des « Appareils Idéologiques d’Etat » par lesquels toute idéologie apostrophe ou interpelle des individus concrets et en fait des sujets concrets. Cette transformation des individus en sujets a une fonction politique.[4] De plus, l’exemple de « Yo » montre clairement que cette interpellation fonctionne mieux en temps de guerre, ce qui avait été bien vu par Freud lorsqu’il méditait sur les masses et la guerre dans les années vingt. Je me rappelle avoir vu des amis proches de l’ancienne Yougoslavie découvrir en peu de temps qu’ils étaient soit « Serbes » soit « Croates » parce que la guerre faisait rage. Dans ce sens, si nous admettons que la guerre donne libre cours à la pulsion de mort, la constitution de toute identité doit donc apprendre à faire la part belle à la pulsion de mort.
Il y avait un point sur lequel Freud s’était trompé en 1927 en parlant avec Viereck : il n’était pas si difficile pour les Américains d’accepter son soi-disant pansexualisme ; en revanche, il fut presque impossible de leur faire admettre qu’il y avait quelque chose comme la pulsion de mort. L’évolution de la culture populaire dans les films, la publicité, les vidéos, la littérature, a montré que cette sexualisation était acceptable et même inévitable. Mais la résistance à l’idée de la pulsion de mort fut tenace et dure encore. Dans son entretien avec Viereck, Freud rappelle les thèses majeures de Au-delà du Principe de Plaisir : « La mort est la compagne de l’amour. Ensemble les deux gouvernent le monde. (…) L’objet ultime de la vie est sa propre extinction. »[5] Freud y ajoute une idée plus surprenante : « Il est possible que la mort elle-même ne soit pas une nécessité biologique. Peut-être que nous mourrons parce que nous voulons mourir. » (ibid.) J’ai consacré tout un chapitre de mon livre Crimes of the Future à cette juxtaposition apparemment paradoxale.[6] Je vais me borner à tracer les linéaments de cet argument.
Freud est resté critique face à la culture américaine toute sa vie, et il exprimait ses réserves face à Viereck : « L’intérêt des Américains pour la psychanalyse n’est pas très profond. Une vulgarisation massive a donné une acceptation superficielle sans recherche sérieuse. Les gens se contentent de répéter des phrases apprises au théâtre ou dans les journaux (…). De plus le trust médical aux USA comme en Autriche essaie d’accaparer tout le domaine. Laisser la psychanalyse seulement dans les mains des docteurs serait fatal à son développement. »[7] En fait, la récupération par la science médicale a toujours eu un effet idéologique, visant aux thèmes mélioristes au nom d’une théorie de l’adaptation sociale. Les seules armes de Freud étaient de répéter qu’il y avait la sexualité, et qu’il y avait la pulsion de mort. Pour lui, il n’y avait pas d’avenir sans prendre en considération la pulsion de mort.
Ces vues étaient partagées par d’autres penseurs qui avaient vu la décadence de la psychanalyse après la mort de Freud en 1939, Theodor W. Adorno, Herbert Marcuse et Jacques Lacan. Adorno avait réagi violemment à la « Californisation » de la psychanalyse dont il avait fait l’expérience pendant son séjour américain entre 1938 et 1949. Dans une conférence donnée en anglais à San Francisco en 1946, Adorno s’en prit violemment au révisionnisme des nouveaux freudiens. Il attaqua Erich Fromm et Karen Horney qui effaçaient le « pessimisme » et le « pansexualisme » de Freud pour le remplacer par un culturalisme facile. Dans Revised Psychoanalysis,[8] le texte reprenant cette conférence de 1946, Adorno dénonce la manière dont Karen Horney élimine la théorie freudienne des pulsions. Son optimisme culturaliste évitait le côté sombre de Freud, dont Adorno disait qu’il devrait figurer à côté de Mandeville ou de Sade. La grandeur de Freud, concluait Adorno, venait de sa propre ambivalence en face de la culture et de la civilisation.
Lacan suivit un chemin semblable lorsqu’il s’attaqua à ce que Herbert Marcuse avait nommé l’«obsolescence de la psychanalyse ».[9] Pour Lacan, une telle obsolescence était causée par une contradiction de la psychanalyse, prise entre des demandes incompatibles, le neuroscientisme biologique et le méliorisme de l’adaptation sociale. Lacan et Adorno partageaient une intuition de base qui prenait la forme d’un paradoxe : c’est le concept de pulsion de mort qui peut empêcher l’obsolescence de la psychanalyse. En bref, cette obsolescence devenait évidente dès que la psychanalyse refusait de regarder la mort en face.
Jean-Michel Rabaté, Professeur, Université de Pennsylvanie
[1] “An Interview with Freud,” by G. S. Viereck, in Psychoanalysis and the Future, ed. Benjamin Nelson (New York, National Psychological Association for Psychoanalysis, 1957), p. 9.
[2] Ibid., p. 6.
[3] Ibid., p. 9.
[4] Louis Althusser, “Ideology and Ideological State Apparatuses” in The Norton Anthology of Theory and Criticism (New York, Norton, 2010), p. 1 356.
[5] “An Interview with Freud,” p. 4.
[6] Jean-Michel Rabaté, Crimes of the Future (New York, Bloomsbury, 2013), p. 125-147.
[7] “An Interview with Freud”, p. 10.
[8] Theodor W. Adorno, “Die revidierte Psychoanalyse,” Soziologische Schriften, I, (Frankfurt, Suhrkamp, 1997), p. 20–41.
[9] See Herbert Marcuse, The Obsolescence of Psychoanalysis (Chicago, Black Swan Press, 1967).