Le culte de la nation et les fanatismes ethniques (y inclus religieux) inspirent des guerres civiles, des génocides et l’essor du terrorisme à l’échelle internationale. Ils contribuent à d’énormes mouvements migratoires et à des tragédies humanitaires de grande ampleur. Le phénomène n’est pas nouveau. Les États modernes ont des histoires singulières, mais le nationalisme, l’idéologie qui inspire et légitime leur développement, varie peu dans ses énoncés discursifs. Ses thèmes dominants sont analogues d’un pays à l’autre. À l’origine, le nationalisme comprend des projets de liberté. La métamorphose de l’autorité politique et des hiérarchies sociales entraînée par les révolutions du XVIIIe siècle s’opère sous le signe des droits de l’homme, de la république et de la raison. La nation incarne le peuple et signifie le corps des citoyens égaux devant la loi. Cependant, l’idée nationale comprend un discours très chargé du point de vue affectif. Le projet national de la Révolution française est fondé sur la fraternité. Cette conception s’impose également dans le nationalisme américain. Les termes de « frères », de « commune parenté » et de « consanguinité » se retrouvent dans la Déclaration d’indépendance.[1]
Les nationalistes invoquent l’amour de la nation et l’harmonie communautaire. Ils associent la nation à une figure maternelle et cette fantasmagorie est véhiculée par une importante iconographie. Mais le père est également omniprésent. Paradoxalement, la conception égalitaire qui préside au projet de souveraineté républicaine est inséparable de l’héroïsation de la vie nationale et le culte des figures historiques de la nation, l’idéalisation des chefs assumant son destin, l’essor des rituels et des symboles valorisant les détenteurs de l’autorité politique vont accompagner le développement de l’État-nation en Europe. Napoléon, Garibaldi et Bismarck seront des figures emblématiques de cette vénération, au même titre que des personnages de moindre envergure dont l’emprise s’avérera plus éphémère. Cet appel au héros s’amplifiera pendant la Première Guerre mondiale avec l’idéalisation collective des chefs militaires. Par la suite, le culte de la personnalité prendra les formes extravagantes que l’on sait avec l’instauration des régimes fascistes et communistes, qui auront pour caractéristique de subjuguer les masses en organisant l’idolâtrie de leurs chefs.
Le thème de l’exceptionnalisme identitaire est une constante des discours nationalistes.[2] Les aristocrates de l’Ancien Régime étaient hantés par leurs quartiers de noblesse. Le génie de la nation fut d’attribuer symboliquement à tous les citoyens le sang bleu de la noblesse en leur consacrant l’héritage d’une généalogie collective incomparable. Les révolutionnaires de 1789 confèrent à la nation une mission pour le monde entier, celle de propager les principes des droits de l’homme et du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Les Américains ont très tôt le sentiment d’appartenir à un peuple élu et d’habiter une terre promise. Les pères fondateurs des États-Unis insistent sur le fait que la nation américaine a été choisie par Dieu et qu’elle accomplit sa volonté dans l’accomplissement de sa nouvelle histoire. John Adams croit que l’Amérique a été désignée par la Providence pour réaliser le bonheur de l’humanité entière, pour être le théâtre où l’homme doit atteindre sa véritable stature, où la science, la vertu, la liberté, le bonheur doivent s’épanouir dans la paix. Dans la même logique, les nationalistes entretiennent une vision édifiante de leur l’État, de sa gloire et de sa puissance politique.
Le nationalisme entretient également des liens très forts avec les croyances religieuses. La Révolution française exprime très vite une hostilité virulente à l’égard de l’Église, avant de chercher à recréer une religion civique, puis de reprendre à son compte sur le mode séculier l’eschatologie et une partie des rituels du christianisme. Le nationalisme américain n’a cessé d’être tout imprégné de croyances religieuses. Le sionisme constitue à bien des égards une sécularisation du judaïsme, sans pour autant perdre ses attaches spirituelles spécifiques. Il tend aujourd’hui à prendre une dimension intolérante sous l’influence de certains courants orthodoxes religieux. On pourrait multiplier les exemples historiques de ces liens entre l’idéologie nationaliste et les croyances religieuses.
La nation a été définie comme une « communauté imaginée ».[3] Elle s’impose comme un idéal d’association politique devant supplanter en dernier recours les autres allégeances de groupe. De la Révolution française aux embrigadements d’inspiration fasciste, les mouvements nationalistes seront l’expression de grands groupes, plus ou moins structurés, ceux des foules urbaines, des armées, des assemblées parlementaires, mais aussi ceux des sociétés de gymnastique et des associations d’étudiants. Les propagateurs de ces valeurs nationales exacerbent l’importance des clivages avec les autres peuples. Les nations se construisent de surcroît sur l’exclusion des minorités susceptibles de troubler leur harmonie interne. Les nationalistes leur prêtent des intentions subversives, les faisant les boucs émissaires de leurs difficultés, projetant sur elles toutes sortes d’attitudes et d’intentions maléfiques. Cette quête d’unité nationale entretiendra souvent une crainte paranoïaque du complot.
L’intégration des États exige que leurs gouvernements aient le monopole de la contrainte légitime. Elle nécessite également que leurs citoyens entretiennent des rapports de solidarité, qu’ils partagent des sentiments d’identité collective en assumant le projet d’une communauté nationale. Lorsque les gouvernements ne sont pas ou plus à même d’entretenir ces liens d’appartenance, parce que leurs dirigeants sont corrompus, injustes, discriminatoires et incompétents, en raison de leur impuissance économique aussi, il n’est pas rare que surgissent des mouvements insurrectionnels remettant en cause leur souveraineté. De nombreux États sont aujourd’hui confrontés à ces processus de désintégration. Dans ces circonstances, les populations placent leurs solidarités de type ethnique et religieux au-dessus de leur allégeance nationale.
Les affects mobilisés dans l’ethnonationalisme et le fondamentalisme religieux ont beaucoup de similitudes avec ceux qui s’expriment dans le nationalisme.[4] En fait, la plupart des courants nationalistes depuis le XIXe siècle se sont réclamés d’une inspiration ethnique teintée de racisme. Les gens qui investissent aujourd’hui ces représentations ont tendance à rompre avec les idéaux d’égalité et de démocratie, mais aussi avec les projets de modernité qui ont inspiré les premiers courants du nationalisme. Ils se réclament de conceptions sociales et politiques hiérarchiques. L’autorité vient de Dieu.
Les militants des mouvements ethnonationalistes et religieux, tout comme les nationalistes, mettent également en avant leur dignité individuelle et collective en excipant une origine distincte et leur supériorité sur les autres groupes. Ils s’inventent une spécificité culturelle édifiante, une spiritualité de haute valeur ; ils affirment la grandeur de leurs aspirations et leur prédominance idéologique et morale. Ils invoquent un Dieu protecteur, exclusif et tout-puissant. Ces représentations mobilisent des sentiments identitaires relevant de l’idéalisation et de l’orgueil. Ces mouvements surinvestissent les frontières, ce qui entraîne inexorablement en leur sein une prolifération de groupes dissidents, soi-disant inspirées par le même Dieu et la même allégeance théologique. Ce narcissisme collectif explique aussi pourquoi les militants de ces groupes fanatiques s’emploient à démolir les lieux de culte et surtout les exactions qu’ils commettent à l’encontre des femmes de la communauté adverse.
Dans la perspective de la psychanalyse, les croyances inspirant ces mouvements appartiennent au registre des illusions. On connaît les réflexions de Freud sur la religion. Elles sont valables pour appréhender les idéologies lorsqu’elles prennent le relais des croyances religieuses. On ne se débarrasse pas des illusions. Leur pérennité tient à la vulnérabilité de la condition humaine, et au fait qu’elles offrent des réponses à l’énigme insupportable de la mort de la souffrance et de la perte. Elles sont inscrites dans le développement de notre construction identitaire. Elles relèvent de la pulsion de vie. Elles marquent nos idéaux et les engagements politiques et sociaux qu’ils inspirent. Elles sont nécessaires à la cohésion de la société. Et pourtant, les illusions sont également aliénantes ; elles sont souvent dangereuses. Elles s’emploient ainsi à diminuer les conflits inhérents à la complexité du réel, à l’indétermination des croyances et aux doutes. En fait, les projets idéalistes que poursuivent les individus et les groupes, même leurs besoins spirituels les plus élevés, comprennent des appétits destructeurs. Ainsi, la religion, comme les idéologies et le nationalisme en particulier, confère une explication rationnelle et tolérable à ce qui relève de besoins de protection, mais tendent à occulter des aspirations plus ou moins inavouables : la volonté de dominer, l’envie sociale, l’orgueil et la haine des étrangers.
C’est le cas des croyances fondamentalistes. Leurs adeptes trouvent leur sécurité dans des positions de cloisonnement identitaire. Ils attribuent la haine qui les anime à leurs adversaires, aux infidèles. Cette projection a pour effet d’aggraver la peur qu’ils ont de ces étrangers, justifiant ainsi leur propre comportement agressif. En fait, les militants de ces mouvements sont dépendants de petits groupes, dirigés par des chefs idéalisés qui affirment une capacité de donner un sens à l’histoire. Ils exigent une adhésion littérale aux textes sacrés et le respect scrupuleux des rites qui leur sont associés. Les mouvements inspirés par ces croyances mobilisent aujourd’hui des populations qui sont exclues de la vie politique, soumises au bon vouloir de régimes répressifs ; elles sont de surcroît dépourvues de perspectives économiques, victimes de conditions matérielles et sociales déplorables. Leur angoisse du lendemain peut être avivée par l’érosion plus ou moins rapide des coutumes, des modes de vie et des solidarités qui étaient liées à l’univers du village, de la famille, de la terre.
Quoi qu’il en soit, les situations d’insécurité, qu’elles soient d’origine institutionnelle et politique, ou qu’elles soient induites plus essentiellement par la misère matérielle, entraînent des changements rapides dans les systèmes de référence identitaire. Elles brisent les rapports habituels de solidarité. Elles amplifient les clivages sociaux et par conséquent l’agressivité entre les individus et les classes sociales. Elles sont aujourd’hui le terreau des délires ethnonationalistes et des fanatismes religieux. Les illusions associées aux représentations ethniques et religieuses sont en effet investies comme un refuge sécuritaire. Elles permettent aux individus fragiles de compenser leurs sentiments d’humiliation, notamment ceux provoqués par une vulnérabilité économique, par leur soumission à des dictateurs et par un état d’ignorance et d’impuissance. En fait, les grandes poussées de sectarismes religieux et de fanatismes politiques, ceux du nationalisme en particulier, coïncident d’ordinaire avec des changements historiques rapides, notamment avec des crises économiques et politiques, avec des périodes où les gens sont directement menacés dans leur dignité. Dans ces circonstances, il est fréquent que des dirigeants et des militants exploitent ces émotions collectives, notamment en attribuant aux minorités culturelles l’origine des problèmes politiques et sociaux.
Quel peut être le rôle de l’éducation pour atténuer ou dissiper l’emprise de ces illusions néfastes ? Freud en continuateur du siècle des Lumières misait sur l’éducation et les progrès de la raison. Il est vrai que les idées manichéennes propagées par certains mouvements fanatiques influencent avant tout des gens peu éduqués, soumis à l’emprise de croyances qu’ils n’ont pas les moyens socioculturels de contester et qui sont peu accoutumés aux débats contradictoires. Hélas, l’éducation n’est pas suffisante. Elle ne garantit pas l’emprise de la raison. Les démocraties libérales en témoignent. Elles offrent des systèmes éducatifs relativement performants. Ces atouts ne les protègent pas de la démagogie. Une partie de leur électorat est sensible aux idées xénophobes d’individus en manque d’équilibre psychologique, enclins à briser les tabous de la décence, portés à exprimer ouvertement des pulsions agressives incompatibles avec les liens de solidarité de nature démocratique. Paradoxalement, l’éducation peut aussi devenir une source de grande frustration, quand l’État et le marché ne sont pas en mesure d’assurer des emplois. Ces manques peuvent en effet contribuer à l’apparition d’une couche d’intellectuels déclassés et aliénés. En fait, les cadres et les militants des mouvements fondamentalistes sont souvent des étudiants, des intellectuels, des artisans et des commerçants issus de la classe moyenne qui ne sont pas ou mal intégrés au marché du travail et dont le statut social ne correspond pas à leurs aspirations.
L’expérience des régimes totalitaires au XXe siècle nous rappelle la fragilité des œuvres de culture et de civilisation. Ces tragédies ont montré l’importance des systèmes de « checks and balances » pour le maintien d’un ordre politique civilisé. Pour éviter de sombrer dans la violence, les sociétés n’ont pas d’autre choix que de s’institutionnaliser, d’établir des structures, des règles et des procédures nécessaires à leur sécurité et au développement de leur bien-être. On admet aujourd’hui comme une évidence incontestable qu’un régime juridique stable inspiré par le respect des droits de l’homme fait partie de ces exigences institutionnelles, au même titre qu’un un régime de protection sociale consistant. À l’heure de la mondialisation, les institutions nécessaires à l’encadrement et l’endiguement des pulsions destructrices impliquent aussi des mécanismes efficaces de gouvernance internationale. Malheureusement, ces derniers sont défaillants, comme le montre la réalité de nombreux pays qui n’ont pas accès à des conditions de vie matérielle décentes, comme en témoignent aussi la désintégration de nombreux États dans la guerre civile et l’incapacité des organisations internationales, celles du système des Nations unies en particulier, de prendre le relais de ces souverainetés déliquescentes.
*Pierre de Senarclens
*Professeur en relations internationales à l’Université de Lausanne (UNIL)
[1] Marienstras, Elise, Les mythes fondateurs de la nation américaine : essai sur le discours idéologique aux Etats-Unis à l’époque de l’indépendance (1763-1800), Paris, Ed. Complexe, 1991. | |
[2] Pierre de Senarclens, Le nationalisme. Le passé d’une illusion, Paris, A. Colin, 2010.
[3] Anderson, Benedict, Imagined Communities : Reflections on the Origins and the Spread of Nationalism, London, verso 1983
[4] Pierre de Senarclens, Les illusions meurtrières. L’ethnonationalisme et les fondamentalismes religieux. Paris, L’Harmattan, 2016.