En 1916, Freud conclut son propos sur Actuel sur la guerre et sur la mort par ces mots : « Pourquoi, à vrai dire, les individus-peuples se méprisent-ils, se haïssent-ils, s’abhorrent-ils les uns les autres, même en temps de paix, et pourquoi chaque nation traite-t-elle ainsi les autres ? Cela certes est une énigme. »
De nos jours, le mot Malaise est toujours là, le voici comme thème du Comité Freud à New York. Malaise, vous en conviendrez, est un mot faible, en tout cas en français, pour dire les pouvoirs humains de destruction de l’humanité. Venu au départ en effet de la clinique, il a trait à la névrose chez l’obsessionnel qui, contrairement à la majorité d’entre nous, ressent un malaise, nous dit Freud, du fait qu’il laisse quelque peu passer, au niveau conscient, « les désirs indestructibles de meurtre envers le Père et d’inceste envers la Mère ». Si de tels désirs venaient au jour plus intensément, il s’agirait de désarroi, de néantisation, de détresse. Et du coup au niveau collectif, de cet homme-peuple, c’est bien dans ce sens que nous le vivons, et l’abordons maintenant.
Freud marque le début du XXe siècle par l’arrivée dans la culture du sexuel infantile. C’est un acte politique qui survient en même temps que la chute des religions comme garantie de la morale.
Dès lors Le Malaise dans la civilisation, écrit en 1929, a trait d’une part au niveau individuel au fait que le bonheur est entamé par le sexuel lui-même. Et d’autre part au niveau de la masse, Le Malaise a trait au fait que la civilisation est mise à mal gravement par la barbarie commise par des Etats tyrans dépeupleurs de l’humanité. Au point que le meurtre de masse a mis la mort en place d’objet distribuable, consommable dans une scène planétaire entre victimes et leurs tueurs.
Après 1929, Sigmund Freud, en 1933, reprend son texte sur le Malaise dans sa conférence : « Angoisse et vie pulsionnelle », où, non sans lien avec l’accession au pouvoir du nazisme en Allemagne, il questionne le trauma provenant, dit-il, beaucoup moins de la réalité tangible et commune que de sa prise dans la vie du fantasme, et ainsi d’une subjectivité possible dès lors pour l’individu. De sorte que l’individu comme tel se sait en bonne partie auteur de son trauma, et ainsi plus libre pour le combattre.
Freud pose cela afin de ne pas trop vite s’associer à une vision exclusive du monde réduite à la seule dimension sociopolitique, mais plutôt pour situer plus avant le Malaise du sujet individuel dans une civilisation qui s’y oppose, et qui peut l’anéantir.
Et Freud veut limiter l’intérêt porté par des psychanalystes envers la morale, la pédagogie, la criminalité, l’abandon affectif. De là, il tire la conclusion d’une angoisse non plus consécutive, seconde mais primaire, propre à un désarroi, une détresse – Hilflosigkeit –, celle qu’éprouverait le nouveau-né face au désir néantisant de l’Autre. Et de conclure, du fait d’un tel intérêt, du risque de sortir du « domaine proprement psychique, celui de l’inconscient ». Et, ajoute-t-il, « de déboucher en plein marché public »… de commerce culturel et donc loin de la chose freudienne. Et ainsi prévenus de ce risque, il nous faut aujourd’hui pourtant ici faire le pas de se confronter à des disciplines telles que la géopolitique, les études stratégiques afin de se préparer au pire. Car sont présentes aujourd’hui et à nouveau, depuis la Shoah, osons le dire, des guerres apocalyptiques au Moyen-Orient qui voudraient en finir avec toute l’humanité. Où l’esprit de Dieu qui a donné la vie reprendrait chacune de nos vies et où la mort devient maîtresse du monde.
Aujourd’hui, le risque est donc le même… Car c’est là le signe d’un « Autre » devenu assurément meurtrier depuis les atrocités de la Deuxième Guerre mondiale.
Au point d’avoir à repérer l’impact des crimes de masse sur l’inconscient, impact qui attaque le genre humain et dans son vivre et dans son mourir.
En 1929, Freud, lui, n’a pas prévu ces crimes immenses quand il écrit son Malaise…, ce qui, pour lui, rappelons-le, procède du fait sexuel humain lui-même qui ne peut ni nous donner pleinement le bonheur, ni éviter sa propre extinction, car il existe dans la sexualité humaine une force qui la pousse à son inertie, à sa destruction.
C’est que ce Malaise tel que Freud le soutient se situe entre d’une part un équilibre mêlant des pulsions de vie et de mort, d’Éros et de Thanatos, et d’autre part leur dé-liaison. De nos jours, j’avance que le Malaise a désormais sa place comme concept fondamental de la pratique de la psychanalyse à côté de ceux avancés par Lacan : le transfert, la pulsion, l’inconscient, la répétition. Tel que ce qui tend à engloutir le sujet dans le collectif (soit la civilisation s’alliant à la barbarie) est repérable, se fait entendre. Un tel Malaise procède du retranchement du subjectif, au point qu’aujourd’hui la sanction, la punition du symptôme, est le mode fasciste de son traitement pour le moins – et qui prime sur son écoute.
Au niveau individuel, cela se retrouve dans l’expertise scientiste du psychique et de ses douleurs, ce qui élimine toute idée de l’existence de l’inconscient…
Et sur la scène du monde, ce Malaise se perçoit dans un puissant schéma imaginaire, celui entre la victime et ses tueurs, tant prégnant au niveau sociopolitique qu’il construit un écran très épais à sa prise de conscience… la décapitation, c’est mettre l’inconscient dans la tête pour le détruire aux yeux de tous. D’où vient-il, ce couplage ? Du couple nazi/juif directement issu d’Auschwitz, reconstitué aujourd’hui en masse à l’échelon planétaire. C’est une question, la mienne que je vous soumets. Ce couplage est à récuser par tous les bouts où le fort c’est le bourreau (le juif, l’Occidental, le riche), où le faible (l’Arabe, le musulman, le pauvre) c’est le victimé. Et cela se retrouve dans des crises ethnicistes, comme dans les années 1990 dans les génocides en ex-Yougoslavie et au Rwanda.
Reconnaître que l’usage souterrain de ce couplage envahit nos discours courants depuis quelques années, par cette punition/vengeance de mort décidée par des fous du Dieu de l’islam qu’ils dévoient sans limites. Et que récusent fortement de nombreux citoyens de culture arabo-musulmane de tous pays et notamment en France. La charia, c’est une condamnation étalonnée par Dieu. Une telle condamnation est aussi bien inacceptable au sein de tout Etat de droit, mais il est inacceptable que cet étalon dieu veuille jeter ses lois sur le monde entier.
Où le meurtrier se choisit d’être victimé se réclamant offensé et de l’être par l’effet traumatique qu’il ressent du fait que ses lois ne soient pas celles de toutes et de tous. Tout se situe à l’extérieur de lui, non selon lui et non de son fantasme. Devant un tel fou de Dieu, la position de la psychanalyse sur le trauma venu au jour du fait du fantasme s’avère plus que jamais justifiée.
Un tel fanatisme produit un retranchement construit et ignoré de toute intériorité psychique. Point qui, reconnu, le rendrait responsable de sa volonté fanatique de destruction et de vengeance par laquelle il se désigne victimé et, en un seul jet, juge et bourreau de celui qu’il veut coupable. Et jette ses fatwas à travers le monde sans vouloir voir que cela est un très grand crime…
La se perçoit combien l’aliénation identitaire mène facilement à une idéologie victimaire dominante, et à la destruction de tous ceux qui ne sont pas identiques au Moi de celui qui se veut victimé qui vire ipso facto au bourreau punisseur.
Quel procès à venir, comme celui de Nuremberg jugeant les nazis, saura établir les conséquences d’une telle haine après des tueries sans nom ? Et nous faire entendre 70 ans après et plus, les jalons logiques qui aboutissent à une telle paranoïa planétaire ? Comment redonner sa poétique au langage, au tiers dans la parole, caduque dés l’annonce de tels crimes à venir ?
Chacun/chacune de nous peut être pris dans son attrait – son fantasme – pour le meurtre de l’autre et pour sa propre autodestruction. Et afin de savoir les combattre, voilà notre apport à une pédagogie à élaborer ensemble. C’est cela qui nous fait rester à notre place de psychanalyste, de journaliste, d’artiste, de citoyen pour se donner quelque chance d’interprétation de l’actuel et de le changer en faveur de la vie contre la mort. Et vite…
*Jean-Jacques Moscovitz
*Psychanalyste, Paris