Je voudrais commencer par une observation faite il y a quelques années : « l’identité » n’est pas strictement un concept psychanalytique. Aux yeux de son auteur, il est trop sociologique et insuffisamment intrapsychique. Étant donné que j’ai tendance à être d´accord avec cela, je vais proposer l’analyse d’un autre concept considéré comme une façon plus appropriée d’aborder le sujet qui nous concerne aujourd’hui : « la synthèse ». Freud n’a jamais développé un traitement systématique de l’idée, mais elle est présente sous une forme ou une autre depuis le début de sa carrière jusqu’à la fin : par exemple, dans sa discussion clinique sur l’intégration des « idées inacceptables » dans Études sur l´Hystérie, sa conceptualisation de « l’omnipotence des pensées » et de la « pensée magique », comme l’ hypotrophie de l’esprit « fonction de synthèse », sa compréhension de l’ego comme une« grande unité synthétique », et il va sans dire, dans son idée d’Eros pour créer « de plus en plus » d’unités.
L’œuvre de Hans Loewald peut être utile dans ce contexte. Loewald a reconnu, mieux que quiconque, la centralité du concept de synthèse dans la pensée de Freud et a tenté de construire une théorie systématique autour de celui-ci, hors des discussions dispersées de l’œuvre de Freud. D´autre part, dans son article classique “The Waning of the Oedipus”, Loewald aborde plusieurs sujets que nous avons déjà considérés aujourd’hui, concernant ce que nous appelons « l’identité postœdipienne ». L’œuvre de l´analyste, qui a reçu une formation en philosophie, peut être située à un stade spécifique dans le développement de la théorie psychanalytique: à savoir, dans les décennies qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale, lors des débats houleux sur la priorité de la théorie œdipienne contre la théorie pré-œdipienne. Selon une mode « quasi léniniste », les analystes ont été invités à répondre à la question suivante : De quel côté êtes vous concernant le « complexe de base » de la psychanalyse ? Loewald a renoncé à la polémique, et a essayé d’éviter ce type de débat qui devient politiquement motivé et improductif. Pour lui, l’idée de « complexe de base » était une grosse simplification. Par conséquent, il a exploré plusieurs questions. Il a demandé : Quelles ont été les conséquences du virage préœdipien vers la théorie œdipienne classique ? Et comment les strates préœdipiennes et œdipiennes du développement sont-elles superposées dans la psyché ? Pour lui, ce n’est pas une question d’opposition entre œdipien et pré-œdipien mais de la relation la plus heureuse entre les deux dimensions de la vie psychique.
Loewald a développé herméneutiquement sa propre position, à travers une appropriation critique de Freud. L’aspect central de son engagement a été l’introduction d’une distinction entre la théorie « officielle » et « non officielle » de Freud.
La position officielle de Freud correspond plus ou moins à la théorie œdipienne classique. Son centre est « une idée paternelle de la réalité », selon laquelle la réalité est externe et hostile à la psyché et est introduite à l’enfant par la menace de castration, c’est-à-dire, à travers la souffrance, la séparation et l’anxiété. La position officielle de Freud souscrit à la tension- réduction ou à un modèle d’exclusion de l’appareil psychique. L’appareil psychique cherche à se synthétiser et maintenir son unité en excluant ou en « se débarrassant » des stimuli et excitation pulsionnelle, considérés comme intrinsèquement déplaisants et menaçants de l’ego. Dans ce cas, la maîtrise et la maturité, les objectifs présumés du développement et le traitement psychanalytique les conduisent à ce que Castoriadis appelle « une prise de pouvoir par l’ego » où l’ego domine les autres organismes psychiques, ou, autrement dit, où les « stades les plus avancés du développement psychique » dominent ceux supposés comme plus primitifs et archaïques. Les textes canoniques à cet égard sont The New Introductory Lectures, où Freud discute le « drainage du Zuider Zee » et sa « Lettre à Einstein » dans laquelle il prône « une dictature de la raison ». Dans une observation perspicace, Loewald note que la conception officielle de l’ego et de l’appareil psychique – qui a été soutenu par de nombreux Ego psychologues de son époque – correspond, en fait, à sa vision obsessionnelle sur l’ego et la réalité. Cela signifie qu’une notion pathologique et restreinte de l’ego s’est transformée en normative. Comme Loewald le dit, ce fort ego est seulement « fort dans ses défenses ».
En effet, il est faible dans la mesure où il atteint son unité – sa synthèse – en réduisant radicalement sa portée par l’éjection de l´excitation instinctive et menaçante de ses limites, et appauvri dans la mesure où il exclut la vie « inconsciente- instinctive » de son territoire.
Cliniquement, la position officielle correspondait à la névrose classique – si une telle créature ait jamais existé. Il a été indiqué que le patient classique avait traversé le processus de séparation-individuation d´une manière « assez bonne » et a atteint une « unit self » suffisamment intégrée. Ce type de patient non seulement possédait une psyché bien structurée et, en conséquence, expérimente un conflit intrapsychique, mais pourrait également interagir avec l´analyste dans le transfert d´une personne à une autre. La question n´était pas les pathologies concernant l´unité – c´est-à-dire, la synthèse de soi. Sociologiquement, les théoriciens se sont concentrés sur une affinité entre la position œdipienne officielle et l´individu bourgeois classique bien intégré et, soi-disant, autonome – « les hommes avec des qualités », comme Carl Shorske les appelait. Bien que ces individus puissent souffrir d´anxiété et de culpabilité au sujet de leurs aspirations sexuelles et agressives, ils sont fondamentalement cohérents et intacts. Loewald – dont l´analyse est très proche de la théorie de « la fin de l´individu » de l´école de Francfort – soutient que la prévalence de ce type de personnage a diminué considérablement depuis la Seconde Guerre mondiale en raison des changements structurels dans la famille, la culture et le processus de socialisation.
Comme on pouvait s’y attendre, la position « non officielle » de Freud offre des points communs avec la théorie préœdipienne et contient « une vision maternelle de la réalité ». Dans les premières étapes indifférenciées du développement, la réalité est tout compris, comme Freud l’a indiqué dans la discussion sur le « sentiment océanique » et est caractérisée par l’attachement, la parenté et la gratification. De la même façon que la réalité englobe tout, le modèle de l´appareil psychique est « inclusif ». Il crée son unité en incorporant l´excitation pulsionnelle sur lui-même afin qu´il puisse canaliser et former une unité synthétique plus grande et plus riche. Il ne suffit pas de se débarrasser de l´excitation pulsionnelle pour atteindre la maîtrise mais « en se réconciliant avec elle » à travers l´intégration et la symbolisation. De même, la maturité ne consiste pas à la domination des strates archaïques de la psyché par ceux qui sont putativement plus avancés, mais plutôt dans la réalisation de la plus propice forme de communication et l’interaction entre eux.
Cliniquement, nous avons plus appris sur ces phénomènes en essayant de travailler avec le « patient postclassique », qui n´était pas prêt à la technique psychanalytique standard. Avec ces patients, ayant généralement des pathologies, les analystes ont appris à reconnaître le « noyau psychotique » de la personnalité, qui est difficile à observer avec « le bon névrotique ». Loewald suggère que cette expérience nous a appris à apprécier la vérité et la puissance de l´aspiration à la fusion et la symbiose, même si elles sont difficiles à réconcilier avec l´engagement traditionnel de la psychanalyse à l´individuation, l´autonomie et la rationalité. Sociologiquement, la prévalence du patient postclassique est liée à l`émergence des identités « postclassiques ». Comme les structures sociales, l´unité familiale et les règles morales desserrées dans la seconde moitié du XXe siècle, l´identité individuelle est devenue également moins solidement intégrée. Certaines parties de la psyché qui, au début, étaient considérées comme « psychotiques » et les aspects de la sexualité qui avaient été considérés comme « pervers » ont de plus en plus été autorisés dans l´expression publique.
Loewald nous offre une analyse de l´impact de la psychanalyse et de la culture. De la même façon que, à la fin du XIXe siècle, la théorie de Freud a contribué à la transformation de la société vers la sexualité, à la fin du XXe, l´exploration psychanalytique du développement initial a montré une expression relativement directe des parties psychotiques et a atteint une vision acceptable de la sexualité « anti-œdipienne » dans la culture générale. Loewald adopte une position « scientifique », c´est-à-dire, une position neutre à l´égard de ces développements, en argumentant que la psychanalyse n´a pas été critiquée par ces développements, plus que la révolution de la physique moderne doit être tenue pour responsable de la bombe atomique. De même, il adopte une attitude « neutre » vers la libération de la psycosexualité archaïque dans la sphère publique. Il ne célèbre pas ce qui aujourd’hui passe pour érotique avant-gardiste, ni ne le condamne au nom d’un passé glorieux qui n’a jamais existé, comme les conservateurs culturels le font.
Cela nous ramène à la question de la synthèse et de l´identité postclassique. Ayant rejeté le modèle répressif de l´ego, la question devient : Quelles sont les formes les plus propices de l´intégration psychique – de formation de l´identité – pour parvenir à une vie épanouie ? Selon Castoriadis, ni l´autonomie ni la maturité ne peuvent être considérées comme « une prise de pouvoir par l’ego », où l´ego domine l´identité, la conscience domine l´inconscient, la raison domine l´irrationnel, l´avancé domine l´archaïque, l´activité domine la passivité. Au contraire, notre tâche est de créer et d´enrichir une forme d´identité postclassique qui – selon Horkheimer et Adorno, en devenant conscient de notre nature intérieure devient également conscient de notre environnement naturel –consiste à établir « une nouvelle relation » entre ces termes.
L´approche suggérée exige la contestation de la position de Lacan dans son article classique sur le stade du miroir. Klein, Winnicot et Kohut voient l´intégration comme le telos du développement alors que Lacan la voit comme fausse et aliénante. C´est pour cette raison qu’il n´y a pas une façon d´envisager une forme souhaitable d´intégration dans le cadre de Lacan.
Joel Whitebook*
*Director, Psychoanalytic Studies Program
Columbia University