Nombreux ont été les pièges tendus aux communautés juives pendant la Seconde Guerre mondiale. Les Allemands, en mentant puis en contraignant, ont utilisé volontiers la parole d’un rabbin, souvent très éminent. Prévoyant ensuite d’arrêter puis d’éliminer celui-ci… A la fin de la guerre, de longs procès en ont suivi pour les survivants. Ils ont prouvé que ces hommes de grande qualité n’avaient pas « collaboré ». Mais les juges ne purent pas toujours les acquitter, ni la communauté l’accepter, à un moment où les victimes et leurs proches, à juste titre, criaient leur détresse…
Lorsque les Allemands dès 1938 décident en Autriche, en Tchécoslovaquie et en Allemagne d’isoler les communautés juives des autres populations, Benjamin Murmelstein se retrouve le dernier président du Judenrat (Conseil juif) à Vienne. Il est contacté par les Allemands qui lui font espérer un avenir acceptable. Il sera dès lors surveillé, très encadré par la propagande. Passent les années, les persécutions que l’on sait et, en 1943, il est expulsé de Vienne pour Theresienstadt toujours comme « président du Conseil juif »… C’est trente ans plus tard, en 1975 à Rome, que Claude Lanzmann l’interroge et décide de lui consacrer un film. Le journaliste cinéaste a la volonté de comprendre et de faire reconnaître combien le degré de liberté était dérisoire dans les conditions de la Shoah. Et jusqu’où des personnes aussi clairvoyantes pouvaient être trompées. Ce livre rapporte l’entretien entre les deux hommes.
Tous les juifs étaient contraints. De se cacher ou de mourir, mais pour d’autres de trahir les leurs à un moment ou à un autre. Depuis les plus obscurs (au bout des fusils, les « porteurs » juifs remplissaient les camions qui allaient emporter les biens de leur coreligionnaires enfuis ou arrêtés), jusqu’aux plus éminents qui devaient assister aux fusillades, à la pendaison des « fautifs » dans les villes occupées puis dans les camps. Dans le cas de Benjamin Murmelstein, on lui a fait miroiter, par exemple, à Vienne l’arrivée de passeports pour émigrer en Colombie en lui demandant de faire venir à lui les juifs candidats à ce départ vers une vie meilleure… Après avoir liquidé la plupart des autres, les nazis ont imaginé de mettre les juifs les plus « importants », qui restaient encore, dans la catégorie A, d’où ils ont eu le « privilège » (professeurs éminents, généraux, ministres…) d’être répartis afin que chaque nazi important ait son juif auprès de lui ! Ainsi Murmelstein fut envoyé au ghetto de Theresienstadt avec ce titre de président du Conseil juif qui devait laisser croire que les juifs étaient respectés et rassemblés autour d’un des leurs. Adolf Eichmann appelait ce site « un ghetto modèle »… Toutes les atrocités y ont été commises. L’excellente mémoire de Murmelstein lui permet de tout raconter.
Il a côtoyé ainsi pendant des années Eichmann dans un quotidien effroyable puis lors de son procès et conclut, irréfutable, que celui-ci était le pire des monstres froids. Et non un homme d’absence de pensée obéissant aux ordres comme Hannah Arendt l’a qualifié… On a fini par prouver que Murmelstein a défendu la vie des siens dans les pires conditions. Il fut acquitté par le tribunal mais pas par les siens. Il avait mis toute sa foi et son intelligence à contrer les manœuvres de ses ennemis. Il en a fait ce qu’il a pu… Il a rusé pour tromper l’adversaire en s’efforçant de connaître son jeu…
« Le seul mensonge a plus de valeur à Theresienstadt qu’ailleurs », déclare-t-il. Ce qui pourrait résumer ce livre bouleversant.
Jeanne Perrin
Claude Lanzmann
Gallimard