« Je pense donc je suis », Descartes
La question de l’Identité peut être abordée sous des angles très différents. J’en ai choisi un qui se décompose en trois chapitres : Pensée, Subjectivité, capacité de s’opposer.
La phrase : « C’était simplement dit donc simple à comprendre » est tirée de l’interview d’un paysan hutu nommé Pancrate par le journaliste Jean Hatzfeld.
Reporter et écrivain, Jean Hatzfeld s’est passionné pour la guerre du Rwanda. Il y est retourné après le génocide des Tutsis et y a séjourné et a recueilli les témoignages des rares rescapés. (Ces récits ont donné lieu à un livre paru en 2000 : Dans le Nu de la Vie, Récit des Marais Rwandais.)
Son livre débute par cette phrase : « En 1994, entre le lundi 11 avril à 11 h et le samedi 14 mai à 14 h, 50 000 Tutsis, sur une population d’environ 59 000, ont été massacrés à la machette, tous les jours de la semaine, de 9 h 30 à 16 h, par des miliciens et voisins hutus, sur les collines de la commune de Nyamata. »
Un second livre écrit en 2003, Une Saison de Machettes, a pour objet les tueurs hutus rencontrés dans un pénitencier de Nyamata.
Pancrate, Adalbert, Fulgence, Jean étaient des voisins, copains, agriculteurs ou instituteurs, pères de famille, grands-pères, jeunes adultes. Ces hommes déjà condamnés et sans contacts avec le monde extérieur ont peu à peu montré l’envie de raconter ce mois d’extermination.
Pancrate dit : « Le premier jour, un messager du conseiller communal est passé pour nous convoquer à un meeting sans retard. Là, le conseiller nous a annoncé que le motif du meeting était la tuerie de tous les Tutsis, sans exception. C’était simplement dit, c’était simple à comprendre. »
A partir de ce premier « meeting » le massacre s’organise.
Adalbert raconte : « On se divisait sur le terrain de foot. Telle équipe vers le haut, telle équipe vers le bas… Moi je me suis fait chef pour les habitants de Kimbungo. J’étais chef de la chorale de l’Eglise… les cohabitants se sont accordés sur moi sans anicroches. »
« La première personne que j’ai tuée à la machette, je ne me souviens pas des détails. Je donnais mon coup de main dans l’Eglise, j’ai frappé de larges coups, j’ai ressenti de l’effort mais il n’y avait aucune peine personnelle dans le brouhaha. Raison pour laquelle la vraie première fois pour raconter un souvenir durable c’est quand j’ai tué deux enfants le 17 avril… Pour moi c’était curieux de voir les enfants tomber sans bruit… j’ai continué la marche sans me pencher pour vérifier s’ils étaient bien morts. »
Dans la seconde partie, l’auteur livre ses réflexions d’homme éclairé, non psychanalyste, reporter de guerre qui a connu les raids de purification ethniques en Bosnie-Herzégovine, Vukovar, le siège de Sarajevo, Srebrenica. Il a lu Hannah Arendt et connaît la Banalité du Mal. Il fait des comparaisons et des liens mais aussi quelques remarques cliniques, sur le déroulement de ses entretiens menés au pénitencier de Rilima.
Ceux-ci se déroulent dans la cour, face-à-face, sur deux bancs sous un acacia. Ils durent deux heures et se font en présence de deux interprètes qui notent tout in extenso.
Hatzfeld remarque d’emblée que, alors que les entretiens avec les rescapés étaient imprévisibles car pleins d’affects qui donnaient lieu à des blocages, « les tueurs, eux, ne se laissent submerger par rien… Chacun maîtrise à sa manière. Ils parlent souvent d’une voix monocorde. »
Leur vocabulaire est souvent abstrait et général, dilué, non imagé.
Il est évident que nous avons ici la description d’une destruction de la pensée et des processus de représentation. Le sujet disparaît comme dissous dans une étrange soumission, une autorité ici externe parfois insaisissable.
De cela il y a eu nombre de théorisations :
Freud, 1924, Psychologie des Foules et Analyse du Moi, puis bien d’autres, Winnicot, Bion, Pierre Marty avec les « états opératoires », P. Syfnéos avec l’Alexithymie secondaire, André Green avec la « Désubjectivation » et « le négatif », toute la littérature anglo-saxonne sur « concrete thinking ».
A l’intérieur de cette vaste constellation il y a une constante : Il ne faut pas penser ni se représenter, il faut que les mots n’appellent pas d’images ni donc d’affects.
Un langage « dilué » écrit J. Hatzfeld, je dirai moi des mots antirégression formelle.
A partir de ces remarques, on peut faire l’hypothèse d’un tronc commun : la peur de ses productions internes venues du dedans ou revenues du dehors, peur de ses propres représentations ou de ce que leur rapprochement pourrait soulever de traumatique (position phobique centrale).
Si la peur, la panique, voire la terreur est la même, il y a pourtant des différences. Le « Je ne pense pas, je ne pense pas… », plainte lancinante d’une de mes patiente, dans une souffrance atroce à ces moments-là, n’a rien à avoir avec le « Non, Madame, je ne pense pas d’un ingénieur atteint d’une rectocolite hémorragique qui refuse de revenir sur un de ses rêves. »
Différent aussi le discours de Joseph-Désiré Bitero, chef de la commune de Nyamata et instigateur du massacre par machettes. « Non, moi, je n’étais pas responsable, j’étais enseignant, j’étais engagé, j’ai obéi, j’ai tué. Dans un parti n’importe quel chef ne décide pas n’importe quoi. Moi, j’avais un diplôme de pédagogie, je n’avais pas à réfléchir aux slogans politiques de nos encadreurs. Je n’avais à penser qu’aux manières d’exécuter. »
Réponse qui rappelle étrangement celles d’Adolf Eichmann au juge Landau et au procureur qui lui demandaient comment il considérait sa responsabilité dans l’entreprise d’extermination du Reich.
Ces dernières peuvent se résumer à : « J’obéis donc je ne pense pas. »
Donc, quelles que soient les modalités de traitement psychique ou les pathologies, on peut discerner deux dénominateurs communs distincts :
Le premier : Penser me terrifie, j’ai peur de trop souffrir.
Le second : Je ne pense pas, j’obéis ; si j’obéis, je ne pense pas. Penser fait mal et me met en danger, ne pas penser est confortable. »
Deux textes freudiens me semblent fondamentaux pour aborder ces questions : La Négation (1925) et le Clivage du moi dans le processus de Défense (1938).
La négation pour Freud n’est pas un simple refus mais la racine du sujet. Le « non » initial est un rejet qui distingue le dedans et le dehors et fait advenir le « je ». Dire non serait avant tout une revendication identitaire : non ceci est de « l’étranger à moi », ceci n’est pas moi, ceci ne vient pas de l’intérieur de moi, donc « je ne l’ai pas pensé », je ne veux pas me reconnaître dans cela.
Le point de départ de Freud est strictement clinique : « Un contenu de représentation ou de pensée refoulée peut se frayer une voie jusqu’à la conscience à condition de se faire nier ; la négation permet de prendre conscience du refoulé. Non, dans le rêve, ce n’est pas ma mère. »
A partir de cette constatation, Freud note que la négation permet de séparer « la fonction intellectuelle du processus affectif ». Rappelons que le but du refoulement est bien la suppression de l’affect.
Grace à la négation, « la pensée se libère des limitations du refoulement et s’enrichit de contenus, d’idées dont elle ne peut pas se passer pour son fonctionnement. »
L’opération de jugement est donc rendue possible par la création du symbole de la négation, condition de l’indépendance de la pensée.
Le Clivage du Moi dans le processus de Défense est un manuscrit inachevé, rédigé en 1938.
Ce texte m’a toujours semblé troublant, émouvant. Freud s’y montre déconcerté. L’idée de cette « déchirure dans le moi qui ne guérira jamais plus, mais grandira avec le temps », prix à payer pour une défense réussie par un moi prématuré, me semble étrange.
Soumis à une revendication pulsionnelle intense, l’enfant est effrayé par une expérience qui lui indique que la conséquence serait un danger réel terrible.
Il doit se décider : soit reconnaître le danger et renoncer, soit dénier la réalité.
Le moi de l’enfant répond à ce conflit par deux réactions opposées mais toutes deux valables. D’une part il déboute la réalité et continue, d’autre part il reconnaît le danger et assume l’angoisse face à cette réalité. « Le succès a été atteint au prix d’une déchirure dans le moi… »
Cette déchirure à jamais ouverte n’est pas un clivage entre instances, elle signale la coexistence non dialectique d’une affirmation et d’une négation.
Si l’on excepte le fétichisme, la psychose, la dissociation schizophrénique, on peut se demander comme Freud le fait s’il n’existe pas d’une façon bien plus générale. Je le crois, et le suppose, notamment dans ce que j’avais appelé en 2000 « Clinique de l’Obéissance et du Conformisme ».
C’est mon hypothèse. Je vois dans des clivages précoces du moi un organisateur de dénis sur lesquels reposeraient la soumission à l’autorité, la perte de la capacité de penser en terme de « je », une démentalisation conformiste en somme.
Je ne suis pas assez naïve pour réfléchir en termes de causalité simple, c’est pourquoi il faut aussi penser à la dilution du surmoi dans les foules soulignée par Freud en 1921 (dans Psychologie des foules et Analyse du moi).
Je rappelle ici les expériences de Stanley Milgram qui voulait mettre au jour les modalités de la soumission à l’autorité. Une autorité floue et désincarnée puisqu’il s’agissait là de « l’autorité scientifique ». Il le raconte dans un livre publié chez Calmann-Lévy en 1974, Soumission à l’Autorité.
Cette expérience est remarquable et accablante.
Milgram conclut en écrivant que, dans certaine circonstances et devant une autorité aussi floue soit-elle, « des gens ordinaires, dépourvus de toute hostilité, peuvent en s’acquittant simplement de leur tâche, devenir les agents d’un atroce processus de destruction ».
En somme, cela rejoint exactement les conclusions de Hannah Arendt dans Eichmann à Jérusalem.
Lors de son procès, Eichmann se présente comme un homme ordinaire, agent involontaire d’une destruction qu’il n’a pas souhaitée. Il ne se sent pas coupable car il met l’obéissance au-dessus de toutes ses valeurs. Il apparaît que jamais ne l’a effleuré l’idée de dire non à l’autorité.
Qu’il s’agisse d’un cultivateur hutu ou d’un ingénieur comme Eichmann, voire d’un philosophe comme Heidegger, le tableau reste dramatiquement le même.
De quoi est faite cette incapacité à « s’affirmer négativement » ? Je reprends cette expression à Jean-Baptiste Pontalis qui fait du Bartleby de Melville le héros de l’affirmation négative.
Il s’agit moins de dire non que de s’affirmer négativement par rapport au groupe et à l’autorité.
Revendication identitaire « non, ceci est étranger à moi » (Freud) qui semble ne pas avoir lieu dans des circonstances traumatiques.
On peut imaginer ces circonstances traumatiques à l’origine d’une « démentalisation » due à l’incapacité du sujet de lier les excitations. En terme métapsychologiques, il s’agit à mes yeux de moments de désintrication pulsionnelle.
La destructivité interne du psychisme humain, tournée contre le psychisme lui-même, se traduit par la déliaison entre libido et pulsion de mort dont Freud précise qu’elle vise à « défaire les liaisons, c’est-à-dire à détruire ».
Liaison-déliaison : renvoie au cœur du problème du sens.
Lier plusieurs éléments revient à créer un sens que l’on peut s’approprier, ce qui confère le sentiment de subjectivation, de se penser en tant que sujet. Délier, détruire les liaisons revient à anéantir le sens, ce qui enclenche des mécanismes et des processus de désobjectalisation et de désubjectivation , comme l’a fort bien décrit André Green.
Pour conclure je dirai que l’identité se fonde sur la capacité de penser en terme de « JE » et celle de dire « NON ».
(Among the heroes of negative affirmation we may think of the tragic destiny of Semmelweis who was desperately opposed to the medical community of his time.
There are other ways of thinking about “dementalizing submission” , I will just cite one: Winnicott, when he describes the creation of the false self, which I see as an “early submission out of the need to survive”.
The idea of “positive disobedience” is not a new one: as early as 1849 a text titled “Civil Disobedience” by Henri David Thoreau would influence Gandhi and the massive resistance of the Indian people, but also Martin Luther King and others. the idea is clear : the right to refuse is justified , for we are first men, then subjects of a State or of a community.)
Marilia Aisenstein*
*Psychanalyste, Ancienne Présidente
de la Société Psychanalyste de Paris