Lors d’une manifestation antiaméricaine au Bangladesh en octobre 2001, les manifestants brandissaient de grandes affiches de soutien à Oussama ben Laden. Certaines de ces affiches montraient Ben Laden avec, au fond, derrière son épaule gauche, la marionnette Bert, célèbre pour son rôle dans la série télévisée américaine pour jeunes enfants Sesame Street. Cette association causa perplexité : l’ennemi public numéro un du monde occidental était représenté avec un personnage très populaire dans les médias américains, porte-parole, précisément, des valeurs de ce monde.
S’il est vrai que la caractéristique du fondamentalisme de tous bords est la protestation et la réaction contre le changement, contre la modernisation et la sécularisation – autant d’aspects qui semblent menacer les racines d’une présumée « identité culturelle » qui serait de la sorte éloignée et trahie –, il est tout aussi vrai que, comme l’exemple l’illustre bien, la contamination par le changement contre lequel on s’acharne a déjà eu lieu. C’est le cas des armes utilisées par les combattants fondamentalistes, des différentes technologies médiatiques dont ils se servent, du système bancaire où ils investissent leurs fonds, des slogans racistes empruntés aux cultures contre lesquelles ils luttent et ainsi de suite. Les fondamentalistes font partie intégrante du monde qu’ils condamnent et en utilisent amplement les moyens et les coutumes.
Il vaut donc la peine de s’attarder un instant sur le thème de « l’identité culturelle », vu que chaque fondamentaliste se considère le gardien d’une certaine orthodoxie qui protégerait l’intégrité de cette identité et de celle de son groupe dans le lien social. La notion « d’identité culturelle » se réfère au bagage historique et culturel spécifique à un groupe social qui, la plupart du temps, partage la même langue, porteur de traditions, d’expériences, de règles, de valeurs, de savoir-faire spécifiques, relatifs à la façon dont le groupe s’organise et se comporte envers ses membres et envers le milieu géographique qui lui est propre. C’est une notion à laquelle on a recouru pour la constitution du concept moderne de nation, qui, à la suite des révolutions du XVIIIe siècle, alla de pair avec l’affirmation du principe de souveraineté populaire et l’introduction d’un nouveau concept d’Etat. L’adoption du jusnaturalisme impliquait une conception de l’Etat non plus absolu mais limité : l’Etat envisagé en fonction de l’individu et non l’individu en fonction de l’Etat.
Comme l’histoire le démontre, la particularité de la notion d’« identité culturelle » est d’être par nature en mouvement, habitée par des transformations continuelles qui reflètent les transformations du lien social. L’identité culturelle est toujours en équilibre instable entre tradition et transformation. Il s’agit d’une notion asphérique par définition, comme c’est le cas quand on se réfère à l’idée d’identité. A ce propos, la psychanalyse a fourni des apports importants. Elle a bien montré que le processus d’identification a pour fondement une aliénation structurelle. Au moyen d’un contexte donné – symbolique, imaginaire et réel –, au moyen du langage et de lalangue, au moyen de l’environnement affectif d’origine et de l’échange avec l’autre qui inscrit la jouissance dans le corps, au moyen des identifications avec les attentes et les fantasmes de ceux qui s’occupent de l’enfant, s’articulent les éléments d’une première identité culturelle qui est en même temps identité subjective. L’échange avec l’autre est par définition transmission; il véhicule les dépôts sonores, comme Lacan s’exprime, « du maniement par un groupe de son expérience inconsciente ».
Ce que nous appelons « culture » est un lien social imprégné de la relation libidinale et affective du sujet avec le collectif dont il émerge, dont il portera l’écho pour le reste de sa vie. Le sentiment d’appartenance à une certaine identité culturelle convoque immédiatement des affects, qu’il s’agisse de nostalgie, de joie, de honte, de rejet. Il ne pourrait en être autrement, vu que l’appartenance est le résultat d’une opération identificatoire qui a tracé le territoire pulsionnel subjectif et organisé la relation du sujet au monde. Mais, fondé sur les premières identifications, le processus identificatoire ne cesse de s’articuler au cours d’une vie, suivant nos fréquentations, notre position sociale, le contexte historique où nous vivons, notre travail, nos études, notre état de santé, nos intérêts et ainsi de suite. L’identité culturelle, toujours en cours de réalisation, englobe tant l’idée d’une communauté de parenté que les idées de pluralité et de différence. En ce sens, son usage – et son abus – de la part de tous ceux qui veulent en faire un ensemble fini de traits spécifiques, énumérables et déterminés, est paradoxal. Il s’agit d’une contradiction dans les termes qui hypostasie l’idée de mêmeté : un culte de l’Un qui contredit la nature divisée du sujet du langage et sert de point d’appui aux revendications nationalistes, racistes et ségrégatives.
A ce propos, nous constatons que plus le besoin d’appartenir à une identité préétablie est grand, plus l’exigence de manifester ce besoin est forte, plus le sujet qui l’exprime est faible. C’est le cas, par exemple, de bien des jeunes à l’adolescence, quand la nécessité de se détacher du milieu d’origine, de devenir autonomes ou de donner un sens aux problèmes de l’existence aboutit à l’adhésion à des formes identitaires de tout type, souvent fétichisées ou radicalisées. La vulnérabilité subjective trouve un appui dans l’identification au groupe, où, comme l’a montré Freud, le positionnement d’une personne, d’une chose ou d’une idéologie à la place de l’idéal favorise l’attachement libidinal entre les membres et solidifie le sentiment d’appartenance. Le résultat est souvent l’homogénéisation, l’uniformisation, la mise entre parenthèses de la responsabilité subjective et l’adhésion, parfois aveugle, à la règle dictée par l’idéal. En donnant un sentiment de garantie à l’individu, le groupe voile l’insécurité propre au sujet et lui restitue la sensation d’une unité qui, par nature, est fuyante. Notons que plus un contexte symbolique est déficitaire (manque de reconnaissance, d’insertion sociale, d’instruction, isolement affectif, ségrégation, marginalisation et ainsi de suite), plus la tenue de l’image subjective vacille, vacillation à laquelle le moi répond par un raidissement défensif, par une turgescence paranoïaque qui débouche volontiers sur l’agressivité, la violence ou l’autodestruction. La haine se manifeste comme réaction du moi à l’aliénation à l’autre qui le cause. En exprimant le transitivisme propre à l’opération identificatoire, elle répond à une des formes de l’ex-sistence du sujet.
Souvent, le groupe récupère la tendance paranoïaque singulière par le biais d’une légitimation, pour en faire la substance d’une révolte collective contre « l’autre », « l’externe », « l’ennemi » – destinés ainsi à jouer le rôle d’élément consolidateur de l’identité du groupe. Telle est la prédisposition dont se servent certains leaders : instrumentaliser la faiblesse individuelle pour renforcer la cohésion du groupe et obtenir la soumission de ses membres. Une soumission qui se fonde sur la manipulation des pulsions libidinales individuelles que l’on débride au sein d’une idéologie commune – qu’il s’agisse de récompenser ou de gratifier l’individu, en renforçant de la sorte son narcissisme, ou de lui permettre de tuer, de violer, de dominer, d’humilier, et ainsi de suite, assouvissant ce que Freud appelait Murderlust.
Le recours à l’orthodoxie culturelle en tant que garante d’une identité absolue est à la fois une marque de faiblesse et une tentative précise de manipuler le lien social. Dans ce cadre, il faut distinguer les concepts de nation et de nationalisme. Il est intéressant de remarquer que quand un peuple se reconnaît en tant que « nation » (du verbe latin nasci, « être né de »), il le fait à partir de la construction d’une mémoire collective. Cette mémoire n’est pas forcément fondée sur des éléments factuels : elle peut comprendre tant des faits ayant vraiment eu lieu que des mythes et des légendes, autant d’éléments qui permettent de caractériser ce qui distingue tel ou tel lien social. A partir du sens de la tradition reçue, cette construction sert à donner après-coup une fonction à ce que l’on veut définir comme bagage historique, suivant les exigences de la communauté actuelle. Ce qui montre que la mémoire, se tournant vers l’arrière, se construit en avant. Il s’agit d’un processus d’identification et de sélection qui, en reliant des éléments factuels et imaginaires, fait en sorte que la construction de sa propre histoire ne puisse se faire qu’en rencontrant la différence.
Si par nation nous entendons une communauté culturelle de relations territoriales de parenté, où la notion de parenté implique structurellement celle de différence, nous devons distinguer ce concept tant de celui d’« Etat » que de l’idéologie qui a pour nom « nationalisme ». Par Etat, on entend une structure qui exerce une souveraineté sur tel ou tel territoire à partir des institutions qui promulguent et maintiennent certaines lois et réglementent les relations entre les individus appartenant à cet Etat. Une nation peut devenir un Etat, mais un Etat peut contenir différentes nations ; les deux concepts, l’un de nature culturelle, l’autre de nature législative, ne se superposent pas. Par nationalisme, par contre, on entend une idéologie (relativement récente, si l’on pense au Reden an die deutsche Nation de Johan Gottlieb Fichte de 1808) qui se fonde tant sur l’opposition d’une nation à d’autres (ce qui peut être le cas également au sein d’un même Etat) que sur le support d’une vision unique, systématique, intolérante à toute différence. En ce sens, rien n’est plus éloigné de la nation, de la communauté dans la parenté, que le nationalisme.
S’il vaut la peine de le souligner, c’est parce que de nombreux cas, passés ou actuels, font appel au nationalisme pour détruire l’identité culturelle de la nation. L’Allemagne nazie en fut un exemple macroscopique. L’invention de la race aryenne et de la mythologie qui s’y rapporte, summum d’une construction d’éléments identitaires surdéterminés en vue d’un projet politique et économique bien précis, a déchiré le tissu social de l’Allemagne entre les deux guerres, la pluralité de son identité culturelle, démantelant des aspects intrinsèques à la complexité de son histoire. Le culte de l’Un débouche sur le totalitarisme, ce qui désagrège et anéantit la particularité de l’identité culturelle de ceux qui l’embrassent. En ce sens, la tentative d’élimination systématique de certains éléments appartenant à son propre héritage culturel montre le caractère tendancieux de la vision qui les exprime, la façon dont la faiblesse d’une idéologie occulte ses véritables fins, qui n’ont rien à voir avec une identité collective mais visent bel et bien à conquérir un pouvoir politique et économique en opprimant la masse sous le signe de l’homologation et de la terreur. En sont un exemple les nombreuses campagnes de purification – et donc de dévastation – menées au cours des siècles au nom d’un credo ou d’une idéologie dans différentes cultures et dans divers endroits au monde.
Toutefois, une distinction s’impose entre les formes anciennes et les formes actuelles d’attaque contre le patrimoine culturel d’un peuple. Le fondamentalisme est inextricablement associé à l’histoire du monde moderne et industriel, à la transformation des classes sociales, à la colonisation, au développement de la science et des nouvelles technologies ainsi qu’à l’avènement, précisément, d’une nouvelle conception de l’Etat qui s’inspire des droits de l’homme. Le terme lui-même dérive de The Fundamentals : A Testimony to the Faith (1910-1915) de l’Eglise baptiste américaine, qui prônent la nécessité d’un retour au fondement dogmatique de la foi en opposition au modernisme et au rationalisme théologique évangéliques. Pour défendre la foi protestante de la tradition réformée, le fondamentalisme chrétien prend pied en attaquant d’autres expressions du protestantisme, la théologie libérale, le « romanisme » (catholicisme), le socialisme, le modernisme, l’athéisme, l’évolutionnisme et ainsi de suite, avec un fond nationaliste sur la base duquel les valeurs exprimées par les conservateurs dans les petites villes et les milieux ruraux américains personnifient la nature authentique de la nation confrontée aux dépravations du modernisme urbain – dont « la femme », la sexualité et l’alcool sont l’emblème.
En tant qu’expression du changement de la société moderne, le fondamentalisme doit être distingué d’autres formes de fanatisme de l’époque prémoderne. Le retour fétichisé, littéral et absolutiste à un texte soi-disant « sacré », conçu comme expression de la parole divine, garante d’une vision monolithique du monde, prend l’aspect d’une convulsion paranoïaque répondant à des circonstances locales menaçantes qui s’inscrivent dans une réalité sociale où l’altérité a déjà pris le dessus. Impossible d’ignorer le fait que les manifestations actuelles de fondamentalisme sont des expressions de la globalisation, de l’évolution des droits de l’homme, de la circulation des idéologies, de la rapidité de l’information et de la transformation de l’économie néolibérale, qui se développe grâce aux pouvoirs d’investissement supra étatiques.
Comme le démontrent amplement les vicissitudes de son nom, l’EIIL fait délibérément référence à l’idée d’Etat. Il affiche un programme de conquête territoriale avec comme condition préliminaire un Etat totalitaire. Il s’agit d’assujettir les nations conquises par les armes, de les « dénationaliser » pour les aligner sur la loi imposée au moyen de la destruction systématique des particularités des groupes soumis et des repères culturels qui fondent leur image de nation – suivant la devise wahhabite ressuscitée par Abou Bakr al-Baghdadi (désigné « Calife » en juillet 2014 par l’EIIL) : « Ceux qui ne se conforment pas à la doctrine doivent être tués, leurs femmes et leurs filles doivent être violées et leurs biens confisqués. »
Hannah Arendt observe que le totalitarisme est une expression de la société de masse et une autre forme de pouvoir par rapport au despotisme et à la tyrannie, vu qu’il implique la destruction systématique des traditions sociales, politiques et juridiques existantes et impose un régime fondé sur la terreur qui fait de l’idéologie le principe d’action. Les idéologies appliquées, dit-elle, sont des « ismes » qui, à la grande satisfaction de leurs partisans, peuvent tout expliquer jusqu’au moindre événement, en le déduisant d’une seule prémisse – une explication globale de la réalité en mesure d’attribuer une signification secrète et conspiratrice à tout acte politique et d’encourager et le passage à l’acte et la jouissance pulsionnelle qui l’accompagne. Ajoutons à cela que la particularité des crimes de masse qui s’ensuivent représente la tentative de frapper et d’anéantir non seulement la victime mais l’univers symbolique qui lui appartient, la volonté de lui extirper son héritage et son identité culturels – comme ce fut le cas pour la solution finale. Le culte de l’Un fait alors ressortir la passion de la haine qui l’alimente, qui s’acharne contre la singularité de l’autre, son histoire et ses expressions symboliques – qu’il s’agisse d’écriture, d’art, d’architecture ou de coutumes.
Dans ce contexte, ce n’est pas un hasard si les fondamentalismes de diverses cultures ont en commun l’atteinte aux « femmes ». Selon Lacan, la passion de la haine est ce qui se rapproche le plus de l’ex-sister propre au parlêtre. Elle répond à la scissure subjective qui s’exprime dans l’acte de parole, à la discordance structurelle entre savoir et être – sur le versant du dire qui est plus proche de l’exil éternel du sujet. Elle répond à la limite du symbolique face au réel. Ce qui évoque l’aspect irréductible de la rencontre avec la différence dans le réel, sa qualité traumatique. Ce n’est pas un hasard si Freud insiste sur le refus de la féminité (Ablehnung der Weiblichkeit) comme facteur essentiel de la résistance du sujet à la vérité qui lui appartient, quel que soit son sexe. L’acharnement contre le féminin, l’envie de le plier, de le réduire à néant, manifeste le caractère intolérable de la confrontation à une différence qui est, en fait, une rencontre avec le manque à être propre au sujet qui l’a en horreur. L’amour du tout, la foi en une complétude phallique, imaginaire, turgescente, manifeste sa tendance fondamentaliste, sa possible dérive terroriste, suite au reniement de l’ex-sistence subjective. Associée à l’exil structurel de l’être, la haine vise la nature irréductible de l’Un dans la différence. L’Autre ne s’ajoute pas à l’Un, il ne lui est jamais complémentaire ; au contraire, il s’en différencie, accentuant la discordance qui lui est propre et minant le rêve d’une complémentarité idéale et satisfaisante.
*Paola Mieli
*Paola Mieli est psychanalyste à New York,
Présidente de Après-Coup Psychoanalytic Association