Cognac, armagnac, whisky… Au-dessus du liquide, pendant sa maturation en fût, se crée un vide par la disparition d’une part de l’alcool. L’existence de cet espace, libre et fort à respirer, devrait-elle à l’intervention d’un esprit invisible ? Un ange ou un esprit toujours présent au côté des activités humaines ? Ainsi Jean Clair donne-t-il ce titre, La part de l’ange, au troisième livre/journal qu’il a publié récemment. Les précédents livres, Dialogue avec les morts et Derniers jours, étaient plus pesants, moins éthérés si l’on ose ce clin d’œil !…
La part de l’ange serait ce bien immatériel, précieux et si volatil que sont les mots ? Ceux qui libérés nous élèvent au-dessus du quotidien confus, douloureux ou des heures difficiles des passages de la vie. Jean Clair n’a cessé de clamer dans toute son œuvre qu’il est essentiel de posséder une langue, de s’en servir pour communiquer d‘abord avec soi-même. Et il en donne l’exemple. De l’utiliser pour s’évader, s’évaporer vers cette clarté libératrice que l’on atteint avec « la langue et les mots permis ». A partir de ses mots, comme chaque fois, il embrasse son passé et craint pour le futur.
Chacun de ses « journaux » ressemble à un champ labouré, patiemment, avec les mêmes sillons parallèles qui préservent les haies fleuries du bocage dont il garde un si grand amour. Est-ce que l’alcool qui s’enfuit n’emporte pas avec lui le bocage de la Mayenne, la banlieue pauvre mais formatrice au jeune garçon qu’il fut, le lycée, les humanités avec la fierté de conquérir le savoir, la terre des arts et des lettres, au temps révolu où une telle aventure était possible ? Au temps où un voyage en bateau ou en train était un huis clos, comme la rencontre patiente avec un psychanalyste. On pouvait alors, en voyant défiler le paysage, ouvrir son cœur aux souvenirs, aux rêves de se croire pour quelques heures Rodolphe, Madame Bovary, et titiller les mots qui venaient en nombre : d’où nous arrivaient-ils ? De quel latin ? De quelle langue germanique ? « La ferme » est « fermée » ; « muttum » est « mutter », « maman »… Le français dit « Au commencement était le verbe », l’allemand dit « Im Angfang war das Wort ». « Wort » c’est « mot » (on pense alors au « nom juif » » de Jean Claude Milner, porté pendant des siècles sans les habituels facteurs de persistance que sont territoire, pouvoir politique, structures ; on pense au Golem privé de parole !). La manie de l’étymologie est semblable à celle de la généalogie mais plus exigeante : « Il y a eu quelqu’un un jour, dit Jean Clair, pour me donner un nom ; sans quoi je ne me retrouverais pas. » Quel bonheur que ces voyages dont les mots sont les compagnons !
Osera-t-on alors parler a contrario de la mobilité qui nous taraude aujourd’hui, l’œil sur la montre, les oreilles aux écouteurs de la modernité, tout l’Internet dans la main, les pouces enfiévrés qui « communiquent » ? Et du retour chez soi le long des murs propres soudains maculés de tags, longés de passants indifférents, certains volontairement tatoués comme des hors-la-loi, des maudits ? Et la porte refermée, à heure incontournable de la soi-disant information/détente pourrie par « l’agitation excrémentielle » du talk-show et des rires surexcités des chroniqueurs ? Et ces temples de l’art où l’on se presse pour ne rien manquer de cet « autre déferlement vers le cloaque » ? Freud qualifiait pourtant l’art d’illusion, mais illusion bienheureuse !
Non. Mieux vaut lire et relire ces pages de nostalgie où le savoir et le rêve se conjuguent en toute majesté. Merci Jean Clair, merci les anges…
Jean Clair
Gallimard